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mardi 2 avril 2024

Ni loup ni chien, de Kent Nerburn

 

Dans les années 90, Kent Nerburn est un écrivain blanc reconnu et respecté pour ses travaux auprès des populations amérindiennes, dont il a patiemment et posément recueilli la parole au fil de ses ouvrages. D’aucuns admirent sa patience, ses qualités d’écoute et sa sensibilité, très grandement acquise à la cause amérindienne. Aussi  n’est-il qu’à moitié surpris lorsqu’un vieil indien Lakota, Dan, lui demande de le seconder dans l’écriture d’un ouvrage consacré à la mémoire de son peuple. Ouvrage initiatique, témoignage à cœur ouvert et manifeste évident, Ni chien ni loup devint rapidement un ouvrage culte, mais il n’avait jusqu’à présent jamais eu les honneurs d’être traduit en français, voici qui est chose faite grâce aux éditions du sonneur. 


Contacté par la petite fille de Dan, indien lakota âgé d’un peu plus de 80 ans, Kent Nerburn accepte de se rendre dans le Sud Dakota afin de faire la rencontre du vieil homme. L’écrivain américain sort alors tout juste d’un projet de longue haleine auprès des populations Ojibwés de la réserve de Red Lake (au nord du Minnesota). A force d’écoute et de patience, Kent Nerburn  a pu ainsi recueillir de nombreux récits relevant de la tradition orale, dont il tira deux ouvrages importants, To walk the red road et We choose to remember. Arrivé dans la réserve Lakota, Nerburn découvre un vieil homme au caractère bien trempé et à la langue acerbe, mais dont il peine à définir le projet. Dan est un excellent orateur et dispose d’une connaissance très profonde de l’histoire et des traditions de son peuple, mais ses notes, bien que denses, n’ont pas vraiment de ligne directrice. Ne sachant pas encore très bien où aller, Nerburn s’installe pour quelques semaines dans la réserve et tente de s’approprier le matériau brut que Dan lui a fourni, mais le résultat ne convient pas au vieil homme qui le trouve trop appliqué et trop feutré. S’instaure alors une nouvelle relation, plus difficile à vivre au quotidien, mais plus enrichissante pour les deux hommes, un mélange de discussions (que Kent Nerburn prend bien soin d’enregistrer), de leçons inaugurales et de discours solennels, qui à eux seuls ne suffiraient pas s’il n’étaient agrémentés d’un véritable parcours initiatique pour Kent Nerburn, à travers la réserve puis jusqu’au mémorial de Wounded Knee. Le résultat de cette rencontre fut ce livre, qui se lit comme un roman mais résonne comme l’un des manifestes les plus poignants de la cause amérindienne. 


Ni chien ni loup n’est  certes pas le seul ouvrage consacré à l’histoire tragique des populations autochtones d’Amérique du Nord, on pense évidemment à Enterre mon coeur à Wounded Knee ou bien encore Pieds nus sur la terre sacrée, tout aussi majeurs et poignants, mais il porte la voix directe et sans filtre de tout un peuple persécuté pendant plusieurs siècles. Ce qui frappe dans ce livre c’est l’intégrité et l’honnêteté avec laquelle Kent Nerburn rapporte les propos parfois très durs de Dan à l’encontre de l’homme blanc, à juste titre certes, mais que l’écrivain américain prend souvent de plein fouet. Un positionnement qui n’a pas dû être facile à vivre et sur lequel il s’épanche douloureusement parfois, songeant même à abandonner son travail auprès des Lakotas pour rentrer chez lui. Pourtant, malgré la difficulté que représente ce projet, Kent Nerburn s’accroche et tente de restituer au mieux la parole du vieil indien, malgré les coups de sang, malgré l’éloignement de sa famille, malgré l’incompréhension et les difficultés de communication. Car le livre montre bien toutes les différences de conception et d’appréhension du monde, qui séparent les peuples autochtones et les hommes blancs, qui depuis cinq siècles, animés par ce désir fou de posséder, ont sans cesse repoussé et dépouillé les amérindiens d’une terre qu’ils ne se sentaient pas posséder, mais à laquelle ils appartenaient et avec laquelle ils faisaient corps. Sans cesse l’homme blanc a menti, triché, spolié, sous le regard teinté d’incompréhension des peuples d’Amérique du Nord, pour qui il était impossible de s’approprier ce qui de toute façon appartenait à tout le monde et qu’ils étaient parfaitement disposés à partager. Mais ne nous y trompons pas, Ni loup ni chien n’est pas un livre intégralement tourné vers le passé, c’est un ouvrage qui raconte toute la difficulté d’être un indien dans l’Amérique d’aujourd’hui, alors que les traditions peinent à survivre et que les hommes, ces fiers guerriers, ont été brisés, anéantis, effacés et parqués avec les restes de leur dignité dans des réserves, loins de leurs territoires de chasse et des terres de leurs ancêtres. Au milieu de ce chaos, les femmes sont restées dignes, ultimes garantes d’une certaine permanence des choses, des traditions séculaires, ce sont elles qui soignent les âmes brisées et qui prennent soin des anciens, comme l’affirme la petite fille de Dan “Nos hommes sont peut-être vaincus, mais le cœur des femmes est encore fort”. Mais l’avenir reste pourtant bien sombre, les peuples indiens, malgré leur résistance et leur persistance voient leur identité de plus en plus menacée, sur le point d’être submergée par l’accélération du monde moderne, les dérives de la société de l'ultra consommation et la folie destructrice d’un capitalisme pour qui la Terre ne représente non pas une entité vivante avec laquelle vivre en harmonie, mais une simple source de profit qu’il convient d’épuiser et d’essorer jusqu’à l’envi.  


A la fois rude, drôle, attachant, mais aussi empreint de tristesse et de colère, Ni loup ni chien a ceci de remarquable qu’il est le fruit de la rencontre entre indien et homme blanc, une zone commune où chacun essaie de comprendre ce qu’est l’autre, ce qui le distingue et le différencie. Certes, d’un point de vue historique, l’ouvrage ne nous apporte rien de vraiment neuf, même s’il rappelle quelques faits importants, mais sur le plan philosophique et spirituel, sa contribution est immense. Loin de tout mysticisme à deux francs six sous, il remet les choses en perspective, les replace dans leur contexte et nous fait toucher du doigt tout ce qui fait la richesse de la pensée des peuples amérindiens et de leur immense culture. Quelque chose dont nous aurions pu nous inspirer, que nous aurions dû préserver et au moins respecter, mais que nous avons préféré piétiner, mépriser et quasiment détruire jusqu’au point de non retour. Il y avait pourtant de la place pour tout le monde, mais nous n’avons pas voulu le voir, aveuglés par notre désir de posséder et par notre pulsion de dominer, quitte à effacer, à rayer de la surface de la Terre une civilisation vieille de plusieurs millénaires. Avec une désarmante honnêteté, sans jamais essayer de se faire passer pour celui qu’il n’est pas, Kent Nerburn a recueilli et transmis cette parole, avec ses nuances, ses silences si révélateurs et surtout toute sa force. 


lundi 19 février 2024

Sexe, drogue et rock n'roll : Daisy Jones & The six

 

A l’été 1979, le groupe Daisy Jones & The six livre à Chicago l’un des concerts les plus mémorables de l’histoire du rock. Le groupe est alors au sommet de sa gloire et son troisième album, Aurora, après avoir été immensément salué par la critique, s’arrache dans les bacs des disquaires. Mais ce que le public ne sait pas encore, c’est que ce concert sera le dernier. En pleine gloire, le groupe se déchire et se sépare. Daisy Jones & The six ne remontera jamais sur scène et ne publiera plus aucun album. Personne ne sut jamais pourquoi. Musiciens, fans, managers, amis et proches livrent dans cet ouvrage leurs témoignages pour raconter l’ascension fulgurante, puis la chute d’un groupe désormais devenu mythique. 


L’histoire débute à Pittsburg à la fin des années soixante. Elevés par une mère célibataire, Billy et Graham Dunne se prennent très de tôt de passion pour la musique et forment dès l’adolescence leur premier groupe, les Dunne Brothers. Ils invitent le batteur Warren Rhodes, le bassiste Pete Loving et le guitariste rythmique Chuck Williams à les rejoindre. Le groupe se taille un petit succès local, écume les mariages et les bars du coin avant de connaître un premier écueil. Chuck est appelé sous les drapeaux et doit partir au Vietnam. Il est alors remplacé par le jeune frère de Pete, Eddie Loving. Repéré lors d’une prestation à Baltimore par le leader des Winters, qui les invite à faire la première partie de leurs concerts, le groupe en profite pour débaucher Karen Sirko, qui jouait alors du clavier pour les Winters. Les Dunne brothers changent alors de nom et se rebaptisent The six avant d’entamer leur propre tournée. Lors d’un concert à New York, ils font la rencontre de Rod Reyes, qui deviendra leur manager et leur marchepied vers le succès. C’est ce dernier qui leur suggère de quitter la côte Est pour tenter l’aventure à Los Angeles. Sur place, le groupe tente de percer sur la scène indépendante et se fait remarquer par Teddy Price, un producteur influent chez Runner records, qui décèle immédiatement le potentiel des Six.


Née d’un père peintre et d’une mère mannequin, Daisy est une adolescente qui grandit dans une certaine solitude. Ses parents lui portent peu d’intérêt et lui laissent une grande liberté, qu’elle met à profit pour sortir dans les bars de sunset street (Los Angeles). Elle vient y écouter les groupes de rock qui la passionnent et joue de sa plastique avantageuse pour se mêler aux groupies et participer aux soirées festives après les concerts. Elle y perd sa virginité à quinze ans, ainsi qu’une certaine innocence. Mais d’un tempérament passionné, Daisy ne se laisse pas démonter et refuse qu’on la cantonne au rôle de groupie. Alors qu’elle sort avec le chanteur des Breeze, Wyatt Stone, elle tombe sur l’ébauche d’une chanson qui semble parler d’elle. Les couplets lui semblent plutôt pauvres et le refrain peu accrocheur, elle suggère alors à Wyatt de modifier son texte en profondeur et lui propose quelques idées, dont le compositeur s’empare immédiatement. Tiny Love devient rapidement le plus grand succès des Breeze. Mais Daisy ne veut pas être la muse d’artistes en manque d’inspiration, elle souhaite créer ses propres chansons et bien évidemment les interpréter. Alors elle écrit et consigne toutes ses chansons dans un petit carnet qui, pense-t-elle, finira bien par retenir l’attention d’un membre influent de la scène musicale. Mais finalement, c’est grâce à sa voix que Daisy finit par se faire remarquer. Alors que son petit ami de l’époque, le chanteur du groupe Mi Vida, l’invite à monter sur scène pour interpréter une reprise, Daisy fait sensation. Runner records tente de lui faire signer un contrat, mais refuse systématiquement ses textes. 


Du côté des Six, la sortie de leur premier album, puis la tournée qui s’ensuit, permettent au groupe de faire sensation.  Mais déjà le succès naissant bouleverse l’équilibre du groupe. Billy prend de plus en plus l’ascendant sur les autres musiciens ; il impose ses textes, ses compositions, ses arrangements tout en résistant mal à la pression et aux excès qui accompagnent forcément la folle ascension des Six. Les filles se bousculent dans les loges, l’alcool et la drogue coulent à flot et les soirées qui suivent les concerts se transforment en véritables orgies. Billy perd de plus en plus le contrôle sur son processus créatif et cède à tous les excès.  Il lui faudra tout l’amour de son épouse, Camila, et une petite cure de désintox pour reprendre les rênes de sa vie. C’est Teddy Price, leur producteur commun, qui mettra en relation les Six avec Daisy Jones. Alors que la jeune femme refuse d’enregistrer la moindre chanson dont elle n’aurait pas écrit le texte, Teddy lui propose une collaboration avec les Six. Ces derniers sont sur le point de finaliser leur second album, mais le label, tout en reconnaissant la qualité des compositions, cherche un morceau susceptible de faire un hit. Teddy espère que cette collaboration donnera lieu à une nouvelle alchimie et apportera la petite étincelle qui manque encore à l’album. C’est le début d’une fructueuse, mais tumultueuse association entre les Six et Daisy Jones. La collaboration entre Billy et Daisy, co-architectes des principaux succès du groupe, mais duo aux relations orageuses et conflictuelles, donnera lieu à la création de l’album Aurora, chef d’oeuvre de l’histoire du rock et testament bien malgré lui d’un groupe parvenu au sommet de son talent créatif. 


Daisy Jones & The six, au risque de vous décevoir, n’est hélas qu’une fiction. Le groupe n’a jamais existé, mais à travers son parcours on peut tout de même déceler un certain nombre d’influences. Les amateurs de rock des seventies auront sans doute détecté de nombreuses similitudes avec le groupe Fleetwood mac (seconde génération, pas le groupe initial créé par Peter Green), dont l’album Rumours (énorme succès lors de sa sortie en 1977) connut un processus créatif assez complexe, pour ne pas dire tumultueux. La relation d’amour/haine entre Billy Dunne et Daisy Jones, s’inspire en grande partie de celle qui se tissa entre Stevie Nicks (chanteuse des Fleetwood mac) et Lindsey Buckingam (lead guitariste). Construit sous la forme d’un documentaire recueillant les témoignages croisés des musiciens, des producteurs, managers et de quelques proches du groupe, le roman a l’intelligence de varier les points de vue, mais aussi la vision et l’interprétation que chacun a pu avoir de cette courte mais intense aventure musicale. Certaines anecdotes sont ainsi racontées sous deux angles différents ou simplement se complètent pour élargir la focale. Les témoignages courts et intenses s’enchaînent à une vitesse vertigineuse, parfois entrecoupés de petites synthèses explicatives, rares, mais toujours placées de manière pertinente.  C’est indiscutablement superbement construit et rappelle l’excellent Please Kill Me (un vrai documentaire cette fois sur l’histoire du punk). 


Le moteur de cette histoire, c’est bien évidemment la relation complexe qui unit Billy et Daisy, une relation puissamment créatrice mais qui s’avère destructrice, leurs égos se heurtent et se complètent à merveille tout autant que leurs imaginaires respectifs, profondément mélancoliques, se télescopent et explosent en particules d’énergie pure. Billy et Daisy s’aiment autant qu’ils se haïssent, s’admirent mutuellement tout autant qu’ils se détestent, se déchirent puis se réconcilient dans la minute qui suit. La présence de l’autre leur semble insupportable tout autant qu’elle leur est nécessaire, voire vitale. Ensemble ils créent des textes et des compositions d’une intensité folle, se répondent l’un à l’autre par couplets interposés, entrelacent leurs âmes par des vers d’une beauté à couper le souffle et se brisent le coeur à coups de punchlines dévastatrices. Car leur amour, aussi puissant et intense soit-il, est impossible et ne peut trouver de fin heureuse. Quant aux autres membres du groupe, ils sont de facto exclus de ce processus créatif parfaitement binaire et se retrouvent réduits à la condition d’exécutants, de musiciens de studio à qui on demande de jouer une partition à laquelle ils n’ont guère participé, exacerbant ainsi les tensions. 


La démonstration est parfaitement implacable et retranscrit avec finesse et justesse les jeux de pouvoir qui peuvent s’exercer au sein d’une formation musicale, où les égos et les susceptibilités des uns et des autres finissent souvent par s’entrechoquer. Mais la réussite de cette plongée au cœur des relations d’un groupe de rock ne doit pas faire oublier la richesse de la reconstitution historique, qui nous ramène cinquante ans en arrière, dans cette époque d’une richesse musicale inouïe et d’une liberté absolument fascinante. Bref, si vous êtes un amateur de rock des seventies, Daisy Jones & The six est un incontournable et devrait vous pousser à exhumer de vos armoires vos vinyles les plus précieux. Sortez-les de leurs pochettes, époussetez-les avec amour avant de les placer sur votre platine puis de poser délicatement le saphir sur les microsillons, et pensez à ce que l’album Aurora aurait pu vous procurer comme plaisir s’il avait vu le jour. 


NB : à noter que le roman a inspiré une excellente petite série télé, diffusée si je ne m’abuse sur Prime et qui s’avère très fidèle à l’esprit du livre. La partie partition musicale est en demi-teinte, mais les acteurs sont formidables.

mardi 23 janvier 2024

Lointain futur ? Rossignol, d'Audrey Pleynet

 

Couverture du livre d'Audrey Pleynet : Rossignol

D’abord la couverture. Je choisis rarement un livre sur sa couverture, parfois même malgré celle-ci. Mais ce petit rossignol au corps nébuleux perché au-dessus d’un sombre abysse et comme enveloppé d’un délicat rameau aux feuilles évanescentes attire l’œil.

Regardez-le bien, car il ne réapparaîtra pas de sitôt. Mais ce n’est pas si grave.


A travers le regard de la narratrice, nous découvrons le monde de la station, une espèce d’île pirate du cosmos. Là, les différentes espèces de l’Univers connu se côtoient, se mêlent, s’étreignent, se métissent pour donner naissance à des hybrides plus ou moins viables. Chacun vit selon ses paramètres. La station est une espèce d’utopie anarchiste, une communauté au mélange extrême vivant de trafics plus ou moins commerciaux et d’extraction des minerais des astéroïdes, et grâce à une technologie que personne en fait ne connaît plus vraiment. Dans ce microcosme, la narratrice est en fuite, et se souvient, mêlant ses souvenirs à sa réalité du moment, passant d’un présent incertain à un passé émietté et vice-versa, jusqu’à un futur lointain. Elle est poursuivie pour on ne sait quoi, par un certain Victor, chef de file des Spéciens, tandis qu’elle est protégée par les Fusionnistes de son amie d’enfance ‘Ha.

En moins de cent trente pages (format poche), l’autrice nous fait découvrir un univers miniature extraordinaire de complexité, nous fait partager des sentiments très forts, déroule une énigme à la façon d’un thriller, tout cela par les yeux d’une héroïne au centre du maelström, petit rouage devenu actrice centrale du drame qui se joue, mais dans un fil du temps aux courbes sinueuses.

Le récit vous emporte comme une lame de fond, vous soulève, vous noie et vous recrache, hébétée dans votre fauteuil. La première lecture n’est pas aisée, car si le style est élégant, les informations sont foisonnantes. On pourrait se perdre, comme la narratrice à certains moments de sa vie, et pourtant le fil est là, toujours, qui nous empêche de dériver trop loin malgré les digressions, jamais gratuites, les retours en arrière, toujours éclairants, les bonds en avant, toujours angoissants.

Quant à la seconde lecture... Je crains qu’elle manque de la saveur incomparable de la découverte, mais elle permettra de replonger, à nouveau, dans la station, et de ressentir, un peu plus, toutes les émotions de la narratrice.


Un petit livre pour un grand moment de science-fiction.

Polar de la frontière : Tijuana straits, de Kem Nunn

 

Le monde du surf a quelque chose de parfaitement dichotomique. En réalité, deux oppositions de style, ou plutôt deux philosophies parfaitement antinomiques, s’affrontent depuis  que ce sport est devenu l’une des activités nautiques les plus populaires autour de la planète. La première est sans doute la plus ancrée dans l’imaginaire collectif, c’est celle qui présente les surfeurs comme des amoureux inconditionnels de l’océan, des mystiques qui ont organisé leur mode de vie autour du surf, ne vivent que pour le surf et par le surf. Elle présente les surfeurs comme des adeptes de la coolitude extrême, se contentant de peu (une planche, un bus Volkswagen, une combi et une belle droite qui casse avec régularité sur une mer glassy), des êtres en quête de spiritualité marine, ne rêvant que de voyages à travers les océans, à la recherche de “La Vague”. Ce mythe est parfaitement retranscrit dans le film Endless summer (Bruce Brown, 1966), mais ne représente en réalité qu’un mirage. Loin de moi l’idée de nier l’existence de ce type de surfeurs, mais la réalité est incontestablement moins séduisante. Au début des années 90, Point break proposait une vision plus contrastée du monde du surf, certes parfois un peu outrancière, mais pas inintéressante. Un milieu assez peu accueillant, où les “locaux” squattent les spots les plus populaires  et n’hésitent pas à jouer du poing pour imposer leur hiérarchie dans l’eau. Quarante ans plus tard, la situation ne s’est guère améliorée, il suffit d’observer de qui se passe sur les plages pour se rendre compte que, toute l’année, le moindre spot est saturé à l’envi. Le surf est devenu un loisir de masse victime de son succès. Le fameux spot secret du Cap St Francis d’Endless summer, qui a fait rêver des générations entières de surfeurs, est ainsi devenu la proie des promoteurs immobiliers sans scrupules et une usine à touristes sans charme. Pour le rêve il faudra repasser. Cette pression sur la moindre vague surfable a rendu certains spots quasiment infréquentables, sauf si vous aimez poireauter au line up et batailler au peak pour prendre la moindre vague (au risque de prendre dans la figure autre chose qu’un mur d’eau). 


Autant vous dire que la littérature de Kem Nunn s’inscrit plutôt dans la deuxième tendance, celle du désenchantement, que l’on avait clairement pu percevoir dans Surf city ou bien encore Le sabot du diable. Des polars bien noirs, qui annonçaient clairement la couleur : le surf, c’est pas vraiment le pays des Bisounours. Dans Tijuana Straits, la recette n’a  pas changé, c’est toujours aussi sombre, extrêmement bien écrit et l’auteur américain prend soin d’inscrire son roman dans une dimension sociétale à la fois engagée et finement décrite. 


Au sud de San Diego, à la frontière avec le Mexique, Sam Fahey, ancien surfeur de renom passé par la case prison, mène une vie de reclus. Désormais rangé, mais un peu au bout du rouleau, il tente de survivre en pratiquant la lombriculture, c'est-à-dire l’élevage des vers de terre, sur la petite ferme que lui a léguée son père. Mais la vallée de la Tijuana ne fait guère rêver. Plaque tournante d’un trafic de drogue quasiment impossible à endiguer, la région est également polluée par les activités industrielles qui ont fait la fortune de quelques ploutocrates des deux côtés de la frontière et le malheur de la rivière, qui charrie des eaux chargées en toxines et polluants divers et variés jusqu’à l’embouchure de l’océan. Dernière ombre au tableau, la zone est aussi l’un des principaux points de passage des migrants qui tentent de passer la frontière. Mais pour atteindre l’eldorado, encore faut-il échapper aux patrouilles de la police des frontières, à la noyade ou bien encore aux bandits et autres passeurs malintentionnés qui dépouillent régulièrement les Mexicains en quête de jours meilleurs. Jusqu’à présent, rien n’avait réussi à troubler véritablement la retraite quasi monastique de Fahey, jusqu’au jour où il porte secours à une jeune mexicaine égarée au milieu de la rivière. Malgré quelques égratignures et ecchymoses, la jeune femme semble en bonne santé, mais complètement déboussolée et terrifiée. Sam se serait bien passé de cet incident, mais il décide de prendre la jeune femme sous son aile et de l’accueillir chez lui, le temps qu’elle se remette de ses légères blessures et reprenne des forces. Sa présence bouleverse immédiatement ses habitudes et renvoie Fahey à sa propre condition, celle d’un homme au passé tumultueux, quelque peu désabusé, qui a renoncé à sa plus grande passion, le surf, pour des raisons que l’on peine à comprendre, mais qu’il dévoile peu à peu au contact de Magdalena. La jeune femme reste d’ailleurs un mystère pour Fahey car elle ne correspond pas vraiment au portrait type du clandestin. Belle, intelligente, cultivée, Magdalena est l’assistante d’une avocate de Tijuana spécialisée dans la défense de l’environnement et visiblement sa patronne ne s’y est pas fait que des amis. En passant la frontière clandestinement, Magdalena cherchait surtout à échapper à deux tueurs à gages déterminés à l’assassiner. Bien malgré lui, Fahey se retrouve donc impliqué dans cette affaire car il ne peut se résoudre à abandonner la jeune femme. 


Profondément humain et touchant, Tijuana Straits est un livre étonnant sur la rédemption, mais qui, loin de se replier sur lui-même, s’inscrit dans des problématiques plus larges, comme l’écologie ou bien encore la situation catastrophique des migrants à la frontière américano-mexicaine. Si le roman commence assez doucement, le rythme finit par s’accélérer dans le dernier tiers du récit et devient franchement prenant. Mais la réussite tient surtout à la relation entre Fahey et Magdalena car Kem Nunn ne cède jamais à la facilité et, tout en retenue et en délicatesse, observe ces deux êtres que tout oppose se rencontrer, se découvrir et s’apprécier. Vu à travers le regard de Magdalena, Fahey n’est pas le loser que les premiers chapitres du récit semblaient esquisser, cette gloire locale dont l’ascension s’est brisée à peine au sortir de l’adolescence. Ses failles profondes, ses erreurs de jugement ou bien encore ses peurs profondément enfouies, font de Fahey un homme extrêmement attachant car il ne se laisse jamais complètement submerger et réussit à préserver une petite étincelle de vie au milieu du chaos ambiant. A force de côtoyer Magdalena, la personnalité profonde de Fahey remonte à la surface et réussit à briser les liens qui l’enchaînaient à un passé morbide. La fin du roman est à mon sens d’une grande justesse et d’une profonde délicatesse, même si aux yeux de certains elle pourra paraître injuste ; il ne pouvait en être autrement. La boucle est ainsi bouclée et Fahey rejoint  son destin de surfeur pour l’éternité. Assurément, Tijuana Straits est probablement la plus grande réussite de Kem Nunn à ce jour.