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mercredi 28 septembre 2022

Polémique culinaire : La véritable histoire des pâtes, de Lucas Cesari

 

Qu’y a-t-il de plus horripilant qu’un intégriste de la gastronomie vous assénant sa vérité absolue au sujet, au hasard, des pâtes à la carbonara ou bien encore de la sauce bolognaise (qui n’existe pas, rappelons-le aux plus distraits). Le maître-mot étant, comme il se doit, “l’authenticité”, car il est bien connu que c’est dans les vieux pots que l’on fait les meilleures soupes. Sans parler  de ceux qui détiennent le graal, la vérité absolue, la recette ultime, à savoir “la vraie recette”  et qui ne manqueront pas de vous rappeler que, plus la recette est ancienne plus elle est “authentique”. Tout le reste n’étant que billevesées et roupie de sansonnet. Cette course effrénée à l’authenticité a contaminé non seulement toute la littérature culinaire depuis la fin des années 90, mais elle est surtout devenue l’objet d’une lutte de tous les instants sur les réseaux sociaux. Malheur à celui qui oserait poster une photo de ses exploits en cuisine s’il ne respecte pas à la lettre la recette canonique érigée depuis la nuit des temps en Saint Graal. Depuis la nuit des temps ? Vraiment ? C’est la question que Lucas Cesari s’est posé après avoir subi la vindicte des twittos les plus hargneux au sujet d’un plat de pâtes à la carbonara réalisé avec quelques restes qu’il avait sous la main (des oeufs, du parmesan et de la pancetta, excusez du peu). Imaginez si notre spécialiste avait osé user d’un fromage aussi peu noble que l’emmental et arrosé le tout de crème fraîche comme on se plait à le faire de notre côté des Alpes. 



Au-delà du titre un peu facile et racoleur (bon ok, vendeur diront les commerciaux), Lucas Cesari s’emploie tout au long de son ouvrage  à démystifier les recettes les plus emblématiques de la gastronomie italienne. De la carbonara aux gnocchi, en passant par l’amatriciana, les lasagnes ou bien encore les tortellini de Bologne, l’auteur propose, grâce à une méthodologie solide et documentée (étude de manuscrits, traités et autres livres de recettes anciens), de retracer l’histoire de ces plats emblématiques, en remontant à leur origine, parfois bien plus récente que ne le laissent entendre les gardiens du temple. Nul doute que ces derniers monteront au créneau à coup d’attaques ad hominem, mais il faut bien avouer que si l’on s’efforce de dépassionner le débat on ne peut que se rendre à l’évidence, Lucas Cesari taille de véritables croupières aux “puristes” les plus intégristes en rétablissant quelques faits assez difficiles à réfuter. Ainsi, si l’on s’en tient à l’exemple le plus marquant du livre, à savoir la carbonara, on pourra constater avec une certaine allégresse que cette recette n’est pas très ancienne et remonte à la fin des années quarante. Si l’on scrute attentivement son évolution au fil des décennies, elle semble même très loin de faire consensus et propose une variété d’ingrédients et de techniques qui feraient défaillir les puristes les plus sectaires. Ainsi, même si certains gastronomes de l’école la plus dure (oeufs, guanciale, pecorino, poivre et un peu d’eau de cuisson pour la mantecatura finale) préfèrent l’oublier, même en Italie il était très courant d’utiliser un peu de crème fraîche (jusque dans les années 80) pour obtenir une sauce onctueuse et veloutée sans être un technicien de haute volée. Même chose en ce qui concerne le fromage (le parmesan était couramment utilisé) ou la viande (la pancetta a longtemps concurrencé le guanciale). Ce n’est que dans les années 80/90, qu’une poignée de gastro-intégristes de salon ont commencé à adopter une ligne plus dure, fixant leurs propres règles, décrétant officiellement ce qui relevait du canon et ce qui était à bannir, le tout sans aucun fondement historique. Alors certes, lorsque l’Academia Italiana delle Cucina fixe dans le marbre (dans les années 80) la recette de la Carbonara, cela a de quoi impressionner et tendrait à couper le sifflet à ceux qui auraient l’outrecuidance de n’en faire qu’à leur tête, mais ne nous y trompons pas, elle n’est qu’une recette parmi d’autres et n’a pas vocation à demeurer éternelle, la cuisine est vivante et évolue. Alors pourquoi une telle levée de bouclier chaque fois qu’un cuisinier tente de s’affranchir des règles ? Le rôle des réseaux sociaux n’est sans doute pas étranger à une telle polarisation, mais au-delà, on peut sans peine percevoir le désir de se distinguer du menu fretin, une volonté affichée de sélectionner par la technique (parce que réussir une carbonara stricte demande une certaine technicité et un vrai savoir-faire) et de se constituer en élite de la gastronomie. Rien de neuf sous le soleil pourrait-on dire, l’élitisme ne date pas d’hier et n’est pas près de disparaître. Remarquons par ailleurs, que pour les dix chapitres qui composent ce livre (soit dix recettes), le processus est souvent très similaire et la démonstration, si elle n’est pas toujours aussi spectaculaire que pour la carbonara, met une petite fessée aux plus rigides. En filigrane, on distingue également des raisons qui n’ont rien à voir avec l’élitisme, mais relèvent plutôt de l’influence de l’industrie ou des pratiques artisanales tendant à rationaliser la production. Ainsi, si certaines recettes actuelles privilégient tel ou tel ingrédients, c’est parce que les artisans et les industriels ont constaté qu’ils convenaient mieux à leurs procédés de fabrication, ce fut notamment le cas pour les gnocchi ou bien encore les tortellini ; certains livres de recettes du début du XXème siècle, ne proposent même plus de fabriquer soi-même ses tortellini, mais de privilégier des produits prêts à cuire, se focalisant uniquement sur la sauce ; il s’agissait alors de libérer la ménagère en faisant place au progrès. 



La tradition a donc bon dos et le livre de Lucas Cesari a le grand mérite de battre en brèche les idées reçues aussi bien que les diktats culinaires. Mais il est nécessaire de garder à l’esprit, qu’il ne faut pas pour autant faire tout en n’importe quoi en cuisine sous prétexte d’exercer son libre arbitre. La créativité a ses mérites, mais comme dans l’apprentissage de la musique, il convient de faire ses gammes et de respecter certains principes élémentaires, voire chimiques, de la cuisine. Les recettes canoniques ont aussi leurs mérites, en prônant l’usage des produits de qualité, en faisant preuve d’une certaine technicité et en élevant la cuisine vers des sommets gustatifs. Le tout est de savoir rester humble et de ne pas conspuer ou vouer aux gémonies ceux qui ne sont pas capables d’atteindre un haut niveau dans l’art de la cuisine. Si vous n’arrivez pas à réussir votre carbonara (trop sèche si vos pâtes sont trop chaudes, trop visqueuse si elles sont trop froides), faites à votre manière et ajoutez un filet de crème fraîche dans votre préparation, si cela vous permet d’obtenir la texture et le goût que vous souhaitez, après tout, nombre de mamma italienne l’ont fait pendant des décennies afin de régaler leur maisonnée. En attendant, faites vous plaisir en lisant le livre de Lucas Cesari, cela vous permettra de rabattre le caquet des ayatollahs et autres pseudo-savants de la tradition gastronomique.

lundi 12 septembre 2022

Uchronie turque : Les nuits de la peste, d'Orhan Pamuk

 

Le dernier roman d’Orhan Pamuk est un sacré pavé et il m’aura fallu pas loin de trois semaines pour en venir à bout…. Autant dire une éternité pour un lecteur. Mais ne prenez pas pour autant la poudre d’escampette car Les nuits de la peste est un bon roman, dont la densité est certes réelle, mais nullement insurmontable surtout pour les amoureux de la Méditerranée.  

A ce sujet, il convient d’apporter quelques précisions. Si Les nuits de la peste se présente comme un roman historique (dans sa thématique aussi bien que dans sa narration) et qu’il en présente toutes les caractéristiques formelles, il s’agit en réalité d’une pure fiction car l’île de Mingher n’a jamais existé et les événement qui s’y déroulent pas davantage. Il s’en dégage pourtant une impression de véracité tant le travail d’Orhan Pamuk paraît crédible et documenté (la narratrice se présente comme une historienne se basant sur des sources de première main). Il n’empêche que le contexte a tout de même quelques fondements historiques, puisqu’il est adossé à la chute de l’empire ottoman.


En ce début de XXième siècle, une épidémie de peste se déclare sur l’île de Mingher, perle de la Méditerranée orientale, notamment connue pour la culture de ses roses. Le sultan Abduhlamid II, dépêche donc sur place l’un de ses meilleurs virologues, Bonkowski Pacha, qui tente de convaincre le gouverneur de mettre en place des mesures drastiques afin d’endiguer l’épidémie. Las, personne sur l’île ne semble prendre la mesure de la gravité de la situation, l’administration temporise, la communauté musulmane  crie au complot et la minorité chrétienne, plus aisée, tente déjà par tous les moyens de fuir l’île. La situation devient d’autant plus intenable que la quarantaine est renforcée par un blocus exercé par plusieurs destroyers de guerre occidentaux, effrayés à l’idée que la peste se propage en Europe. Sur l’île, la situation devient hors de contrôle et les morts se multiplient, notamment dans les quartiers de la principale ville. Mais la situation se complique davantage encore lorsque l’envoyé spécial du Sultan est victime d’un assassinat. Les autorités doivent se rendre à l’évidence, la population est au bord de la rébellion et il faudra mener finement la lutte contre l’épidémie pour ne pas susciter de révolte. Pour apaiser les tensions, deux personnages de haut rang sont dépêchés sur place, la princesse Pakizê, nièce du sultan, et son mari, médecin spécialisé dans la lutte contre les épidémies. C’est notamment à travers les yeux de Pakizê, dont la correspondance abondante sera mise au jour, scrutée, analysée et commentée par sa petite fille (qui se présente comme la rédactrice du livre), que les événements seront relatés.


Roman d’une très grande maîtrise narrative, Les nuits de la peste pourra sans doute dérouter les lecteurs d’Orhan Pamuk qui ne connaîtraient qu’une seule de ses facettes, celle du conteur hors pair. Dans ce roman choral, le récit se montre plus formel, prend de la hauteur et une certaine distance avec les personnages, pour les étudier en tant qu’objets d’Histoire. Ce qui intéresse Orhan Pamuk, c’est indiscutablement d’observer la chute de l’empire ottoman à travers le prisme de cette île fictive, qui n’est autre qu’une allégorie de la société turque et dont les structures socio-politiques, voire économiques, sont en grande partie déliquescentes. L’empire se meurt et le pouvoir du Sultan sur ses vastes territoires se délite à mesure que l’Occident accroît ses propres possessions territoriales en Afrique du Nord et au Proche Orient. L’unité de l’empire se fissure et des dissensions importantes entre les différentes communautés se ravivent, notamment entre chrétiens orthodoxes et musulmans. Pris en tenaille entre différentes velléités impérialistes (Français, Anglais, mais aussi Russes), le sultan, conscient du danger mais quasiment impuissant, tente de sauver les derniers lambeaux d’un empire sur le point de s’effondrer. Toutes ces tensions agitent bien évidemment Mingher et entrent en résonance, donnant au lecteur un aperçu sans doute assez réaliste de cette époque troublée. Reste que l’ensemble, bien que passionnant, souffre parfois de quelques longueurs, qui ne doivent cependant pas masquer la grande maîtrise formelle de ce roman, admirable sur bien des points et qui n’est pas sans rappeler un certain T.E. Lawrence.