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mardi 23 novembre 2021

Littérature polonaise : Sur les ossements des morts, de Olga Tokarczuk

Sur les ossements des morts

 

Couverture Sur les ossements des morts
D’aucuns connaissent probablement mon désintérêt profond pour les prix littéraires. Loin de moi l’idée de cracher dans la soupe ou de clouer au pilori les livres récompensés par un Goncourt, un Fémina ou bien encore un Renaudot, mais il faut bien avouer qu’ils suscitent chez moi bien plus d’interrogation que de satisfaction. D’ailleurs, la France est championne toutes catégories des prix littéraires, puisqu’on en compte pas moins de deux mille à travers le pays… ce qui laisse plutôt rêveur et relativise la portée de ces récompenses. Je serais malhonnête en affirmant qu’aucun livre primé n’a jamais trouvé grâce à mes yeux, mais à chaque fois une question demeure : pourquoi lui ? Pourquoi ce roman ou cet auteur a-t-il été récompensé, alors que le monde regorge de livres aussi bons, voire même  parfois bien meilleurs ? 

« Aucun artiste, aucun écrivain, aucun homme ne mérite d’être consacré de son vivant, parce qu’il a le pouvoir et la liberté de tout changer. Le Prix Nobel m’aurait élevé sur un piédestal alors que je n’avais pas fini d’accomplir des choses, de prendre ma liberté et d’agir, de m’engager.»  

J.P. Sartre

 En 1951, Julien Gracq refusa le prix Goncourt pour Le rivage des Syrtes, alors que Sartre boudait systématiquement toute distinction (y compris le Nobel de Littérature en 1964). Mais il faut bien avouer qu’en dehors de ces quelques coups d’éclat, les auteurs ont plutôt tendance à apprécier les distinctions et c’est tout à fait compréhensible, personne ne songerait à leur jeter la pierre. Les auteurs doivent vivre de leur plume et certains prix sont, sinon richement dotés (Nobel), au moins synonymes de tirages très importants (Goncourt). Ils sont par ailleurs l’expression d’une certaine forme de reconnaissance. Oui mais voilà, avouons tout de même que c’est un peu toujours les mêmes têtes que l’on voit et que les primés manquent quelque peu de diversité.


Il faut croire d’ailleurs, que la postérité n’est pas beaucoup plus tendre que votre serviteur avec les prix. Qui se souvient en effet des nombreux livres distingués depuis plus d’un siècle par le Goncourt ? Qui même se souvient d’une majorité des auteurs récompensés ? Je confesse ici un peu de mauvaise foi, mais ce qui m’agace c’est le fait que ces prix drainent l’attention des médias, des critiques et en grande partie des lecteurs, au détriment d’autres œuvres de qualité. Cette focalisation outrancière est délétère et toxique pour le monde du livre, elle est l’arbre qui cache une magnifique forêt, qui ne demande qu’à être explorée. Rappelons qu’en France, un tirage moyen tourne autour des 2000 exemplaires, alors qu’un Goncourt est l’assurance de faire un tirage à 100 000 exemplaires, un rapport de force qui nous rappelle, hélas, que la littérature est aussi et surtout un marché aux consonances purement capitalistiques. Les gros ramassent gros et les petits n’ont guère que leurs yeux pour pleurer. 


Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Certes, non, ce serait à la fois stupide et injuste, d’autant plus qu’en ce qui concerne Olga Tokarczuk, je n’ai jamais eu le plaisir de lire de littérature polonaise (ou alors ma mémoire me joue des tours) et la personne qui m’a remis ce roman est une amie dont je respecte éminemment les goûts littéraires. Bref, deux bonnes raisons pour se lancer dans la lecture de Sur les ossements des morts.


Très honnêtement, je ne savais pas grand chose d’Olga Tokarczuk avant de débuter ce roman, si ce n’est qu’elle avait obtenu le prix Nobel de Littérature en 2018…. à la place de d’Haruki Murakami, éternel favori, toujours recalé depuis quinze ans. C’est donc vierge de tout à-priori que j’ai commencé cette lecture, mais ne vous attendez pas à ce que je me prononce concernant le bien-fondé de l’attribution de son prix Nobel, je laisse cette épineuse question aux spécialistes. 


Direction donc le sud-ouest de la Pologne, non loin de Wroclaw. C’est dans un petit hameau perché sur un plateau isolé, à quelques encablures de la frontière tchéque, que Janina Doucheyko a choisi de prendre sa retraite. Ancienne ingénieure, puis enseignante, Mme Doucheyko, n’aime pas trop qu’on l’appelle par son prénom et encore moins que l’on écorche son nom. Il faut dire qu’elle a un caractère bien trempé et ne s’en laisse pas compter. Sur le plateau les hivers sont rudes et il faut du courage pour y résider à l’année. D’ailleurs, ils ne sont que trois à avoir fait ce choix. Lorsque les beaux-jours arrivent, les autres maisons accueillent à nouveaux leurs propriétaires, des gens de la ville venus se mettre au vert et le plateau sort de sa longue léthargie hivernale. Loin de la civilisation, Mme Doucheyko mène une vie simple et rude, entre promenades en pleine nature, corvées de bois de chauffe, lecture et astrologie, sa grande passion. Aussi curieux que cela puisse paraître, ces conditions de vie plutôt rudes, n’ont guère rapproché les trois ermites du plateau, Mme Doucheyko aurait même plutôt un contentieux avec son voisin le plus proche, qu’elle appelle Grand Pied ; un original du genre taiseux, à l’hygiène douteuse et au caractère irascible. Mme Doucheyko n’aime pas beaucoup ses manières et encore moins ses pratiques de chasse, qui relèvent essentiellement du braconnage. Ce qu’elle aime encore moins c’est le traitement inhumain qu’il réserve à sa propre chienne, qui hurle à la mort d’être enfermée dans un réduit au milieu de ses excréments. Autant dire, que lorsqu’elle est réveillée en pleine nuit par son second voisin pour constater le décès de Grand Pied, Mme Doucheyko n’est pas forcément disposée à prendre en charge les préparatifs de ses obsèques.  Mais un détail l’intrigue. Dans sa gorge, elle découvre un petit os, cause probable de son étouffement et de son décès. L’affaire aurait pu en rester là, mais le plateau est subitement le théâtre d’une série de meurtres dont les victimes avaient toutes comme point commun d’être chasseurs. Il n’en fallait pas moins à Mme Doucheyko pour qu’elle élabore une théorie sur la justice du règne animal. La nature serait-elle en train de régler  ses comptes envers ceux qui maltraitent les animaux ?


Evitons préalablement tout malentendu, Sur les ossements des morts n’est pas un polar. L’intrigue n’est ici qu’un prétexte car le roman est surtout un vibrant hommage à la nature, une fable écologique et humaniste portée par un personnage à la fois touchant et inflexible, mais toujours haut en couleurs. Avec ses petites manies, sa rudesse de surface et sa manière franche et directe de parler, Mme Doucheyko surprend autant qu’elle émeut. C’est ce caractère entier, mâtiné d’une petite touche d’humour noir, qui fait en grande partie la saveur du roman. Mais ce serait tout de même oublier un peu vite l’ambiance très réussie du livre, à la fois sombre et oppressante lorsqu’il décrit les conditions de vie hivernales ou bien encore toutes les pesanteurs qui régissent les relations sociales dans cette région un peu reculée du monde. Mme Doucheyko reste une citadine, qui comprend mal le poids considérable des traditions dans une société paysanne qui reste encore fortement ancrée dans le passé. Mais l’auteur sait aussi se montrer plus poétique lorsqu’il s’agit d’évoquer le caractère un peu plus fantasque de son personnage, qui se pique d’astrologie à tout bout de champ, passe des soirées entière à traduire avec l’un de ses rares amis la poésie de William Blake ou bien encore porte secours au moindre animal en danger, quitte à se mettre à dos tous les chasseurs de la région. La grande réussite du roman tient finalement à ce décalage permanent entre la personnalité entière de Mme Doucheyko et l’environnement socialement très figé dans lequel elle évolue. Chacune de ses saillies est donc l’occasion de se délecter de son étonnante capacité à mettre les pieds dans le plat, avec une force et une détermination qui n’ont d’égal que sa profonde sincérité et son courage sans faille.

mercredi 17 novembre 2021

Australie profonde : Piège nuptial, de Douglas Kennedy

 

Terre de contrastes, l’Australie est un pays qui fascine par bien des aspects. De cette lointaine contrée des antipodes on garde souvent une image jeune et dynamique, un territoire immense, écrasé de soleil où une population privilégiée passe son temps à surfer et à organiser des barbecues au bord de la plage. Mais l’Australie a aussi son revers de la médaille et lorsqu’on évoque l’Outback, c’est pour mieux convoquer un certain Kenneth Cook, dont l'inoubliable Cinq matins de trop, dresse un portrait à la fois grinçant et grotesque de l’arrière-pays australien. Mais c’était oublier un peu tôt Douglas Kennedy, dont le premier roman est tout aussi édifiant. Bref, si vous pensiez que l’Australie était un petit coin de paradis, l’auteur américain se charge de vous convaincre du contraire, avec au menu une bonne dose d’humour noir, une touche de mauvaise foi caractérisée et un soupçon de tragédie. Pour l’anecdote, le roman, initialement traduit en 1998, a depuis bénéficié d’une nouvelle traduction et, par la même occasion, d’un nouveau titre, mais Cul de sac et Piège nuptial ne sont qu’un seul et même roman.    


A 38 ans, Nick Hawthorne décide sur un coup de tête d’envoyer tout promener. Après avoir déniché chez un bouquiniste une vieille carte de l’Australie, il vend ses maigres possessions, démissionne de son nouveau job de journaliste de province et s’achète un aller simple pour les antipodes.  Arrivé à Darwin, Nick fait l’acquisition d’un vieux bus Volkswagen et se lance pied au plancher sur les routes désertes du territoire du Nord, bien décidé à vivre une grande aventure le long  de la côte australienne. Après avoir cartonné un kangourou sur la première ligne droite qui le mène vers le sud, la chance semble enfin tourner et Nick fait la rencontre fortuite d’une auto-stoppeuse plutôt attirante à la sortie d’une station service. Et les voilà partis pour un petit road trip où l’insouciance n’a d’égal que leur capacité à s’envoyer en l’air et à faire la fête. Mais pour Nick, toutes les bonnes choses doivent avoir une fin et il songe déjà à lâcher Angie, afin de reprendre la route en solitaire. C’était sans compter sur les projets de mariage de l’énergique jeune-femme, qui prend très mal l’attitude de Nick et se montre bien décidée à le lui faire savoir. Après l’avoir soigneusement drogué, Angie embarque Nick en direction de l’outback, afin de le ramener dans son village natal, un bout de désert peuplé d’une dizaine de familles vivant en quasi autarcie sous l’autorité de trois patriarches ventripotents, avinés les trois-quarts du temps. Sitôt réveillé de son long sommeil narcotique, Nick découvre avec effroi qu’il est désormais marié à Angie, que son argent et son passeport lui ont été confisqués et que son bus a été vandalisé par son beau-père…. au cas où Nick changerait d’avis. Acculé et choqué, Nick ne semble avoir aucune échappatoire et ne peut que se résigner à vivre au milieu de cette communauté hors du monde, où la misère culturelle et sociale n’a d’égal que les conditions cauchemardesques d’une vie quotidienne crasse et indigne.


Petit roman en apparence sans prétention, Piège nuptial est en réalité un coup de maître, une pépite livresque menée à un train d’enfer, qui se dévore avec fébrilité, les yeux écarquillés et incrédules, un sourire crispé au bord des lèvres. Mais au-delà de la farce grotesque, dépeignant avec une fausse complaisance les gens rudes de l’Australie profonde, se dessine une contre-utopie, un rêve qui a mal tourné pour ceux qui, un jour, se sont rebellés contre le système et ont aspiré à une autre vie, plus libre et loin de la machine à broyer capitalistique. En prenant le lecteur à contre-pied, Douglas Kennedy fait donc preuve d’un véritable coup de génie et d’une maîtrise formelle qui force le respect. Pour un premier roman, chapeau l’artiste !

dimanche 24 octobre 2021

Antirapport d'activité : antimanuel de la lecture publique, par Papier Machine (facécie n°2)


 En matière d'espièglerie, la Belgique a toujours eu une longueur d'avance. Au pays de Magritte, il est certainement possible de commander un rapport à une entreprise d'audit. Mais il est tout aussi facile et bien plus tentant de confier la rédaction d'une description des actions des bibliothèques de Waimes et Malmedy dans la province de Liège, la très fameuse Wamabi, de confier cet exercice, disais-je, à une revue oulipoesse, Papier Machine.

Et c'est ainsi que ma bibliothèque personnelle s'est enrichie par voie postale d'un petit livre difficilement classable, entre ouvrage poétique, lexique prévertin et petite introduction à la gymnastique bibliothéconomique tendance japonisante.

D'agitation à tricot, en 36 entrées et bien plus de sorties, il s'agit de découvrir de façon quasiment onirique le métier protéiforme de bibliothécaire (le terme regroupant pour l'occasion, c'est bien précisé, toute personne salariée de la Wamabi sans distinction de grade statut ou autre élément plus ou moins visible), le tout sans ingestion de substances illicites mais avec une bonne dose d'esprit créatif.

Ce petit opus ne révolutionnera pas la vision de leur métier et de leurs missions qu'ont les bibliothécaires et autres documentalistes, mais il permettra de les aborder par des angles inédits et de pouvoir mettre des mots nouveaux (quoique très anciens) sur des réalités quotidiennes.

En picorant ici et là de 36 manières, j'ai revisité plaisamment le métier, bien calée dans un fauteuil en sirotant sa tasse de thé. Je me suis sentie moins seule tout à coup, et portée à plus de rêve dans mes innombrables tâches quotidiennes. Je suis désormais confortée dans ma vision expérimentale de ma gestion de petit CDI de collège, et tout cela n'est pas rien !

En ce début de vacances, où la tension du travail se délite pour faire place à la mélancolie dans un processus de décompression somme toute assez répandu, la lecture de ce petit ouvrage invite à l'introspection professionnelle joyeuse et donnerait presque envie de se retrousser les manches dans un grand éclat de rire face à l'absurdité du monde et de notre condition en particulier.


antimanuel de la lecture publique, par Papier Machine

Leçon espiègle d'histoire : Disparu !, de Sylvain Venayre (facécie n°1)

 


En règle très générale, les habilitations à diriger, dernière marche pour obtenir le grade de Professeur d'université, ne prêtent pas à sourire. IL s'agit en effet d'une affaire d'importance qui conduit l'impétrant au sommet du cursus universitaire, à défaut de lui garantir la gloire. Et pour justifier cette distinction, Sylvain Venayre a dû se plier comme ses confrères à une espèce d'introspection professionnelle connue sous le nom d'ego-histoire et prescrite par cet examen ultime, histoire de démontrer ses capacités intellectuelles de haut niveau.

Seulement, au lieu d'emprunter comme nombre de ses confrères une voie conventionnelle, il en a fait un exercice de style, et prenant le contre-pied de son directeur de thèse Alain Corbin, qui avait fait sortir de l'ombre un parfait inconnu, lui a décidé de faire disparaître la personne qu'il connaît probablement le mieux : lui-même.

Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, d'Alain Corbin était l'essai de reconstituer le monde où cet homme pris au hasard évolua toute sa vie.

Disparu ! est une enquête d'un autre genre pour reconstituer le parcours académique d'un historien dans toutes ses dimensions. Non pas une introspection, mais une véritable enquête policière sur l'historien, son existence académique, les motivations de ses choix de recherche, ses méthodes.

Parfois légèrement déroutant (parler de soi à la troisième personne sans se prendre pour César est un tour de force), cet angle de traitement du sujet a de très bons côtés. Car enfin, rédigé sur un mode conventionnel, quel ennui pour les lecteurs non-spécialistes que ce travail de retour sur sa carrière. Et bien qu'à ce niveau d'enseignement, lesmembres du jury réclament un certain style littéraire, la fantaisie dont a fait preuve Sylvain Venayre n'est pas de mise habituellement.

Heureusement, il n'est pas de ceux qui aiment les choses convenues. Passionné de ces petites enquêtes annexes de la grande histoire, il s'est déjà fait détective pour nous livrer, à mi-chemin entre son travail d'historien et la fantaisie littéraire, une version des trois mousquetaires du point de vue de Milady en bande dessinée (Milady ou le mystère des Mousqutaires, dessins de Frédéric Bihel, chez Futuropolis), accompagnée d'une préface et d'une postface retraçant minutieusement l'enquête qui aboutit aux révélations fracassantes sur cette œuvre pourtant mondialement connue.C'est aussi le co-auteur avec Étienne Davodeau du premier tome de l'histoire dessinée de la France, chroniquée sur ce blog à sa sortie, qui mêlait déjà histoire et même historiographie et bande dessinée.

On ne regrettera d'ailleurs qu'une seule chose dans le dossier de la disparition de Sylvain Venayre : qu'il ait escamoté ces deux ouvrages dans la présentation de l’œuvre du disparu. Mais c'eût été sans doute pousser la plaisanterie un peu trop loin pour un exercice qui se devait tout de même de rester académiquement compatible.

Après tout, nous n'étions plus à une disparition près, et le reste, sans sacrifier aux contraintes de l'exercice, reste un moment plaisant de lecture pour tout historien sachant apprécier les pas de côté.

mercredi 6 octobre 2021

Littérature japonaise : Le sabre des Takeda, de Yasushi Inoue

 

Existe-t-il une période de l’histoire du Japon qui ait davantage fasciné les écrivains et les cinéastes que la grande époque Sengoku ? Au regard du nombre d'œuvres culturelles faisant références aux événements qui ont marqué cette période historique, on est en droit d’en douter. Ce roman de Yasushi Inoue ne fait pas exception à la règle et se déroule donc au XVIème siècle, alors que le Japon est encore en proie à des conflits opposant de puissants seigneurs de guerre aux quatre coins de l’archipel. Parmi ces belliqueux daimyos, le seigneur Shingen Takeda est l’un des plus puissants et des plus ambitieux. Longtemps ce clan fera figure de vainqueur potentiel dans la course au shogunat, tant sa puissance militaire impose le respect à ses adversaires, avant de finalement s’incliner face à la puissance montante de l’époque, celle d’Oda Nobunaga. Mais au moment où se déroule le roman d’Inoue, nous n’en sommes pas encore là. D’ailleurs, cette histoire est moins celle du clan Takeda, que celle de Yamamoto Kansuke, son stratège en chef. Le sabre des Takeda est le récit largement romancé de cet homme étrange  et insaisissable, éminence grise du clan et architecte principal de la domination militaire des Takeda durant cette période.



Nul ne connaît exactement les origines de Yamamoto Kansuke, l’homme, déjà relativement âgé lorsqu’il entre au service des Takeda, est petit, difforme et borgne, en plus d’être défiguré par la vérole. Mais il est doté d’une grande intelligence, d’une connaissance profonde de l’art de la guerre  et d’une assurance apte à déstabiliser ses contradicteurs les plus féroces. Pourtant, lors de sa première entrevue avec le seigneur Takeda, il avoue ingénument, non sans avoir développé un plan d’attaque digne des meilleurs stratèges, n’avoir jamais mené la moindre bataille.  Quelques généraux s’indignent alors de l’impudence de cet obscur samouraï sans renommée, mais Shingen Takeda est immédiatement séduit par la personnalité hors-norme de Yamamoto Kansuke et lui confie  la charge d’élaborer leur plan d’attaque dans la campagne qu’ils préparent pour s’emparer de la province de Shinano. Grâce aux conseils de son nouveau protégé, Shingen Takeda remporte une victoire rapide et décisive sur son adversaire. Mais en dévoilant son appétit de conquête, le clan Takeda éveille un adversaire encore plus redoutable, Uesugi Kenshin, qui deviendra son rival le plus dangereux dans la région. Années après années, les deux clans se jaugent, mesurent leurs forces dans des escarmouches sans importance, n’osant pas s’affronter véritablement sur le champ de bataille, car une défaite de cette ampleur signifierait alors l’extermination pure et simple de l’ennemi. Les succès militaires du clan Takeda, qu’il doit en grande partie à l’intelligence des stratégies imaginées par Yamamoto Kansuke, assurent à ce dernier une place de choix aux côtés du seigneur Shingen. Un respect mutuel et une profonde amitié lie les deux hommes, mais Yamamoto éprouve également un attachement profond en la personne de dame Yubu, la concubine de son maître, à qui il accorde une fidélité sans faille. Ses efforts mèneront le clan Takeda à la victoire face à Uesugi Kenshin, mais hélas, Yamamoto n’aura pas l’occasion de la célébrer avec son seigneur car il meurt sur le champ de bataille. Persuadé que la tactique qu’il a préconisée a échoué, il se lance dans une charge désespérée contre l’ennemi, sacrifiant sa vie alors même qu’il est l’artisan d’une victoire éclatante.



Figure emblématique de la culture populaire japonaise, Yamamoto Kansuke n’est certes par auréolé du prestige d’un Miyamoto Musachi, mais on peut tout de même leur accorder quelques points communs. Tous deux sont des guerriers d’origine assez modestes, qui doivent leur ascension à leurs talents martiaux, mais alors que Musachi est un bretteur d’exception, Kansuke est surtout un stratège hors pair. Pourtant, ce qui les relie, c’est leur force de caractère assez peu commune et leur rigueur morale. Ils se posent en modèles dans un Japon où la figure du samouraï est sur le point d’évoluer drastiquement. Ils incarnent donc à la fois l’archétype du bushi (guerrier et gentilhomme qui excelle dans la science des armes), mais préfigurent également un nouveau type de Samouraï, qui progressivement abandonne le pur métier des armes (même s’il en garde les symboles les plus évidents, comme la coiffure ou le port des deux sabres) pour devenir un administrateur qui manie davantage la plume que  le katana et porte bien plus souvent le kimono que l’armure.  Tous deux, bien que marquant une rupture, préfigurent l’image sacralisée du samouraï à travers le code du bushido….. code dont l’origine remonte justement à la geste des Takeda. Le Kōyō gunkan, qui relate les exploits militaires du clan Takeda par le menu, avec force détails sur les forces en présence, les armes utilisées, les stratégies employées... est considéré comme l’embryon de ce qui sera formalisé plus tard sous le terme de bushido (la voie du guerrier). C’est dans l’un de ses volumes que sont narrés les exploits de Yamamoto Kansuke. 



A la lumière de ces éléments, on comprend évidemment mieux le rôle capital de ce personnage dans l’histoire du Japon et dans son imaginaire collectif. Tout le talent de Yasushi Inoue  réside dans la capacité de l’écrivain à donner une certaine substance à ce personnage légendaire. Ainsi, Kansuke entretient avec l’une des concubines de son seigneur une relation amoureuse purement platonique, qui n’est pas sans rappeler celle de Musachi et Otsü. Un amour contrarié, qui a tous les atours de l’amour courtois, mais qui chez Inoue n’est pas véritablement un moteur du récit, contrairement au roman de Yoshikawa. Il faut davantage y voir un moyen d’explorer les différentes facettes du personnage, une tentative pour le rendre un peu plus humain et ne pas simplement le réduire à sa dimension de génie militaire. Et il faut bien avouer que l’auteur réussit parfaitement à faire de son Yamamoto Kansuke un homme extraordinaire, au sens étymologique du terme, à la fois fascinant, hors-norme et pourtant profondément humain.  

lundi 27 septembre 2021

Dune (2021)

 

Ceux qui me côtoient depuis longtemps, et connaissent donc ma fascination pour l'oeuvre de Frank Herbert, se demandent probablement si je me fendrai exceptionnellement d'une critique du film de Denis Villeneuve.  Ce blog n'est évidemment nullement amené à changer de ligne éditoriale, il n'y aura donc pas de chronique ciné ici, mais vous pouvez, si vous le souhaitez, lire mon avis à ce sujet sur la Kinopithèque,  l'excellent blog de mon ami Benjamin Fauré. Oui oui, c'est du copinage et vous êtes toujours sur Blogger in fabula.

C'est par ici que cela se passe : http://www.kinopitheque.net/dune/#more-31011


jeudi 23 septembre 2021

Rencontre sanglante : Croire aux fauves, de Nastassja Martin

 

 Poursuivant mon périple littéraire sibérien, je suis partie à la rencontre de la femme qui a vu l'ours et a accompli un grand voyage initiatique, qu'elle nous livre dans un récit concis, au style étonnant.

Le 25 août 2015, Nastassja Martin, ethnologue française qui étudie les Evènes dans la péninsule du Kamchatka, rencontre un ours. La rencontre est violente : l'ours emporte la moitié du visage de la jeune femme, Nastassja plante son piolet dans la chair de l'animal qui s'enfuit.

Grâce au sang-froid de son compagnon de randonnée, à l'armée russe et aux médecins de Pétropavlosk, Nastassja survit à sa rencontre. Commence pour elle un voyage intérieur, mêlant reconstruction physique, psychologique et recherche de sens de cet événement hors normes. Dans cette quête, les épreuves ne sont pas toujours celles auxquelles on s'attendrait, et le sens qu'elle donne à cette rencontre, à ces rencontres dont celle de l'ours n'est qu'une parmi d'autres, nous déroute, littéralement ; nous emmène hors des chemins balisés par nos connaissances et nos croyances.

Car toutes les catégories auxquelles nous sommes habituées volent en éclats : qui est le plus rationnel, du chaman sibérien ou de la chirurgienne française ? Nastassja erre-t-elle dans les méandres d'un délire provoqué par ses souffrances ou bien suit-elle une voie (au sens asiatique du terme) ? Se laisse-t-elle guider par des impressions floues ou par l'esprit de l'ours ?

Récit à la fois clair, limpide, et pourtant plein d'ombres, ce livre est le reflet de la confusion de la narratrice et de son regard clinique d'ethnologue. Il est aussi plein de l'amour qu'elle porte à ses amis évènes, et à la contrée sauvage qui les abritent.

Narration courte, factuelle et qui nous emporte pourtant dans une autre réalité, l'expérience de Nastassja peut se lire à plusieurs niveaux. Une première lecture n'en fait qu'effleurer l'essence. On laissera donc reposer un peu, et puis on reprendra. La rencontre avec l'ours, le choc, la douleur, la recherche du sens, le retour, la boucle. On essaiera peut-être de comprendre. Ou pas. On peut préférer juste se laisser emporter par cette belle écriture singulière dans une contrée polyphonique et pluridimensionnelle.

C'est un beau récit, une expérience vécue du dedans et du dehors, qui fait réfléchir  hors des sentiers battus. C'est de la littérature à l'os, sans fioritures de style, où chaque mot est à sa place.

Une rencontre inoubliable.


Le sang de la cité : Capitale du Sud (T1), de Guillaume Chamanadjian

 

Aux forges de Vulcain, ils n’ont pas de pétrole, mais ils ont d’excellentes idées, en plus d’avoir du talent et de soutenir activement la création littéraire dans le domaine de la fantasy francophone, qui, ne nous voilons pas la face, est loin de s’écouler aussi facilement que son homologue anglo-saxonne. Mais le succès critique indiscutable d' Un long voyage de Claire Duvivier prouve qu’il reste de la place pour les nouvelles voix. D’autant plus que l’on retrouve l’autrice partie prenante de ce nouveau projet éditorial. L’idée de partager un univers commun entre deux auteurs n’est pas complètement nouvelle et l’exercice est largement pratiqué dans le domaine de la BD, du cinéma ou des séries TV. En revanche, en matière de  littérature c’est nettement moins fréquent, même si là aussi quelques exemples peuvent venir en tête (Boileau-Narcejac, Terry Pratchett et Neil Gaiman dans De bons présages ou bien encore S.A. Corey, le duo à l’origine du cycle The Expanse), mais les règles du jeu sont cette fois un peu différentes car il ne s’agit pas à proprement parler d’écriture à quatre mains, mais de deux trilogies, l’une écrite par Guillaume Chamanadjian l’autre par Claire Duvivier, se déroulant dans le même univers de fantasy (La tour de garde). Alors que Capitale du Sud (T1) est déjà sorti en avril, Capitale du Nord (T1) devrait sortir le 1er octobre. 



     Au premier abord, Le sang de la cité paraît relever plutôt de la light fantasy et s’éloigne à pas mesurés des canons du genre. Un peu à la manière du Wastburg de Cédric Ferrand, la cité de Gemina est l’élément central du roman, un personnage à part entière qui fascine par sa vitalité brute et organique tout autant que par ses intrigues de palais. Cette vaste cité grouillante de vie est le théâtre d’affrontements séculaires entre grandes familles ducales. Chaque clan domine un quartier de la ville et défend son territoire avec la plus grande des vigilances. Parmi ces grandes familles, la maison de la Caouane fait figure de trublion. Rompant la règle tacite qui veut qu’on n’éradique pas impunément une maison adverse, la Caouane a exterminé un clan ennemi, ne laissant en vie lors de l’assaut final que deux enfants découverts enfermés dans les geôles. Pour une raison que personne ne semble comprendre, le duc Servaint les a épargnés, puis pris sous son aile. Daphné et Nohamus, dit Nox, ont désormais bien grandi. La première est devenue une belle jeune-fille au coeur ténébreux et aux colères désormais légendaires. Le second s’est frayé une place parmi les camelots, bateleurs et autres figures  du quartier du port. Il arpente ainsi les rues d’une cité qu’il connaît désormais comme sa poche pour effectuer quelques livraisons de bouche au bénéfice d’une épicerie de luxe, escaladant les murs, passant par les toîts, exploitant le moindre raccourci. Mais cette existence heureuse ne peut que se fracasser contre le mur de la realpolitik pratiquée par le duc Servaint, bien décidé à creuser un canal qui traversera la ville dans toute sa longueur. Mais pour cela, il lui faudra convaincre les autres maisons, qui ne le portent pas vraiment dans leur cœur. Pour Nox, ce sera la fin de cette enfance insouciante puisqu’il devra assumer un nouveau rôle au sein de la Caouane. 



Pour un premier roman, Le sang de la cité fait preuve d’une maîtrise formelle assez admirable et d’une ambiance très prenante et immersive. Cela laisse augurer une trilogie de très bonne tenue, à défaut d’être d’une originalité folle, si l’on excepte l’idée du partage d’univers. Mais il y a quelque chose d’étonnamment rafraîchissant dans la plume de Guillaume Chamanadjian, parfaitement incarnée à travers le personnage de Nox, plein de vie et d’énergie. C’est avec grand plaisir que l’on suit son parcours initiatique et son entrée dans l’âge adulte. Bien évidemment, comme à chaque fois que l’on pénètre dans un nouvel univers, il faut accepter d’être en présence d’un roman d’exposition, et il s’agit bien là d’une introduction aux règles qui régissent le monde de la tour de garde. Mais l’auteur ne se montre pas excessivement didactique et fait preuve d’une certaine intelligence dans sa construction narrative. On se laisse donc porter par le récit, en découvrant ici et là quelques subtilités qui nous font espérer un peu plus de profondeur et d’enjeu dans les tomes suivants. D’autant plus que la cité de Gemina demeure décidément bien mystérieuse. En plus de son organisation politico-spatiale assez étonnante, on lui découvre une nature plus sombre et inquiétante, de vieux secrets gardés depuis des siècles et que personne ne semble vouloir mettre à jour, un pouvoir obscur que Nox perçoit sans le comprendre réellement. On se doute que dans les tomes suivants, le mystère prendra de l’ampleur et que les petites briques disséminées par l’auteur au fil du récit prendront forme pour nous révéler une architecture un peu plus complexe. En l’état, Le sang de la cité est déjà un excellent roman, très bien écrit et suffisamment intriguant pour qu’on ait envie de lire le plus rapidement possible la suite. En attendant, nous nous jetterons sur son pendant nordiste (écrit par Claire Duvivier), qui devrait sortir dès le 1er octobre. Quelle belle perspective que ce projet livresque commun.



jeudi 9 septembre 2021

Variation oedipienne : La femme aux cheveux roux, d'Orhan Pamuk


Après seulement trois lectures d’Orhan Pamuk, se dessine un schéma assez évident dans l'œuvre singulière de l’écrivain turc. Empreinte de nostalgie et de rêveries d’une Turquie quelque peu idéalisée et figée dans le temps, sa littérature semble hantée par son enfance et par son héritage familial, quasi dynastique. Les zélateurs de Freud me pardonneront cette simplification un peu cavalière, mais il y a quelque chose de profondément psychanalytique dans sa manière d’aborder l’écriture comme une thérapie profonde, sans doute salvatrice. Que les lecteurs néanmoins se rassurent, les romans d’Orhan Pamuk peuvent parfaitement se lire en faisant abstraction de cette dimension car l’auteur est aussi et surtout un excellent conteur à la plume douce et délicate.  



La femme aux cheveux roux s’inscrit parfaitement dans cette veine psychanalytique tant le roman revendique très clairement l’inspiration du mythe oedipien et de son pendant perse, à savoir le mythe de Rostam et Sohrab (récit du Xème siècle, inspiré de l’oeuvre du poète Ferdoussi). Au début des années 1980, alors qu’Istanbul n’est pas exactement la mégapole que l’on connaît aujourd’hui et que ses faubourgs abritent encore de petits villages éloignés de la vie moderne, un adolescent (Cem) est engagé par un puisatier (maître Mahmut) durant la période estivale. Pauvre et marqué par l’abandon de son père, notre narrateur espère financer ses études d’ingénieur et entrer ainsi par la grande porte dans la vie active. Mais la tâche est ardue et les conditions de travail éprouvantes sous le soleil de plomb d’un été caniculaire. Heureusement, maître Mahmut est un homme bon et, tout en essayant d’inculquer à son apprenti les bases du métier et l’amour du travail bien fait, il le protège des tâches les plus harassantes et le couve d’un regard bienveillant et quelque peu paternel. Le soir, tous deux se rendent au village profiter de la fraîcheur du soir en dégustant un verre de Raki à la terrasse d’un café. C’est à cette occasion que Cem est littéralement foudroyé par la beauté d’une jeune femme aux cheveux roux, une comédienne en représentation avec sa troupe. Chaque soir, il attend avec impatience que la journée se termine, afin de contempler tout son soûl l’objet de son désir. Mais au-delà de cette jolie parenthèse,  la chance ne sourit guère au puisatier et le chantier s’éternise. Sûr de son savoir et de sa technique, maître Mahmut s’entête dans sa quête d’eau et au cours d’une journée particulièrement éprouvante survient un accident dont Cem est le principal responsable. Épouvanté, persuadé qu’il est coupable de la mort de son maître, l’adolescent s’enfuit et rejoint Istanbul. Au fil des années, malgré sa réussite professionnelle éclatante et un mariage heureux, mais sans enfants, Cem est rongé par la culpabilité. Il n’est pas un jour qui passe sans que la figure paternelle de maître Mahmut ne le hante. Cem est persuadé que fatalement sa culpabilité finira par éclater au grand jour. Quarante ans plus tard, les événements s’apprêtent à lui donner raison, car sans le savoir la société de construction florissante de Cem a fait l’acquisition de terrains dans le village où il fut puisatier. Désormais Cem doit affronter son passé alors que la femme aux cheveux roux resurgit elle aussi dans sa vie, menaçant son équilibre familial et psychologique.  



Roman plutôt court et resserré, au regard de la production habituelle de l’auteur, La femme au cheveux roux est une belle variation autour du mythe oedipien légèrement modernisé. On apprécie d’ailleurs que Pamuk fasse référence au récit de Rostam et Sohrab et inscrive son roman dans une double tradition, à mi-chemin entre Orient et Occident, à l’image même de ce que la Turquie représente aujourd’hui encore. Évidemment, l’ensemble pourrait paraître cousu de fil blancs et, à force d’insinuations plutôt évidentes, le lecteur aura tôt fait de deviner les tenants et les aboutissants de l’histoire de Cem. Cela ne me paraît pas gênant car l’essentiel réside dans la dimension tragique du récit, dans sa fatalité évidente, mais aussi et surtout dans sa capacité à nous faire ressentir les évolutions de la société stambouliote. Comme dans d’autres romans d’Ohran Pamuk, Istanbul est un personnage à part entière, on perçoit avec acuité sa pulsation vitale, son énergie inépuisable, ses mutations et ses interrogations. Indiscutablement la cité du Bosphore hante encore et toujours les souvenirs d’Orhan Pamuk, dont la plume est empreinte d’une grande nostalgie et d’un amour indéfectible pour sa ville natale. Là, sans aucun doute, résident la force et la grande réussite de sa littérature. 

mardi 24 août 2021

Tout un été au frais : l'épopée sibérienne d'Eric Hoesli

 

La Sibérie, c'est grand. Très grand. Alors 700 pages, c'était le minimum à consacrer à l'histoire de cette immensité ! Et encore, à son histoire récente et russe.

Tout commence au 16e siècle. Alors qu'Ivan le Terrible commence à faire ressembler la Russie à un État, entre la mer Blanche et l'Oural, un jeune marchand du nom d'Anika Fiodorovich Stroganov va débuter la grande aventure sibérienne, par le commerce d'une denrée rare en Russie : le sel. Avec ses fils et en s'alliant aux Cosaques, en défaisant les khans, en attirant les parias, sous le patronat tour à tour bienveillant et distant du Tsar, ils vont ouvrir les portes de l'inconnu : la Sibérie.

À partir de là, l'histoire avance par à-coup, au gré de l'intérêt que lui portent ou pas les tsarines et tsars blancs ou rouges. La Sibérie, pour tous ces dirigeants, c'est d'abord une promesse qui doit toujours rapporter : de la fourrure, des minerais, du pétrole... On se soucie très peu de la connaître, de l'équiper en routes ou en ponts, de la coloniser même, pourvu que ses richesses passent l'Oural pour alimenter l’insatiable Moscou. Et le jour où, non sans mal, on décidera de la doter d'une ligne de chemin de fer, c'est parce que les militaires s'en mêlent et que les intérêts géopolitiques de la Grande Russie sont en jeu. Grande, immense, mais toujours soumise au pouvoir de la Russie occidentale.

La Sibérie fait rêver, mais elle se transforme souvent en terre de cauchemars. C'est un Far West, mais à la latitude du Canada, donc avec peu de terres vivrières, et sans cette liberté qui a permis aux colons européens de faire prospérer l'Amérique. Ici comme ailleurs sous l'empire du Tsar, rien ne se fait sans sa permission et les intrigues de cour ont des répercussions parfois dramatiques jusqu'en Alaska. 

Ainsi une grande expédition d'exploration, permettant des découvertes exceptionnelles, est réduite au silence. Comme si les relevés de Lewis et Clark, ou bien les estampes d'Audubon étaient condamnées à dormir dans les archives d'un ministère. C'est d'ailleurs ainsi que le cosaque Dejnev, au 17e siècle, le premier à avoir longé en navire toute la côte Nord de la Sibérie jusqu'au Pacifique, est resté inconnu jusqu'au 19e siècle. Le rapport de son exceptionnel voyage dormait dans les caves du ministère de l'Intérieur... 

Ses richesses sont pillées sans douceur ni vergogne : la zibeline et tous les animaux à fourrure sont impitoyablement exterminés, son pétrole et son gaz se déversent encore aujourd'hui dans la taïga et la toundra faute de matériel sécurisé. Gâchis, gâchis... Gâchis humain aussi, beaucoup. On y envoie les réprouvés, les criminels ... On ne fait rien ou si peu pour y attirer les hommes ! Staline, lui, réinventera l'esclavage moderne dès les années 1930 en déportant des peuples entiers et en provoquant des rafles d'arrestations sous les prétextes les plus futiles, pour alimenter l'industrie de l'extraction.

Les peuples autochtones sont relativement épargnés, parce que les Russes ne pratiquent pas la ségrégation et préfèrent faire payer l'impôt que massacrer. Mais on prendra soin sous le communisme de les acculturer.

Notre guide Eric Hoesli a un don de conteur. Prenant chaque fois comme point de départ une figure marquante, il développe son très long voyage comme un accordéon. On voit passer dans son livre, une fois les Stroganov bien implantés, Ermak le cosaque conquérant des Tatars, les explorateurs Barents, Vitus Béring, Tchirikov, les savants Gmelin, Müller, le génial et impossible à vivre Steller, un diplomate, Stoelck, qui vendit l'Alaska (et en tira un excellent prix !) ; le gouverneur Mouraviev-Amourski qui changea la face de la Sibérie orientale, et plein d'autres, souvent tragiques, partant dans l'enthousiasme et se perdant en route...

Et puis des Décembristes, des anarchistes, des autonomistes sibériens, des déportés et des condamnés de toutes sortes, parfois pour rien (rien, c'est 5 ans, disait une blague du Goulag rapporté par Soljenitysne, un de ces Sibériens temporaires). Des géologues, que Staline se mit à déporter et fusiller parce qu'ils ne répondaient pas à ses rêves... 

Et puis une voie de chemin de fer légendaire, une autre fantôme, des oléoducs... Un passage du Nord-Est toujours introuvable, des brise-glaces...

Comment résumer toute cette somme d'espoirs et de souffrances, cette région qui compte quatre parmi les 10 plus grands fleuves du monde, ce continent à moitié gelé et désormais à moitié en feu, qui ne compte qu'à peine 40 millions d'habitants ? 700 pages, finalement, c'est bien peu pour tant d'aventures terribles. Et pourtant, et pourtant, tout cela laisse un goût d'inachevé, une envie, comme Sylvain Tesson, d'aller y voir de plus près, de se frotter à cet hiver sans pareil, de passer ces immenses fleuves, de se recueillir avec les fantômes du Goulag, de relire Dostoïevski. Mais pour la Sibérie toute entière, on n'aura pas assez d'une vie !


vendredi 30 juillet 2021

Science et fiction : autobiographie d'un poulpe, de Vinciane Despret

 

Il y a un certain temps que je tourne autour du cas Vinciane Despret, qui interroge notre relation, à nous autres humains, avec les animaux, et qui a écrit plusieurs ouvrages sur la communication animale. Comme je suis dans une période science-fiction, j'ai opté pour ce petit livre plein d'humour sur la thérolinguistique.

Pardon ? Thérolinguistique ? Ah oui, c'est une science du futur qui étudie les histoires que les animaux écrivent. Car les animaux écrivent, et pas qu'un peu. 

Et savez-vous qui a nommé pour la première fois cette science ? Eh bien, une certaine Ursula K. Le Guin, en 1974, dans une nouvelle qui mettait en scène une découverte scientifique étonnante : les fourmis composaient des textes sur des graines d'acacia avec des exsudations glandulaires. À partir de là, pour qui savait observer, tout un pan de littérature est apparu chez les manchots (écriture kinétique chorale), les araignées (archives soyeuse en recomposition permanente) et bien d'autres animaux (le langage des végétaux étant encore trop complexe pour nous à cette époque indéterminée du futur proche).

Dans cet ouvrage rédigé sous forme de petits dossiers synthétiques des recherches en cours tout au long du 21e siècle, nous nous attachons à trois de ces formes expressives : les aphorismes vibratoires des arachnéides (à ne pas confondre avec des acouphènes...) ; la cosmologie empathique dessiné par le langage architectural des crottes cubiques des wombats ; et enfin la première autobiographie connue d'un poulpe méditerranéen par encrage sur tesson de poterie.

Chacun de ses dossiers met en avant non seulement ces modes de communication étonnants, mais également la genèse de leur découverte et les difficultés de traduction. C'est bien de dialogue dont il est question ici. Le tout est accompagné d'un appareil de notes savoureux et de cinq pages de références très sérieuses et parfois étonnantes.

C'est aussi un livre qui sous-tend plein de questionnements sur notre rapport à l'altérité que représente le monde animal.


Alors, science ou fiction ? Les deux, bien entendu, pour un petit livre à dévorer sur la plage, à chercher des yeux les derniers poulpes, ou dans son jardin, à écouter les araignées qui murmurent à l'oreille des humains et à déchiffrer les messages revendicatifs des habitantes de la petite fourmilière voisine.

mercredi 14 juillet 2021

Terra Ignota, suite : 7 redditions et La volonté de se battre, de Ada Palmer

 Encouragé par le maître des lieux, je vous propose une critique des seconds et troisièmes tomes de l'univers d'Ada Palmer, Terra Ignota, dont il a chroniqué le premier tome ici.

Mais sache déjà, cher lecteur, que le style de Mycroft risque fort d'influencer le mien au point de rendre mon propos parfaitement abscons, n'ayant ni son génie ni sa folie, juste l'envie de le suivre le temps de finir les ouvrages de sa créatrice.

 

Car Mycroft le mystérieux, qui l'est de moins en moins quand on arrive à suivre les méandres de sa pensée (non sans mal) continue à nous narrer les quelques jours qui ont fait basculer son monde. On découvre ses crimes atroces, leur logique, et certains pourquois des comments (et vice-versa). On continue à explorer par touches disparates ce monde à la fois si proche (l'être humain reste ce qu'il est aujourd'hui, un être illogique et pleins de passions antinomiques) et si lointain, dans lequel se mêlent inextricablement les progrès techniques les plus étonnants et les élans philosophiques les plus classiques. On continue à se poser des questions sur le sexe des anges et surtout des multiples protagonistes de cette folle histoire (spoiler : ne soyez surtout, surtout jamais certain de rien dans ce domaine) et sur la finalité de tout cela. On s'interroge sur cet étrange interdit de parler religion quand on est confronté à deux ou trois dieux plus ou moins incarnés. On est gêné, écœuré de la servilité de Mycroft et de certains autres personnages et des petits jeux sadiques des uns et des autres, vaguement honteux de quelques scènes qu'on aurait pas osé écrire ou même penser (à moins justement d'aimer Sade).

Comment s'y retrouver dans ce monde si différent, piloté par un homme (une femme ?) dont la folie va croissante, ? Qui ne dit que ce qu'il veut bien nous dire faute de temps ou par goût de la dissimulation ? Qui malgré ses dons n'a qu'une vue partielle des événements qui se succèdent à haute vitesse ? Qui se veut impartial, mais qui est plus sûrement partial avec tous ? Qui simplement ne nous donne que des indices disparates de son monde parce qu'il s'adresse à un lecteur futur qui forcément connaît ce monde ?

Dans les hautes sphères où Mycroft évolue, il ne nous reste que peu de points d'ancrage, car chacun des protagonistes peut révéler une facette de lui qui ébranle notre vision des choses. Arrive le moment où vous ne retrouvez plus que deux bouées de sauvetage, deux Grecs : Papadélias le vieux flic, et Achille le Péléen. Oui, Achille en personne, le Guerrier de Troie, parce qu'il faut bien apprendre la guerre à l'humanité qui a oublié comment la mener après des siècles de paix, mais qui retrouve en peu de jours toute la sauvagerie nécessaire pour se détruire soi-même. Parce que ces deux-là n'oublient jamais, au plus fort de la tempête, les réalités de la vie quotidienne et ont pour notre héros une tendresse désintéressée que personne d'autre ne lui dispense.

L"univers créé par Ada Palmer n'est pourtant pas un univers de fous, bien au contraire : c'est un monde d'une stabilité remarquable, mais avec ses failles qui s'ouvrent une à une pour faire place à un gouffre béant auquel personne ne s'est préparé. Et si elle décrit un monde de paix qui bascule de plus en plus vite vers la guerre, c'est au nom d'une logique implacable impossible à contrecarrer (c'est d'ailleurs là tout le nœud du problème).

Mais à quoi bon construire un si bel ouvrage si c'est pour le détruire méthodiquement ? Pour le plaisir de nous emporter dans les délires des philosophes qu'elle adore au point d'en faire intervenir un dans son récit ? Eh bien, il va falloir attendre le quatrième volume pour cela, si jamais on veut bien nous donner la fin de l'histoire.


Mais je sens bien que les lecteurs et lectrices de ce blog, habituées à des billets autrement plus percutants du seigneur des lieux, et peut-être bien même lui-même en personne, se désolent de voir une chronique aussi obscure qui ne dévoile en fait pas grand-chose de l'histoire ingénieuse, magistrale et déjantée de cette série. C'est que le récit lui-même ne se prête pas à un résumé simple, surtout quand quasiment chaque chapitre apporte son lot de découvertes, de rebondissements, de trahisons ou de loyautés. Quand l'apparence du récit chronologique vous amène sans cesse à revenir sur les chapitres précédents, réviser vos impressions, abandonner vos certitudes ou forger de nouvelles hypothèses. Quand les logiques de tous les protagonistes s'entrechoquent violemment et qu'eux-mêmes font face au doute.

À ceux qui auraient trouvé le premier tome trop foisonnant, je préviens que la suite du récit ne s'arrange pas sur cet aspect. Si le nombre de protagonistes évolue peu, les protagonistes eux-mêmes évoluent de façon inattendue ou dévoilent des facettes de leur personnalité étonnantes, les morts ressuscitent (au moins dans l'esprit errant de Mycroft) et les dieux apparaissent sans qu'on soit complètement certain qu'ils sont ce que Mycroft prétend. Et lui, Mycroft, est le tourbillon le plus fou de cette immense tempête, pion autant maître du jeu.

À rebours de ce que j'ai osé déclarer dans les commentaires du billet consacré au premier tome, c'est bien aux sommets les plus vertigineux que nous convie Ada Palmer, dans une narration échevelée et un univers unique en son genre, où s'entrechoquent les utopies de toutes natures. Et même la guerre dont l’inéluctabilité fait pourtant tout l'objet du troisième tome n'apparaît pas si certaine.


Avis aux amateurs d'Everest.


mardi 13 juillet 2021

Leçon de politique antique : Démocratie, d'Alecos Papadatos, Annie di Donna et Abraham Kawa


 Entre Clisthène et moi, c'est une vieille histoire qui remonte à ma première année de faculté d'histoire et à une incompréhension de sa fameuse réforme, incontournable quand on étudie l'histoire de la cité d'Athènes. Aujourd'hui, grâce à Alecos Papadatos, Annie Di Donna et Abraham Kawa, je renoue avec ce cher Clisthène et sa réforme politique.

Je résume l'affaire.

Le 5e siècle avant l'ère commune vient de commencer à Athènes. Celle-ci est une ville de quelques dizaines de milliers d'habitants entouré d'un pays qui ne dépasse pas la taille d'un petit département, et qui n'a pas encore construit les merveilles dont les ruines ornent désormais l'Acropole, mais qui a déjà une forte conscience de soi et de sa longue histoire.

Dans cette cité-état, les grandes familles font la pluie et le beau temps, et le peuple n'a qu'à s'écraser (ou se faire écraser, il a le choix). Un premier réformateur a fait du bon travail : il s'appelle Solon, il a défini et fait appliquer la notion de citoyen, ce qui est un premier pas important ; il a également permis aux plus pauvres de ces citoyens d'échapper à l'esclavage pour dettes. Mais de là à fonder la démocratie, il fallait encore sauter un pas, et pendant ce temps la tyrannie se porte bien.

Arrive Clisthène. Il n'est pas n'importe qui, ce rejeton d'une des plus grandes familles d'Athènes. Il a connu l'exil, il s'est appuyé sur Sparte, a démarché les Perses, puis a commencé à cogiter pour rendre sa cité plus forte face à tout ce beau monde. Et il a eu une idée : mélanger les Athéniens, en créant des tribus qui mêlaient, en gros, les paysans, les citadins et les marins.

Et ça a marché. Ça a donné une démocratie. Bon, une démocratie de mâles libres et athéniens pure souche. Quand même, c'était un bon début.

C'est Léandre qui va nous faire découvrir toute cette histoire, qu'il raconte à ses compagnons, la nuit de veille avant la bataille de Marathon. Jeune peintre devenu orphelin le jour sanglant de l'assassinat d'Hipparque le tyran, il se réfugie à Delphes et y rencontre Clisthène. Voulant venger son père, il tente de comprendre ce qui s'est passé, et revenu dans sa patrie, il est le témoin de la lutte politique d'Isagoras et de Clisthène et de toute la vie politique athénienne.

Comment le simple fait de créer des associations de quartier pouvait avoir un tel pouvoir ?

Grâce à cette belle bande-dessinée, non seulement nous pouvons comprendre toute l'ampleur du bouleversement qu'a apporté Clisthène dans sa cité, et par-delà à l'histoire du monde, tant cette organisation politique a pu en inspirer d'autres, encore aujourd'hui.

Politique, histoire ? Ambiguïté des leçons à tirer de cet épisode et des personnages eux-mêmes ? L'autrice et les auteurs ne tranchent pas : à partir de sources parcellaires et d'analyses historiques pas toujours concordantes, iels tirent la matière pour un récit présenté par un témoin partial qui raconte son histoire en faisant part de ses doutes.

Un bon moment avec une histoire grecque pleine de sentiments, de sang et de fureur ? Analyse philosophique romancée ? Essai historique à la forme originale ? Au fond peu importe, car qu'on le prenne pour l'une ou l'autre, ce récit bien mené vous entraîne pour un moment hors de notre temps, non seulement pour découvrir les réalités d'il y a vingt-cinq siècles, mais aussi les questionnements sur nos sociétés modernes.

Ça vous donnerait presque l'envie de vous remettre au grec ancien, tiens...

jeudi 24 juin 2021

Thriller cyberpunk intimiste : Demain et le jour d'après, de Tom Sweterlitsch

 

Le succès est par essence bien mystérieux. Certains auteurs, en dépit de toutes leurs qualités d’écrivain, mettent des décennies avant de percer et d’obtenir une reconnaissance critique et populaire. Parfois même, bénéficient-ils de la première alors que la seconde se refuse à eux… ou inversement. Dans les cas les plus graves, ils demeureront éternellement dans l’ombre, les plus chanceux finiront alors peut-être par obtenir le titre très convoité d’écrivain maudit (ou d’écrivain culte s’ils ne sont pas nés au XIXème siècle), après leur mort cela va sans dire, ce qui leur fait une belle jambe dans l’au-delà. De toute  façon, le public est une maîtresse infidèle aux  goûts douteux, surtout lorsqu’il refuse d’accorder ses faveurs à un écrivain talentueux. Notez que chez les connards élitistes, l’inverse est également vrai, puisque le public plébiscite sans cesse des écrivains qui n’ont aucun mérite, ce qui leur fait dire que le public est un con et qu’eux seuls ont raison.  Au milieu de cette foire d’empoigne, la critique distribue les bons et les mauvais points, avec une bonne dose de partialité et de mauvaise foi, qu’elle tente pourtant de masquer en se couvrant d’un manteau d’intégrité mâtinée d’objectivité forcée. Pas d’offense, je me compte dans le lot, catégorie “connard élitiste”.  Oui bon d’accord, mais quel rapport avec Tom Sweterlitsch ? Euh aucun, il me fallait juste une petite intro qui claque pour présenter le bonhomme. Un écrivain certainement talentueux, mais aussi sans doute chanceux parce qu’après seulement deux romans, salués comme il se doit par une critique dithyrambique, Tom a visiblement tapé dans l’oeil des nababs d’Hollywood, Sony et la Fox ayant posé une option sur chacun d’entre eux. On a vu pire comme démarrage de carrière. Mais n’allez pas croire que je m’apprête à étriller Demain et le jour d’après car ce premier roman de l’auteur américain m’a vraiment séduit par ses qualités formelles et par son ambiance crépusculaire.



Autrefois éditeur et poète, John Dominic Blaxton a été fortement marqué par la mort de sa femme dans l’explosion nucléaire qui détruisit onze ans plus tôt la ville de Pittsburgh. Depuis, il n’est plus que l’ombre de lui-même et erre dans les espaces virtuels de l’Archive, une reconstitution numérique de la ville à laquelle il se connecte pour renouer avec les fantômes du passé. Incapable de tourner la page, il retrouve chaque jour la copie virtuelle de sa femme, la suit dans la rue, les magasins, au travail, la retrouve chaque soir dans ce qui était autrefois leur appartement. Pour gagner sa croûte, John travaille pour une compagnie d’assurance et mène des enquêtes pour que les familles des victimes soient indemnisées. Mais à l’occasion de ses recherches, il découvre le cadavre d’une jeune femme, assassinée dans des circonstances qui n’ont rien à voir avec l’explosion nucléaire. Sans le savoir, John Dominic vient de mettre le doigt dans une affaire qui va rapidement le dépasser et entraîner des conséquences funestes pour lui comme pour ceux qui vont croiser son chemin. 



De Blade Runner à Noir (K.W. Jeter) en passant par Carbone modifié (Richard Morgan) ou plus récemment Gnomon (Nick Harkaway), le mélange polar noir et cyberpunk a très souvent fait bon ménage. Tom Sweterlitsch emprunte cette voie avec un certain talent et l’ambiance techno-poisseuse de son roman en fait en grande partie la réussite. Mais alors que Deckard traversait un Los Angeles en décrépitude, assailli par des stimulations surtout visuelles, dans Demain et le jour d’après, l’humanité a franchi un nouveau cap en se branchant directement sur le flux à l’aide de neurospams. Des interfaces cybernétiques, qui permettent d’être relié en permanence au réseau, d’être assisté à la moindre occasion, mais également de recevoir une quantité de sollicitations publicitaires hallucinante. Un peu comme si on vous avait greffé un flux issu de la fusion de facebook et de TF1 directement sur votre cortex cérébral. Tous vos faits et gestes sont tracés, analysés, profilés et donnent lieu à des annonces et des offres commerciales, qui viennent de manière très intrusive habiller le monde en surimpression. Le plus inquiétant étant que tout ceci est intégré et parfaitement accepté par la population, pire les gens sont volontaires pour se faire spammer à longueur de journée (on me glisse à l’oreillette que tata Janine est également parfaitement volontaire pour offrir son temps de cerveau disponible à TF1). Si le monde de John Dominic Blaxton nous paraît à ce point terrifiant, c’est donc qu’il se révèle bien trop proche du nôtre et nous renvoie une image détestable du chemin que nous empruntons. Cette ambiance crépusculaire, ce spleen infini qui infuse ce livre du début jusqu’à son terme donne tout son cachet au roman et n’est pas sans rappeler, par sa violence et sa crudité, un certain K.W. Jeter, même si pour être honnête, le propos ne va pas ausi loin et se montre nettement moins nihiliste que dans Dr Adder ou bien Noir


Thriller efficace, Demain et le jour d’après est surtout mené par un personnage à contre-courant, un anti-héros fragile et émouvant, très éloigné des stéréotypes habituels.  Ce choix est à mon sens une bénédiction et  donne une dimension plus intimiste à une SF qui parfois se veut trop conceptuelle. Cette fois le message n’atteint pas seulement notre cerveau, mais aussi notre cœur et nos émotions. C’est à mon sens l’une des grandes qualités de ce roman que de réussir à concilier les deux, comme avait su le faire Walter Tevis en son temps avec L’homme tombé du ciel.

lundi 21 juin 2021

Thriller psychologique : Vis à vis, de Peter Swanson

 

C’est dans ce que j’imagine être, sans trop prendre de risque, la plus petite fnac du monde (mais avec vue sur les Pyrénées), que trônait ce petit polar de Peter Swanson publié par Gallmeister. J’avoue en général préférer une bonne discussion avec mon libraire, plutôt que foncer aveuglément sur les têtes de gondole et autres pastilles coup de coeur, mais que voulez-vous, les mystères du hasard (ou de la sérendipité) sont aussi impénétrables que pourvoyeurs d’excellentes surprises. Et puis, lorsqu’on ne connaît pas les lieux, ni les goûts du libraire en question, il n’est d’autre choix que de faire au feeling. Bref, me voilà donc reparti de cette paisible micro-fnac avec un nouvel auteur à découvrir et une publication des éditions Aux forges de vulcain dont je vous parlerai plus tard.



Hen, illustratrice de livres pour enfants, vient d’emménager avec son mari dans un quartier paisible non loin de Boston. Le couple est sans enfants, un choix raisonné eu égard à la maladie de Hen, atteinte de troubles psychologiques importants et suivant par conséquent un traitement incompatible avec une grossesse. La ville est paisible et leur quartier plutôt cossu. Rapidement, Hen et Lloyd sympathisent avec leurs voisins immédiats, qui n’ont également pas d’enfants. Mais au cours d’un repas commun, Hen fait une découverte qui la tétanise. Alors que Matthew et Mira leur font visiter leur maison, elle tombe nez à nez avec un objet qui lui fait immédiatement comprendre que son voisin est un meurtrier. Cet objet n’est autre qu’un trophée d’escrime, pièce à conviction mystérieusement disparue lors du meurtre d’un jeune étudiant quelques années auparavant. Hen sait que cet objet n’a rien à faire dans le bureau de Mathew et que cette coïncidence n’est en rien le fruit du hasard, d’autant plus que leurs regards se sont croisés et que Hen y a lu comme une confirmation de sa culpabilité. L’homme est pourtant charmant, cultivé et un brin mystérieux. Le couple qu’il forme avec Mira est on ne peut plus respectable. Mais le lendemain, le trophée a disparu, habilement caché par Mathew et Hen ne peut s’empêcher d’y voir une une preuve définitivement accablante. Dès lors, le jeune femme n’aura d’autre obsession que de confondre le meurtrier tout en sachant qu’il a, dès que leurs regards se sont croisés, compris qu’elle l’avait démasqué. 



Vis à vis n’a rien du polar classique, un peu à la manière de Colombo, le coupable est connu dès les premières pages du roman et l’auteur, plutôt que de se concentrer sur la procédure policière, préfère emprunter une autre voie, celle du thriller psychologique. Tout l’intérêt réside dans l’alternance des points de vue entre le tueur et l’une de ses victimes potentielles. Ceci dit, soyons d’emblée très  honnête, Vis à vis ne brille pas spécialement par la qualité de son intrigue et un auteur de moindre envergure aurait certainement flirté avec le ridicule tant l’histoire paraît de prime abord   improbable et irréelle. Mais le roman tient parfaitement debout grâce à deux qualités primordiales : ses personnages et son ambiance. Tout en tension, le roman entretient une sorte de dichotomie qui, en temps normal, serait parfaitement rédhibitoire, mais qui finalement participe à l’originalité de l’histoire. Oui, tout ceci est singulièrement irréaliste, mais la relation que Matthew et Hen finissent par établir est d’une étrangeté et d’une justesse psychologique qui forcent le respect. Et au lecteur d’être totalement fasciné par l’évolution de leurs rapports  étranges et vénéneux. Mais si l’on pousse la logique un cran plus loin, cette relation entre un tueur et sa victime potentielle  n’est pas si éloignée des relations que développent (au cinéma ou dans la littérature tout du moins) les fameux profileurs avec les meurtriers en série. On pense évidemment à Hannibal Lecter et Clarisse Sterling dans le Silence des Agneaux ou bien encore au duo Holden Ford et Wendy Carr dans Mindhunter, qui dans leurs interrogatoires successifs finissent par développer une véritable relation de confiance avec les serial killers. La différence, c’est que dans le cas présent, le meurtrier n’est pas en prison et enchaîné aux barreaux d’une chaise pour répondre à un interrogatoire. Il n’empêche que ce mélange de fascination morbide et de séduction malsaine est l’occasion pour deux êtres étranges et singuliers, de se livrer entièrement, d’avouer leurs peurs et leurs pulsions. D’aucuns rétorqueront qu'aujourd'hui, l’idée n’est plus si nouvelle et que d’autres sont passés avant, certes, mais Swanson a du métier et à défaut d’être génial, Vis à vis est un bon petit polar, qui sort des sentiers battus et démontre des qualités de narration indéniables. 

jeudi 10 juin 2021

Littérature levantine : Le cimetière des rêves, de Hanan El-Cheikh

 

Décidément, la littérature levantine révèle bien des richesses, que je continue d’explorer modestement et patiemment, cette fois avec l’écrivaine libanaise Hanan El Cheikh, auteure d’une demi-douzaine d’ouvrages, dont deux recueils de nouvelles. La forme courte est, en France, un exercice finalement assez peu prisé, contrairement à la longue tradition anglo-saxonne. On ne compte plus les écrivains en herbe, qui se lancent dès leurs premiers pas dans la rédaction d’un roman…. et s’épuisent fatalement avant d’arriver au terme de leur projet, ou accouchent laborieusement d’un manuscrit qui ne trouvera jamais d’éditeur. En plus d’être fondamentalement plus pragmatiques (on ne compte plus les ateliers d’écriture aux USA), les écrivains anglo-saxons font souvent leurs gammes du côté de la nouvelle, d’une part parce que le genre bénéficie de davantage de considération, mais aussi parce que les débouchés en matière de publication sont bien plus nombreux, notamment au sein de la presse. Nombre de revues, littéraires ou non, publient régulièrement des nouvelles : Collier’s, Harper’s magazine, The new yorker ou bien encore, et c’est moins connu dans nos contrées, Playboy (je vous conseille à ce sujet, l’excellent article publié dans Slate, vous seriez surpris par le niveau très élevé des textes publiés pendant de nombreuses années dans ce magazine jusqu’à la fin des années 90).  Mais je m’éloigne du sujet initial.



Revenons donc à la littérature levantine, dont la tradition plonge ses racines dans le très riche héritage des contes arabo-musulmans, une forme finalement pas très éloignée de la nouvelle. A cet héritage vient se greffer le regard singulier d’une écrivaine, d’une femme plus précisément, pour qui aucun sujet n’est réellement tabou. Pour la petite histoire, Hanan El-Cheikh dut publier son premier roman, Histoire de Zahra, à compte d’auteur, car aucun éditeur libanais ou arabe, ne voulut prendre le risque de publier un roman au sujet aussi sulfureux. Ce qui n'empêcha pas l’auteure libanaise de remporter un franc succès, notamment en France. A travers son oeuvre, qui s’étale sur plus de quarante ans d’écriture, Hanan El-Cheikh n’hésite pas à aborder des sujets aussi clivants que la place des femmes au sein de la civilisation arabo-musulmane, le viol, l’inceste, la prostitution et de manière générale toutes les violences faites à l’encontre des femmes. En filigrane apparaît bien évidemment une critique assez vive du patriarcat et de la domination des hommes, notamment au travers du mariage, dont il faut souligner le courage. 



Ces thèmes apparaissent dans les nouvelles qui composent Le cimetière des rêves, mais il serait quelque peu réducteur de ne résumer ces textes qu’à leur contenu engagé. Au fil de la lecture d’autres sujets émergent, en particulier la difficile articulation entre Orient et Occident. Le déracinement, le choc des cultures, la perte des repères (familiaux ou culturels), la nostalgie d’un passé perdu…. Tous font écho au propre parcours personnel de l’écrivaine, qui dut quitter son Liban natal pour finalement trouver un point de chute à Londres. Le personnage de la nouvelle “Je balaie le soleil des terrasses”, une jeune femmes qui a quitté son pays pour réaliser son rêve d’Occident en Angleterre, est ainsi tiraillé entre sa fascination profonde pour le mode de vie européen et les souvenirs de sa vie passée, faits de couleurs, de saveurs et de senteurs qui s’imposent à elle avec une acuité d’autant plus douloureuse qu’ils sont un contrepoint à de nombreuses désillusions. 



Ce qui émerge de ces textes au ton doux amer et parfois sombre, c’est le courage de ces femmes face à  l’adversité et au changement. Leur grandeur dépasse l'étendue de leurs failles, qu’elles tentent de surmonter avec des stratégies diverses et souvent surprenantes. Au lecteur de suivre ces lignes de fracture, comme on glisse délicatement le doigt le long d’une anfractuosité, découvrant des nœuds, des embranchements secondaires, de nouveaux chemins sur le sentier difficile de la vie. Et à la fin, s’esquisse subtilement un tableau fait de multiples visages, ceux de ces femmes qui luttent pour trouver une place, pour préserver leur intégrité et leur liberté. 

lundi 31 mai 2021

Space cluedo : La troisième griffe de Dieu, de Adam-Troy Castro

 

Emissaires des morts avait été la bonne surprise science-fictionnesque du mois de janvier et les critiques n’avaient pas manqué de le faire savoir un peu partout sur la toile. Les éditions Albin Michel remettent donc le couvert avec le deuxième opus de la série Andrea Cort, qui devrait en compter un troisième si les ventes suivent. Alors carton plein pour Adam-Troy Castro ? Pas vraiment si l’on s’en tient aux ventes du premier volume et c’est, il me semble, fort dommage au regard des immenses qualités de cette série. Par conséquent, la sortie de La troisième griffe de Dieu est l’occasion de rappeler tout le bien que nous pensons d’Andrea Cort.

Ce deuxième tome comprend donc un roman, La troisième griffe de Dieu, ainsi qu’une nouvelle, Un coup de poignard, placée en fin de volume. Les présentations avec le personnage d’Andrea Cort ayant été faites à l’occasion de la recension d'Émissaires des morts, contentons-nous d’un bref résumé des événements. Après avoir démasqué le coupable des meurtres de l’habitat Un, Un, Un, Andrea est devenue l’agent d’une puissante coalition IA. Sa position au sein du corps diplomatique a également changé puisqu’elle dispose du statut de procureur extraordinaire et évolue en dehors de toute hiérarchie. Autant dire que pour un électron libre de son envergure, ces nouveaux privilèges sont du pain béni. En échange, Andrea a accepté d'œuvrer pour les IA, mais tout en sachant qu’au sein de cette nébuleuse existent des factions dissidentes, qui intriguent et cherchent à nuire à l’humanité dans des proportions encore difficiles à évaluer. Par ailleurs, Andrea a bien du mal à comprendre le rôle qu’elle joue dans l’affrontement qui oppose ces différentes factions IA, d’autant plus que ses employeurs aiment à entretenir le mystère et ne lui confient pas toujours l’intégralité des éléments en leur possession. C’est qu’en réalité, Andrea influe sur le cours des choses par son libre-arbitre, autant que par les manipulations dont elle fait l’objet. Une savante et délicate association que l’on pourrait croire antinomique, mais qui entretient une certaine tension narrative et un voile de mystère habilement géré par Adam-Troy Castro.



Dans ce deuxième roman, Andrea est invitée à rejoindre la planète Xana, fief de la famille Bettelhine, une dynastie de marchands d’armes de la pire espèce, dont elle abhorre incontestablement la posture morale et la position sociale.  Mais incitée par les IA à accepter l’invitation et intriguée par cette demande, Andrea décide de se rendre sur leur planète afin de savoir ce que lui veulent exactement les Bettelhine. A peine arrivée au port orbital de Xana, Andrea doit faire face à une tentative de meurtre, dont elle n’aurait pas réchappé sans la vigilance de ses deux gardes du corps et assistants, Oscin et Skye. Rien que de très ordinaire cependant pour la jeune-femme, dont la réputation la précède en général partout où elle se rend. L’incident aurait pu en rester là, si ce n’était la nature et la rareté de l’arme utilisée, la troisième griffe de Dieu, dont les effets révèlent un haut degré de cruauté. Au cours de la descente mouvementée de l’ascenseur spatial, Andrea devra mener une enquête serrée, dont les enjeux sont dissimulés comme autant de boîtes gigognes, avec pour seules armes la rigueur, l’intelligence et une bonne dose de misanthropie.  



 Nous l’avions déjà évoqué, la grande force de cette série réside avant tout dans son personnage central et dans la capacité d’Adam-Troy Castro à écrire des intrigues bien ficelées et dans l’ensemble plutôt astucieuses. Rien de révolutionnaire dans son approche de la science-fiction et parfois même un petit côté old-school pas déplaisant, voire même asimovien dans la construction narrative et la manière d’exploiter une intrigue (on retrouve un peu les mêmes schémas dans les nouvelles du cycle des robots). Pour l’univers et les personnages en revanche, la filiation est plutôt à aller chercher du côté de Iain M. Banks, en nettement moins brillant il faut bien le reconnaître. Mais peu importe, ce qui fonctionne chez Adam-Troy Castro réside moins dans le caractère novateur et conceptuel de sa SF, que dans sa maîtrise de la narration et du suspense. Dans ce cas précis, le schéma est bien connu et transpose dans un univers de SF, ni plus ni moins qu’un roman policier sous forme de huis-clos. Les amateurs de Cluedo et autres romans d’Agatha Christie ne devraient pas être dépaysés. Toute la question est de déterminer si la dimension science-fictive du roman n’est ici qu’un décorum ou bien si l'auteur américain exploite plus en profondeur les thématiques propres à la science-fiction. C’est à mon sens l’un des bémols de cet excellent roman. Là où les nouvelles du premier tome exploitaient de bout en bout une idée, un concept puissant, ce roman se montre bien plus paresseux sur ce point. On peine à trouver un peu de fond en dehors du discours anti-riches et anticapitaliste de surface. 


Faut-il pour autant bouder son plaisir ? Certes, non. Si l’idée de lire un bon roman policier à intrigue dans un univers de SF vous séduit, si l’évolution du personnage d’Andrea Cort ne vous laisse pas insensible et si le premier volume vous avait déjà enthousiasmé, alors aucun doute, vous pouvez foncer tête baissée sur La troisième griffe de Dieu, c’est une excellente lecture de divertissement et en ce qui nous concerne, nous attendons la suite avec impatience.

lundi 10 mai 2021

Japan flow : La pierre et le sabre, de Eiji Yoshikawa

 

De la littérature japonaise, nous connaissons essentiellement les auteurs classiques du XXème siècle, les Mishima, Tanizaki, Akutagawa, Inoue, Kawabata et autres grands noms des lettres nippones. Mais finalement, de la littérature grand public, celle qui divertit le plus grand nombre et que l’on peut qualifier de populaire, nous n’avons en France que peu d’échos. C’est d’autant plus étonnant que la France représente le marché le plus important pour le manga, juste derrière le Japon, et que toute une génération de quadras et autres trentenaires a été biberonnée à l’animation japonaise dès sa plus tendre enfance. Il est paradoxal que dans un pays où le Japon exerce une fascination et une influence culturelle si importantes, sa littérature populaire soit si méconnue. La littérature japonaise garde aujourd’hui encore, une certaine aura de mystère, une réputation de sophistication et, ne l’éludons pas, d’inaccessibilité, qui à mon sens ne lui rendent pas complètement justice. Reconnaissons tout de même que les éditions Picquier tentent depuis plus de trente ans de combler le fossé, en proposant à leur catalogue de très nombreux auteurs contemporains talentueux et populaires dans leur pays d’origine (toutes proportions gardées évidemment, une auteure comme Hiromi Kawakami est loin d’atteindre les chiffres de vente de One Piece). Mais, à toute règle il existe forcément une ou plusieurs exceptions. Publié sous forme de feuilleton dans la revue Asahi Shibun entre 1935 et 1939, Musashi, de Eiji Yoshikawa, a été scindé lors de sa parution française en deux volumes, La pierre et le sabre et La parfaite lumière. Qualifié d’Autant en emporte le vent à la japonaise, il s’agit d’un pur roman de cape et d’épée, qui n’est pas sans rappeler un certain Alexandre Dumas ; aventure enlevée, narration sans temps mort et personnages archétypaux… les 1500 pages du roman se boivent comme du petit lait. Depuis sa traduction, en 1986, le roman a été réédité à de multiples reprises, signe d’un succès qui ne se dément pas. Les plus curieux pourront également aller jeter un coup d’oeil sur l’adaptation du roman sous forme de manga, Le vagabond, qui ne démérite pas le moins du monde, mais qui paraît tout de même un peu fade après avoir pris goût au style d’Eiji Yoshikawa.  



Personnage historique éminemment populaire au Japon, Miyamoto Musashi vécut au XVIIème siècle. Maître bushi, peintre, calligraphe et même philosophe, il construisit sa renommée sur ses talents de bretteur d’exception, au point de devenir le maître de sabre le plus réputé de son temps. Outre ses aptitudes remarquables pour le combat, l’immense prestige de Miyamoto Musashi tient au fait qu’il fut certainement l’une des dernières  grandes  figures guerrières de cette période. Prestige d’autant plus grand qu’il participa à la mythique bataille de Sekigahara (du côté des vaincus), dont le vainqueur fut le célèbre Ieyasu Tokugawa, qui termina la grande entreprise de réunification de Japon entamée par Oda Nobunaga et Hideysoshi Toyotomi, devenant ainsi le fondateur d’une longue dynastie de shoguns. Après plus d’un siècle de guerres incessantes et fratricides, le Japon connut alors une période de paix d’environ deux siècles et demi. Durant l’époque Edo, les combats au sabre furent interdits et le pouvoir des Daimyos (seigneurs de guerre) fut habilement jugulé. Dans un pays désormais pacifié, des cohortes de samouraïs se retrouvèrent sans emploi, devenant rônins pour une grande partie d’entre-eux. Les compétences guerrières devinrent ainsi progressivement des arts martiaux, répondant à une philosophie du bushido poussée à son paroxysme, mais désormais bien éloignée du champ de bataille.  De brutes sanguinaires à la lame facile, nombre de samouraïs devinrent des maîtres de la cérémonie du thé, d’excellent calligraphes et de fins lettrés... ou des brigands sans foi ni loi pour les rônins que la pauvreté et la misère guettaient. Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que Miyamoto Musashi fut dressé en figure archétypale du samouraï, guerrier invincible et parangon de vertu, car la Pax Tokugawa fut aussi une période d’essor pour le divertissement et en particulier pour le théâtre kabuki, qui narrait les talents des plus grandes figures guerrières du Japon. Les exploits singuliers de Miyamoto Musachi furent donc repris, amplifiés et évidemment déformés par les conteurs itinérants, pour le plus grand plaisir des Japonais. 



Eiji Yoshikawa ne fait que reprendre à son compte cette tradition théâtrale et romance avec un certain talent la vie du grand guerrier. Son récit commence juste après la bataille de Sekigahara, alors que Musachi (qui se nomme alors Takezo Shinmen), blessé, gît sur le champ de bataille. En recouvrant ses esprits, il constate que son ami d’enfance, Matahachi, a lui aussi échappé au massacre. Ensemble, ils tentent de regagner leur petit village de Miyamoto, où Otsü, la fiancée de Matahachi, se fait en sang d’encre. En chemin, ils tombent sur la petite masure d’Oko et de sa fille, la jeune Akemi. Mais au bout de quelques jours, alors que leurs blessures sont guéries, Matahachi refuse de retourner au village et s’enfuit avec la séduisante Oko. De retour à Miyamoto, Takezo doit faire face à la vindicte de la mère de Matahachi, qui l’accuse de tous les maux et jure d’avoir sa tête. C’est finalement grâce à l’aide d’un moine, Takuan, et de Otsü, qu’il parvient à échapper à un lynchage en règle. Commence alors une longue errance à travers le Japon, une fuite autant qu’une recherche de la voie du sabre. Ceux qui l’aiment comme ceux qui le détestent sont à sa poursuite, alors que lui tente de se faire un nom à travers la maîtrise des armes. Il y a dans l’aventure de Musachi, quelque chose de rocambolesque et d’infiniment romanesque, ce puissant rônin poursuivi par une petite vieille acariâtre qui a juré de lui faire la peau, ainsi que par une jeune fille tombée éperdument amoureuse et un petit garçon qui ne cesse de vouloir devenir son apprenti, est évidemment un ressort puissamment comique. Le ton du roman, que l’on aurait pu croire plus grave, est donné. Yoshikawa manie le burlesque et l’assume parfaitement. Ce qui n’empêche pas l’auteur, de s’éloigner assez régulièrement de la farce, dans un registre plus intime, voire parfois même très poétique, notamment lors de la rencontre de Musashi avec la célèbre geisha Yoshino (sans aucun doute l’un des chapitres les plus subtils du roman). Le reste de l’histoire relève de l’aventure débridée, avec moult poursuites et scènes de combat. Le ton du roman d’Eiji Yoshikawa contraste cependant avec l’image de Miyamoto Musachi qui nous est parvenue jusqu’en Occident. La légende laissait augurer un maître bushi dans toute sa splendeur, à la fois posé et plein de sagesse, n’usant de son arme qu’en cas d’absolue nécessité. Un sensei entouré de disciples avides d’acquérir les arcanes les plus subtiles de l’art du sabre, tout aussi enclin à savourer un thé en regardant les cerisiers en fleurs qu’à faire une démonstration de sa maîtrise technique. Mais le premier tome étant consacré à la jeunesse de Musachi, Eiji Yoshikawa décrit plutôt un jeune homme impulsif, prêt à en découdre pour prouver sa valeur et à bousculer les convenances. Pas toujours sympathique et progressivement conscient de ses imperfections, Musachi cherche cependant la voie. Quête sans fin dont on se demande désespérément  s’il comprendra un jour qu’elle n’est pas tant dans le maniement du sabre que dans le développement de ses aptitudes morales et spirituelles. Les vicissitudes de la vie se chargeront néanmoins de lui mettre un peu de plomb dans la cervelle. Se dessinent alors les contours d’un homme plus sage, plus responsable, mais aussi et surtout un peu plus subtil. Yoshikawa reste cependant suffisamment subtil pour ne pas en faire des tonnes et sans nous assommer d’une mystique à trois francs six sous, si chère à certains auteurs. 



Enlevé, incroyablement dynamique, le récit ne souffre aucun temps mort, multiplie les personnages, qui se croisent et s’entrecroisent dans un ballet incessant, jouant constamment avec le lecteur. Formellement, le récit est une grande réussite, grâce à une technique narrative qui doit tout à sa forme épisodique et qui use plutôt habilement des cliffhangers. Mais c’est aussi une des limites de l’écriture de Yoshikawa, dont on perçoit assez facilement les ficelles lorsqu’on lit le roman d’une traite (ce qui n’était pas le cas lors de sa parution par épisodes dans les années trente). Certains pourront également trouver les personnages quelque peu stéréotypés (la bêtise crasse de Matahachi, la méchanceté gratuite d’Osugi, la brutalité de Musachi ou bien encore la fragilité agaçante d’Otsü), mais c’est un peu la règle du jeu dans ce type de littérature, il faut s’en amuser plus que s’en agacer car cela fait partie du comique de répétition qu’emploie allègrement Yoshikawa. D’autant plus que l’auteur arrive régulièrement à dépasser cette caractérisation simpliste et à donner un peu de profondeur aux scènes clés.