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mardi 24 août 2021

Tout un été au frais : l'épopée sibérienne d'Eric Hoesli

 

La Sibérie, c'est grand. Très grand. Alors 700 pages, c'était le minimum à consacrer à l'histoire de cette immensité ! Et encore, à son histoire récente et russe.

Tout commence au 16e siècle. Alors qu'Ivan le Terrible commence à faire ressembler la Russie à un État, entre la mer Blanche et l'Oural, un jeune marchand du nom d'Anika Fiodorovich Stroganov va débuter la grande aventure sibérienne, par le commerce d'une denrée rare en Russie : le sel. Avec ses fils et en s'alliant aux Cosaques, en défaisant les khans, en attirant les parias, sous le patronat tour à tour bienveillant et distant du Tsar, ils vont ouvrir les portes de l'inconnu : la Sibérie.

À partir de là, l'histoire avance par à-coup, au gré de l'intérêt que lui portent ou pas les tsarines et tsars blancs ou rouges. La Sibérie, pour tous ces dirigeants, c'est d'abord une promesse qui doit toujours rapporter : de la fourrure, des minerais, du pétrole... On se soucie très peu de la connaître, de l'équiper en routes ou en ponts, de la coloniser même, pourvu que ses richesses passent l'Oural pour alimenter l’insatiable Moscou. Et le jour où, non sans mal, on décidera de la doter d'une ligne de chemin de fer, c'est parce que les militaires s'en mêlent et que les intérêts géopolitiques de la Grande Russie sont en jeu. Grande, immense, mais toujours soumise au pouvoir de la Russie occidentale.

La Sibérie fait rêver, mais elle se transforme souvent en terre de cauchemars. C'est un Far West, mais à la latitude du Canada, donc avec peu de terres vivrières, et sans cette liberté qui a permis aux colons européens de faire prospérer l'Amérique. Ici comme ailleurs sous l'empire du Tsar, rien ne se fait sans sa permission et les intrigues de cour ont des répercussions parfois dramatiques jusqu'en Alaska. 

Ainsi une grande expédition d'exploration, permettant des découvertes exceptionnelles, est réduite au silence. Comme si les relevés de Lewis et Clark, ou bien les estampes d'Audubon étaient condamnées à dormir dans les archives d'un ministère. C'est d'ailleurs ainsi que le cosaque Dejnev, au 17e siècle, le premier à avoir longé en navire toute la côte Nord de la Sibérie jusqu'au Pacifique, est resté inconnu jusqu'au 19e siècle. Le rapport de son exceptionnel voyage dormait dans les caves du ministère de l'Intérieur... 

Ses richesses sont pillées sans douceur ni vergogne : la zibeline et tous les animaux à fourrure sont impitoyablement exterminés, son pétrole et son gaz se déversent encore aujourd'hui dans la taïga et la toundra faute de matériel sécurisé. Gâchis, gâchis... Gâchis humain aussi, beaucoup. On y envoie les réprouvés, les criminels ... On ne fait rien ou si peu pour y attirer les hommes ! Staline, lui, réinventera l'esclavage moderne dès les années 1930 en déportant des peuples entiers et en provoquant des rafles d'arrestations sous les prétextes les plus futiles, pour alimenter l'industrie de l'extraction.

Les peuples autochtones sont relativement épargnés, parce que les Russes ne pratiquent pas la ségrégation et préfèrent faire payer l'impôt que massacrer. Mais on prendra soin sous le communisme de les acculturer.

Notre guide Eric Hoesli a un don de conteur. Prenant chaque fois comme point de départ une figure marquante, il développe son très long voyage comme un accordéon. On voit passer dans son livre, une fois les Stroganov bien implantés, Ermak le cosaque conquérant des Tatars, les explorateurs Barents, Vitus Béring, Tchirikov, les savants Gmelin, Müller, le génial et impossible à vivre Steller, un diplomate, Stoelck, qui vendit l'Alaska (et en tira un excellent prix !) ; le gouverneur Mouraviev-Amourski qui changea la face de la Sibérie orientale, et plein d'autres, souvent tragiques, partant dans l'enthousiasme et se perdant en route...

Et puis des Décembristes, des anarchistes, des autonomistes sibériens, des déportés et des condamnés de toutes sortes, parfois pour rien (rien, c'est 5 ans, disait une blague du Goulag rapporté par Soljenitysne, un de ces Sibériens temporaires). Des géologues, que Staline se mit à déporter et fusiller parce qu'ils ne répondaient pas à ses rêves... 

Et puis une voie de chemin de fer légendaire, une autre fantôme, des oléoducs... Un passage du Nord-Est toujours introuvable, des brise-glaces...

Comment résumer toute cette somme d'espoirs et de souffrances, cette région qui compte quatre parmi les 10 plus grands fleuves du monde, ce continent à moitié gelé et désormais à moitié en feu, qui ne compte qu'à peine 40 millions d'habitants ? 700 pages, finalement, c'est bien peu pour tant d'aventures terribles. Et pourtant, et pourtant, tout cela laisse un goût d'inachevé, une envie, comme Sylvain Tesson, d'aller y voir de plus près, de se frotter à cet hiver sans pareil, de passer ces immenses fleuves, de se recueillir avec les fantômes du Goulag, de relire Dostoïevski. Mais pour la Sibérie toute entière, on n'aura pas assez d'une vie !