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jeudi 26 mars 2020

Guerre de religion : Alamut, de Vladimir Bartol

Publié en 1938, alors que l’Europe est sur le point de sombrer dans la barbarie, Alamut est considéré comme un grand classique de la littérature mondiale du XXème siècle. Peu à peu oublié, le roman a cependant connu un relatif regain d’intérêt à la suite d’une déclaration de la productrice du jeu vidéo Assassin’s creed, Jade Raymond, qui affirma dans une interview de 2013 que l’équipe du jeu s’était inspiré du roman de Vladimir Bartol. En réalité, il est peu probable que les joueurs aient lu en masse Alamut, en raison de la complexité de sa construction et de son propos, mais l’histoire de la secte des Haschichins a suffisamment enflammé l’imagination de certains gamers, pour que les plus assidus partent en quête des origines d’un univers qui, il faut bien l’avouer, demeure assez fascinant (oui bon, on ne parle pas de Jean Kevin, 13 ans, fan de FIFA et CoD, à qui il faudra sans doute expliquer que non, le roman ne s’est pas inspiré du jeu vidéo). Les similitudes s’arrêtent là puisque les développeurs d’Assassin’s creed s’éloignèrent dans les itérations suivantes de leur jeu du substrat historique développé par l’écrivain slovène. Cerise sur le gâteau, Alamut a bénéficié en 2012 d’une nouvelle traduction, dont nous ne dirons hélas pas grand chose, faute d’avoir pu comparer avec la précédente version.

Le roman de Vladimir Bartol se déroule au XIème siècle dans le nord de l’Iran et s'inspire donc de faits historiques, évidemment amplement romancés. Il met en scène l’ascension patiente et inexorable d’un certain Hassan ibn Sabbâh (dit Seïduna), chef de la secte chiite des Ismaéliens (Nizarites), qui depuis la forteresse imprenable d’Alamut, mène une guerre sainte contre les sunnites et contre le pouvoir de la dynastie turque Seldjoukide. Le sultan est alors Malik Shah et c’est sous son règne que l’empire connaît son apogée, ses frontières s’étendant de la mer Egée jusqu’à l’Hindu Kuch. Pour simplifier à l’extrême, les Chiites et en particulier les Nizarites/Ismaéliens, prônent une lecture moins littérale du Coran, qui selon eux révèle un sens caché à ceux qui sont initiés. Cette lecture plus ésotérique des textes fondamentaux de l’Islam n’est pas le seul point qui les oppose aux Sunnites, puisqu’ils se réclament de l’héritage d’Ali (cousin et gendre de Mahomet) et contestent le pouvoir des califes héritiers d’une autre branche de la famille du prophète. Cet antagonisme vieux de 1400 ans divise toujours profondément l’Islam et le grand mérite du roman de Vladimir Bartol, c’est qu’il permet de manière assez pédagogique, de comprendre les origines de ce conflit.

Donc Hassan ibn Sabbâh, du haut de la plus haute tour d’Alamut, dirige la petite secte des Ismaéliens. Il se montre peu, préférant étudier les mathématiques et l’astronomie au calme, mais d’une main de fer il a su constituer une petite force militaire grâce à laquelle il tient fermement la région du Daylam par l’intermédiaire d’autres forteresses bien défendues. Ses soldats sont peu nombreux, mais bien entraînés et fidèles à sa cause. Depuis quarante ans, “le vieux de la montagne” comme on l’appelle parfois, imagine et peaufine un plan retors qui lui permettra, en dépit de ses moyens limités, d’assurer l’expansion de l’ismaélisme et de vaincre la dynastie des Seldjoukides, qui règne sur l’Iran de manière abusive. Son plan repose en grande partie sur l’endoctrinement de jeunes hommes dont il fera, à l’issue d’un enseignement à la fois militaire et religieux, ses fedayins ; ou autrement dit, des combattants fanatiques prêts à mourir pour la cause. Pour s’assurer leur complète et entière dévotion, Hassan ibn Sabbâh leur fait miroiter les bonheurs indicibles qui attendent ceux qui combattent pour la foi (un paradis peuplé de houris, vierges éternelles à la beauté voluptueuse, où le vin, le miel et les mets les plus fins seront à portée de main). De la promesse à la récompense il y a néanmoins un gouffre, que celui qui se targue d’être un nouveau prophète a bien compris. Dans le plus grand secret, il a donc fait aménager des jardins splendides derrière la forteresse, un lieu paradisiaque où il a enfermé et éduqué quelques-unes des plus belles esclaves d’Iran. A charge pour elles de faire croire à quelques heureux élus parmi les fedayins, qu’ils ont grâce à ibn Sabbâh l’immense honneur d’accéder temporairement au paradis tant convoité. Le plan fonctionne au-delà des espérances, gavés de haschisch, les trois premiers fedayins croient avoir eu accès au paradis promis par le prophète et, privés de drogue, durablement et définitivement imprégnés par les splendides houris des jardins, ils ne désirent plus qu’une chose, s’illustrer de gloire et mourir en martyrs pour rejoindre définitivement le paradis. Hassan a désormais à sa disposition des assassins parfaitement entraînés et prêts obéir aux ordres les plus fous et les plus dangereux. Des fanatiques qui donneront leur vie le sourire aux lèvres.

On l’aura compris, le roman de Vladimir Bartol repose autant sur des faits historiques (l’existence de Hassan ibn Sabbâh est avérée) que sur la réappropriation de légendes et de fantasmes tout droit hérités de sources discutables remontant au Moyen-Age. Tout d’abord les sources ismaéliennes sont très rares et l’histoire de cette secte a été écrite essentiellement par des historiens sunnites, qui rappelons le détestaient cordialement les chiites, quelle que fut leur obédience. Certaines légendes sont également liées au retour des Croisés en Europe, parmi lesquels plusieurs chefs périrent sous le poignard affuté de ces fameux assassins. Ce fut sans doute par leur intermédiaire, que le mot Haschaschin (puis assassino en italien et assassin en français) fut introduit en Europe. Les légendes prêtent également aux Nizarites des pratiques profondément mystiques (vrai), voire ésotérique, ainsi que des rites obscurs liés à l’emploi de drogues (d’où le raccourci entre haschisch et assassin), de poisons divers et variés et de l’hypnose. Si tout ceci est encore matière à discussion pour les historiens, il est vrai que les adeptes de cette secte pratiquaient la dissimulation et cachaient leur foi pour avancer masqués, une manière habile de développer et de diffuser leur foi alors qu’ils étaient minoritaires et persécutés. A la disparition de la secte, certains préceptes mystiques nizarites survécurent notamment à travers le soufisme.

“Rien n’est vrai, tout est permis”

Il n’est évidemment pas question ici de débattre de la véracité du roman de Vladimir Bartol, dont l’imagination largement empreinte d’orientalisme s’est très certainement enflammée à la lecture des récits légendaires. Le propos du roman n’est d’ailleurs absolument pas là. Publié en 1938, alors que l’Europe connaît une montée en puissance des régimes fascistes et que la guerre n’est plus qu’une question de mois, Alamut se veut avant tout une puissante critique du pouvoir et de la manipulation des masses (ici exercé par l’intermédiaire de la religion). A ce stade on notera par ailleurs des similitudes étonnantes avec Dune de Frank Herbert, qui fonctionne très exactement sur les mêmes ressorts intellectuels et romanesques (tromperie et manipulation des masses par l’intermédiaire de la religion en vue d’asseoir un pouvoir) et utilise également un vocabulaire et une mythologie religieuse fortement inspirée de l’Islam. Les nombreux dialogues qui émaillent le roman de Bartol, le plus souvent entre ibn Sabbâh et ses lieutenants, sont au coeur de cette réflexion et de cette virulente critique. Ce culte du chef, leader charismatique et autoritaire, bien évidemment incarné par Seiduna, cette analyse fine et implacable des mécanismes de manipulation des masses ignorantes sous couvert de religion, est une brillante démonstration des mécanismes et des forces qui parcourent nos sociétés profondément empreintes de religiosité depuis des milliers d’années. Il y a une sombre ironie et une grande dose de cynisme dans les propos de Bartol, mais le personnage de Seiduna est à plusieurs titres assez fascinant. Son intelligence séduit autant que sa cruauté implacable glace le sang, son humour pétillant fait contrepoint à sa froideur calculatrice et sa vision nihiliste du monde s’oppose à sa soif de connaissance et à son désir de comprendre la nature de l’univers qui nous entoure. Il incarne à la fois le sage et le fou, les lumières et l’obscurantisme. Et c’est là toute la réussite de Vladimir Bartol, que d’avoir fait d’Hassan ibn Sabbâh un personnage aussi riche de contradictions, pour qui le pouvoir n’est définitivement pas une fin, mais simplement un moyen comme un autre d’atteindre un objectif.

Malgré quelques longueurs, Alamut est un bon roman et une grande oeuvre politique, qui, hélas n’a pas pris une ride. A lire impérativement et à méditer soigneusement.

jeudi 19 mars 2020

L'amour à la turque : Le musée de l'innocence, d'Orhan Pamuk

Il existe à mon sens deux manières d’aborder Le musée de l’innocence de l’écrivain turc Orhan Pamuk (prix Nobel de littérature pour les distraits qui baillent près du radiateur). Il y a ceux qui d’emblée détesteront cette oeuvre nombriliste et indigeste de plus de 800 pages, fatigués par l’obsession maladive du narrateur et lassés par les descriptions interminables de ses états d’âme, et puis il y a ceux qui entreront en résonance avec l’esprit de cet homme obnubilé par une femme, au point d’en perdre quasiment la raison. C’est sans doute le propre des oeuvres clivantes et donc forcément intéressantes, que de susciter à ce point l’admiration ou le rejet. Et je dois moi-même avouer qu’au cours de cette lecture, j’ai oscillé entre intérêt sincère et fascination, en passant également par des phases d’ennui contenu voire de crispation. 

Istanbul, milieu des années 70. Kemal, jeune héritier d’une riche famille turque est sur le point de se fiancer avec la délicieuse Sibel, elle aussi issue d’une vieille famille de notables stambouliotes. Ils sont jeunes, beaux, riches et un avenir radieux leur tend les bras. Mais alors qu’il s’apprête à acheter un cadeau pour Sibel, Kemal tombe sous le charme de Füsun, une parente éloignée et pauvre qu’il n’avait plus revue depuis l’enfance. Sous prétexte de lui donner des cours de maths pour ses futurs examens, Kemal l’invite dans la garçonnière qu’il vient d’improviser et les deux jeunes gens tombent éperdument amoureux l’un de l’autre. Aveuglés par leur passion commune, ils ne réalisent pas que leur amour est voué à l’échec. Mais quarante quatre jours plus tard, Kemal se fiance en grande pompe avec Sibel avant de réaliser qu’il ne peut en aimer une autre que Füsun. Mais il est trop tard, blessée au plus profond de sa chair, la jeune femme s’est enfuie loin des yeux de son amant, qui, désespéré, entreprend de la retrouver, au point d’en perdre le goût de vivre. Inlassablement il parcourt les rues de leur quartier, les lieux qu’ils ont fréquentés, puis étend sa quête à d’autres secteurs de la ville, en vain. Füsun semble avoir disparu pour toujours. Fou de douleur, il se réfugie régulièrement dans l’appartement où ils ont vécu ces moments de bonheur si brefs, ressasse ses souvenirs heureux en compagnie de la jeune femme, dont il collectionne désormais le moindre objet lui rappelant un geste, une odeur ou une attitude. Un mégot à moitié consumé évoque pour Kemal sa main délicate tenant une cigarette d’une manière détachée et incroyablement élégante, une règle en bois lui rappelle ces sourires complices pendant que Füsun travaillait ses équations mathématiques, un verre vide et il se souvient de ces tendres lèvres ourlées de rouge carmin qu’il embrassait avec passion. Réfugié dans sa douleur, Kemal perd la mesure des choses, délaisse son travail et se montre de plus en plus distant avec Sibel, à qui il finit par tout avouer. L’épreuve est trop lourde à surmonter et le couple se sépare. Désormais Kémal n’a d’autre obsession que de retrouver Füsun, quel qu’en soit le prix, il veut la revoir et la reconquérir. 


Porté par le projet de son roman, Orhan Pamuk a poussé la logique jusqu’à créer véritablement un musée à la gloire de cette femme parfaitement imaginaire qu’est Füsun. Durant plus de dix ans, l’auteur turc a collecté de nombreux objets symptomatiques de la vie des riches familles stambouliotes de l’époque, afin d’illustrer l’histoire d’amour entre Kémal et Füsun de manière concrète et inédite. On reste admiratif face à l’ampleur et à l’audace d’un tel projet, mais le roman peut parfaitement se lire sans ce support, de même que le musée peut se visiter sans avoir jamais lu le roman et la fascination qu’exerce cette histoire sur le lecteur gardera assurément toute sa force. Que l’on aime ou pas le personnage de Kémal ou bien même celui de Füsun, la puissance de cet amour tragique et désespéré ne peut laisser indifférent. Le musée de l’innocence c’est avant tout l’histoire d’une obsession partagée, même si l’auteur choisit indiscutablement d’illustrer le point de vue de Kémal, il faut bien garder à l’esprit que Füsun éprouve un amour tout aussi puissant et ravageur, mais il faudra cependant atteindre la fin du roman pour en mesurer toutes les dimensions. Aimer au-delà du raisonnable et ne pas réussir à vivre cet amour commun, cette passion dévorante et destructrice, voilà toute la tragédie du roman d’Orhan Pamuk. C’est ce caractère résolument universel qui touche le lecteur au plus profond de son être et le bouleverse irrémédiablement. Reste que le récit est loin de n’être qu’une partie de plaisir au cours des 800 pages qui le composent. C’est lent, très lent, parfois même vaguement ennuyeux, les descriptions sont interminables et les scènes s’allongent démesurément. Les chapitres consacrés aux fiançailles en sont une excellente démonstration. Les personnages eux-mêmes, sans cesse dans la démesure émotionnelle peuvent irriter par leur nombrilisme misérabiliste et leurs réactions irrationnelles. Mais curieusement ces défauts de structure et de construction du récit en font toute la richesse et toute la force. Le roman est long, tout comme l’est la quête sans fin de Kémal pour retrouver Füsun, les descriptions sont excessivement détaillées, comme le regard que porte Kémal sur ce qui l’entoure et qu’il prend soin d’enregistrer attentivement dans sa mémoire. Sa nostalgie à fleur de peau émeut tout autant qu’elle irrite, Kémal agace par son comportement, sa propension au mensonge et son manque de fiabilité. Et pourtant l’homme est touchant et sa pugnacité tout autant que la candeur de son amour ne peuvent laisser indifférent.
Mais au-delà de la relation passionnée et obsessionnelle qui lie Kémal et Füsun, Orhan Pamuk dresse un portrait saisissant de la grande société stambouliote des années soixante-dix. Cette plongée au coeur de la cité millénaire est fascinante, riche, étonnante par nombre d’aspects et l’on perçoit bien les différences culturelles qui existent dans cette ville passerelle entre l’Orient et l’Occident.

 C’est sans doute cette richesse empreinte d’une grande nostalgie, qui irrigue littéralement le roman et en fait toute la saveur et la réussite. On vit, on vibre au rythme d’Istanbul tout au long du récit, comme une pulsation qui ne semble jamais avoir quitté l’auteur et qu’il transmet avec brio et sincérité.

jeudi 12 mars 2020

Loufoquerie : L'ours est un écrivain comme les autres, de William Kotzwinkle

William Kotzwinkle, vieux briscard de la littérature américaine, fait partie de ces écrivains difficiles à cataloguer. Maniant la farce décalée avec une ironie mordante qui frôle le génie, il sait aussi, à travers cet exercice humoristique loin d’être évident, déployer une forme de critique sociale singulièrement pertinente et juste. Au-delà de la bouffonnerie bon enfant, Kotzwinkle est ainsi un observateur aguerri de la société américaine et de ses petites tares. Une marque de fabrique que l’on retrouve chez par exemple un certain Tim Dorsey, bien que ce dernier soit à mon sens encore plus mordant et féroce, mais avec une fantaisie que nul ne peut lui disputer. 

Autant vous prévenir, il va falloir sérieusement faire appel à vos facultés de suspension de l’incrédulité avec ce roman, mais en dehors du fait que dans cette histoire un ours originaire du Maine parle, mange et se comporte à peu près comme un humain lambda, tout est parfaitement normal, enfin presque. Le récit débute par les péripéties un brin rocambolesques d’un certain Arthur Bramhall, universitaire raté et écrivain malchanceux, déjà victime de la disparition d’un premier manuscrit dans l’incendie de sa maison. Cette fois le bougre est encore moins vernis, puisque qu’il se fait voler le manuscrit de son nouveau roman par un ours. Il faut dire, qu’échaudé par le sinistre dont il avait été victime, Arthur avait pris soin d’enfermer son roman dans une mallette, qu’il avait ensuite cachée sous un vieil arbre proche de la forêt. Pas de bol, un ours affamé et prêt à boulotter à peu près n’importe quoi, s’empare de la mallette. Déçu de ne pas y trouver de quoi satisfaire son insatiable appétit, il fait néanmoins feu de tout bois et se voit bien endosser le rôle d’écrivain. Après tout, ce roman a l’air d’être fort bien écrit et il n’y a pas de raison qu’il ne puisse profiter du succès qui semble lui tendre les bras. Le voilà donc qui raye le nom d’Arthur Bramhall et le remplace par un pseudonyme de son cru, ainsi notre ours devient Dan Flakes (n’allez pas croire que notre ours soit allé chercher l’inspiration plus loin qu’un paquet de céréales) et s’apprête à devenir la future coqueluche du monde de l’édition, un véritable phénomène dont le maintien bestial et les manières un peu rustres ne semblent guère susciter l’étonnement parmi les requins et autres loups du milieu de l’édition. 

Intelligent et drôle, sans être forcément désopilant, L’ours est un écrivain comme les autres est une véritable diatribe, qui se moque ouvertement de l’intelligentsia américaine et en particulier du milieu de l’édition (dont Kotzwinkle est sans doute bien placé pour se gausser). Écrit avec une ironie mordante et un sens du burlesque déroutant, ce roman est une petite bouffée d’air frais et une lecture incontournable pour ceux qui auraient déjà apprécié Fan man ou bien encore le fabuleux Midnight Examiner, probablement le meilleur roman de Kotzwinkle à ce jour. Il est simplement dommage que l’humour employé par l’auteur repose uniquement sur le quiproquo, une technique qui fonctionne parfaitement sur un texte court (au hasard une nouvelle), mais qui montre néanmoins ses limites au-delà d’une centaine de pages. L’ensemble est néanmoins rattrapé par une galerie de personnages truculents et extrêmement bien campés (comme quoi, les stéréotypes ont parfois du bon), qui font tout le sel de ce déroutant roman.

dimanche 1 mars 2020

Big Jim en mode mineur : Une Odyssée Américaine, de Jim Harrison


Il y a deux types de lecteurs de roadbooks, ceux qui adulent Sur la route de Jack Kerouac et puis ceux qui n’ont jamais réussi à rentrer dans ce récit ou qui n’en ont jamais compris l’intérêt. Etant donné que je me situe dans la première catégorie, vous êtes prévenu. Une odyssée américaine est l’un des derniers romans de feu Jim Harrison et se veut un hommage plus ou moins revendiqué à l’oeuvre majeure de Jack Kerouac, mais les similitudes restent relativement limitées puisque Sur la route était une oeuvre contestataire, en rupture avec la société de l’époque, symptomatique d’une jeunesse en manque d’émancipation et de liberté. Le roman de Big Jim se veut plus modeste et propose un contrepoint à la vitalité séminale de Kerouac, une sorte de roadbook désabusé et fatigué, dans lequel un fermier à la retraite, plaqué par sa femme en manque de nouveauté, décide de partir à l’aventure et de redessiner la carte du grand ouest américain. 



A 62 ans, Cliff se retrouve du jour au lendemain à la rue. Après une courte carrière d’enseignant, puis un travail harassant de fermier, sa femme lui réclame le divorce pour vivre une aventure avec un sémillant quinquagénaire. Lui qui avait passé plus de quarante ans à s’occuper de ses vergers de cerisiers et à élever quelques bêtes, n’a plus qu’à plier bagages dans sa vieille Ford Taurus affichant ses 300 000 km, avec quelques fringues défraîchies et ses fidèles cannes à pêche. De toute façon sa femme a vendu leur ferme et sa vieille chienne est morte, qu’est-ce qui pourrait bien le retenir dans le Michigan ? Cliff décide donc de partir à San Francisco (tiens, Kerouac a dû passer par là) rendre visite à son fils, mais comme il souffre d’une peur-panique de l’avion, il lui faudra traverser les trois quarts des Etats-Unis en voiture, ce qui ne semble guère le déranger car sur son trajet il a prévu de traverser des états réputés pour leurs contrées sauvages et leurs rivières poissonneuses, de quoi satisfaire sa passion pour la pêche à la mouche. Au passage il en profitera pour rendre une petite visite à un vieil ami dans l’Arizona. Mais c’était sans compter sur une ancienne élèves de terminale, désormais quadragénaire sexy et délaissée, qui, apprenant son périple, décide de l’accompagner durant une partie de son voyage. Commence alors une errance à travers le grand ouest américain, qui permet à Cliff de rattraper des années de fantasmes sexuels et de s’adonner à une oisive insouciance. 



Ceux qui connaissent Jim Harrison savent bien évidemment que dans ce roman ils trouveront nombre d’ingrédients qui ont fait le succès de l’écrivain américain : évocation des grands espaces sauvages, personnages perdus et solitaires, récit souvent introspectif et en décalage par rapport aux aspirations du commun des mortels, mais aussi un certain refus de la société moderne, de son rythme infernal et de sa bêtise crasse. Jim Harrison c’est l’anti american way of life ; rien dans ce que l’Amérique construit et prône depuis des décennies ne semble l’intéresser. On pourrait à tort prêter à l’auteur des aspirations misanthropes, et il y aurait sans doute un petit fond de vérité, mais en réalité Big Jim se fiche tout simplement de ce qui fait tourner le monde moderne et il n’est pas étonnant que ses personnages les plus réussis soient souvent des marginaux, des écorchés de la vie en rupture plus ou moins volontaire avec le reste du monde. Et Cliff ne déroge pas à la règle, il se fout éperdument des conventions sociales, se moque de l’économie et de l’argent de manière générale et n’aspire qu’à un peu de tranquillité. Une bonne bière après une rude journée de travail manuel, une partie de pêche à la truite, un repas préparé avec amour et partagé en bonne compagnie, une partie de jambes en l’air… voilà en apparence ses seules aspirations. On pourrait trouver le bonhomme un brin austère, sauf que l’on a affaire un homme cultivé, admirateur de Thoreau, Emerson et Whitman, un homme empreint de poésie, qui porte un regard à la fois naïf et décalé sur le monde qui l’entoure, comme si le comportement de ses congénères ne cessait chaque jour de l’étonner. Oui, le regard de Cliff est à la fois totalement désabusé et complètement neuf et c’est sans doute ce décalage qui fait tout le charme du personnage. 



Le roman est par ailleurs servi par un style très oral (à la manière de Jack Kerouac), même si on est loin de la puissance et de l’énergie séminale de Sur la route. Le rythme est ici plus tranquille, plus nostalgique et donc nettement plus en phase avec le récit d’un homme qui s’apprête à entamer la dernière partie de sa vie. Une odyssée américaine n’est sans doute pas le roman le plus réussi de Big Jim, mais il est empreint d’une philosophie épicurienne pleine de générosité et de volupté, qui ne laisse pas indifférent pour peu que l’on arrive à dépasser sa crudité et son cynisme de façade, pour se laisser gagner par sa douce mélancolie.