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jeudi 29 novembre 2018

Polar désespéré : Fausse piste, de James Crumley

Amusant comme l’on peut parfois être brusquement frappé par une évidence que l’on avait pourtant sous les yeux depuis, disons le clairement, un certain temps. C’est un peu l’effet produit auprès votre serviteur après qu’il ait délicatement refermé la dernière page de ce roman de James Crumley. Cette évidence c’est que depuis quelques années j’explore de manière plus ou moins fortuite (miracle de la serendipité diraient certains) la production littéraire des écrivains dits de “l’école du Montana” (Pete Fromm, Sherman Alexie, James Lee Burke, James Welch, Richard Hugo, Dan O’Brien…..), appellation gratuite et forcément abusive, mais sans doute aussi révélatrice d’un certain état d’esprit ou tout du moins d’une certaine sensibilité. Il est probable que les choix éditoriaux des éditions Gallmeister, dont je reste un inconditionnel, influencent en grande partie cette orientation dans mes lectures, mais pas seulement puisque certains des auteurs de cette mouvance ne sont pas édités par cette maison d’édition. En forçant le trait, mais pas tant, on pourrait également leur associer l’écrivain du Wyoming voisin, Craig Johnson. Sans doute est-ce lié à une fascination plus ou moins consciente pour l’Amérique des grandes plaines et des espaces à perte de vue, sur lesquels plane encore l’ombre des tribus indienne qui régnaient sur ces terres avant l’arrivée de l’homme blanc. De leur tragédie s’échappe comme une aura mystique, la promesse d’une Amérique encore préservée du rythme infernal de la vie moderne, sauvage, à peine civilisée… presque vierge. Illusion probablement, fantasme propre à celui qui rêve et qui voyage par la pensée, mais après tout, que serions sans nos rêveries. Sur ces considérations dignes d’un philosophe de comptoir, intéressons nous plus précisément à ce Fausse piste, qui constitue le premier volet des aventures édifiantes de Milo Milodragovitch, détective privé pathétique, alcoolique notoire et loser magnifique. 

Ce qui est bien dans ce genre de polar c'est que l’on sait d’emblée que l’enquête y est un peu accessoire, non pas qu’elle ne soit pas intéressante ou mal ficelée, mais elle reste un prétexte à l’exploration de l’âme humaine et de ses travers. Ce qui compte ici, ce ne sont pas les indices, les corrélations ou bien encore les procédures d’enquête, mais les personnages et les dialogues. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en la matière, James Crumley est un maître. Ne venez donc pas vous plaindre de ne pas avoir été prévenu. 

Milo Milodragovitch exerce donc la profession sinistrée de détective privé dans la petite ville de Meriwether, nichée au coeur du Montana, cette région frontalière du Canada où l’on compte sans doute plus de bisons que d’habitants. L’ennui c’est que depuis l’adoption de nouvelles lois facilitant le divorce, Milo se retrouve quasiment au chômage technique. Lui qui s’était fait une spécialité dans la filature des époux volages ne peut que constater l’inutilité désormais patente de sa profession : l’adultère ne rapporte plus. Alors pour tuer l’ennui, en attendant d’atteindre l’âge qui lui permettra d’enfin toucher l’héritage de son père, une véritable fortune, Milo picole. Il picole au petite déjeuner, il picole le matin, il picole l’après-midi et le soir, il picole aussi… Bref, toutes les occasions sont bonnes pour lever le coude et biberonner. Dans la ville tout le monde le connaît, mais lui ne vit que dans l’ombre de son père, alcoolique notoire ayant fait fortune dans l’immobilier, désormais mort après s’être tiré un coup de fusil en pleine tête. Accident malheureux, suicide déguisé, nul ne le sait, même si au fond de son coeur Milo connaît la vérité. La vie aurait pu continuer ainsi pendant des années, avec pour seul horizon le prochain verre ; mis à part la cirrhose du foie on ne voit pas bien ce qui aurait pu arrêter notre bonhomme. Mais c’était sans compter sur la belle Helen, dont le déhanché incendiaire n’a d’égal que la fragilité intérieure. Un cocktail qui ne laisse pas Milo indifférent et, dans un accès de faiblesse, voilà notre détective prêt à accepter une enquête qui dès les premiers éléments laisse augurer d’une impasse. Mais la femme a touché l’homme en plein coeur, elle a mis à nu une âme qui ne demandait qu’à aimer et à être aimée en retour, dans sa plus simple et sa plus pure expression. Alors Milo part à la recherche du meurtrier présumé du frère d’Helen, officiellement mort d’une overdose d’héroïne, thèse à laquelle Helen, terrassée par le chagrin, refuse de croire malgré l’évidence. 

Désespéré par bien bien des aspects, le roman de James Crumley se laisse porter par une enquête faussement paresseuse, prétexte destiné essentiellement à explorer une galerie de personnages à la fois fascinants et repoussants. Le roman ne respire ni la gaieté ni la joie de vivre, mais contre toute attente il exsude comme une infime parcelle d’espoir au milieu de toute cette noirceur. Fausse piste explore des thèmes bien plus profond qu’il n’y paraît au premier abord. La question de la filiation est au coeur du roman. Milo est véritablement hanté par son passé, par la figure écrasante de son père, il souffre de ne pas être à la hauteur, de ne pas avoir réussi alors que son père et son grand-père avaient au même âge bâti leur empire. Mais Milo souffre encore davantage de la légende qui les accompagne, car lui connaît la vérité, il connaît le prix de cette réussite et sa part de mensonge. Alors pour éviter d’y être confronté, il s’est sabordé, s’enfonçant chaque jour un peu plus dans le spleen afin d’oublier le poids insupportable de cet héritage familial. Au fond, comme la plupart des détectives privés depuis Philip Marlow, Milo est un coeur tendre qui joue les durs à cuire et qui observe avec un oeil cynique et désabusé d’une société corrompue et déliquescente. La petite ville de Meriwether en donne un aperçu assez glaçant, cette bourgade insignifiante du Montana concentre nombre de maux que l’on aurait cru réservés au grandes mégapoles américaines (délinquance en hausse, trafic de drogue, contrebande, corruption...), une ville où même les gentils sont alcooliques ou désespérés et les flics désabusés ou corrompus. De cette ambiance crépusculaire émerge la figure innocente d’Helen, étincelle d’espoir qui embrase le coeur de Milo. Mais elle n’est pas celle qu’il croit, il le sait, il le redoute… mais il l’aime.

mardi 27 novembre 2018

Noir, de K.W. Jeter

Alors que tout le monde avait enterré définitivement K.W. JETER, qui depuis quelques années ne donnait signe de vie qu'au travers de suites sans grand intérêt [Blade Runner] ou de séries SF de seconde zone [Star Trek , Alien nations et autres starwarseries], voici que paraît en 1998 un roman autrement plus ambitieux, un mélange de polar hard-boiled et de science-fiction pour adultes consentants. NOIR c'est un peu la rencontre entre Alfred BESTER et Norman SPINRAD, un univers d'une violence sociale extrême dans lequel évolue un héros pas toujours très net, voire franchement antipathique, écartelé entre un passé difficile et un avenir encore plus incertain. Quand K.W. JETER renoue avec ses démons du passé ça fait mal, très mal, un peu comme Dr Adder en son temps, mais en moins jovial.



Dans un futur indéterminé, quelque part dans l'immense conurbation de Los Angeles, qui s'étend désormais bien au-delà des frontières de la Californie [le gloss], Mc Nihil, ex flic du bureau de recouvrement est contacté par les dirigeants de la puissante multinationale Dyna Zauber [DZ pour les intimes] afin d'enquêter sur le meurtre d'un cadre secondaire. Désormais freelance, Mc Nihil a par le passé été l'un des principaux asp-ions de l'agence de recouvrement, chargée par les ayants-droits d'oeuvres intellectuelles de traquer les pirates de tous bords qui osent dealer de la littérature, de la musique ou des vidéos sous le manteau. La loi réserve un traitement de choc aux pirates ; traqués par les asp-ions, ils sont abattus sans sommation, leur cerveau et leur moelle épinière sont soigneusement extraits de leur corps pour être ensuite recyclés en divers produits de consommation courante, pour le seul bénéfice de l'ayant-droit qui s'est estimé lésé (grille-pain, cable Hi-Fi haute fidélité, nourriture pour chat, ....). Evidemment, chaque objet contient encore suffisamment de la personnalité du pirate pour le faire souffrir au gré de l'utilisateur. L'autre particularité de McNihil, en plus d'être un enfoiré, c'est d'avoir des implants greffés à la place des yeux, des implants qui lui permettent de voir le monde comme s'il évoluait dans un vieux film en noir et blanc, avec imperméable à la boggart, vieilles guimbardes américaines des années cinquante, cigarettes sans filtre échappant des volutes de fumée bleutée et délicieuse blonde platine au tailleur serré. Il ne manquerait plus qu'une petite musique de jazz pour compléter le tableau.
L'ennui dans le monde de McNihil et de ses petits camarades, c'est que quand vous êtes mort vous ne l'êtes pas vraiment, surtout si vous avez oublié d'être en règle avec le fisc ou avec vos débiteurs ; des gentils docteurs s'empressent rapidement de récupérer votre dépouille et de la maintenir en semi-vie jusqu'à ce que vous ayez trimé suffisamment pour régler toutes vos dettes. Quant-à la justice, c'est bien simple, il n'y en a pas, n'espérez pas un procès la police se charge uniquement de constater votre décès, voire directement votre meurtre. A L.A. version JETER, l'argent est roi, et pourvu que vous ayez un compte en banque bien rempli vous pouvez tout vous permettre : poules de luxe façonnées sur mesure par les clomes Adder des cliniques Serp Med, implants en tous genres ou drogues virtuelles illicites. Attention, n'abusez tout de même pas trop de ces petits extras ou vous vous sentirez obligé de vous confesser, directement online évidemment, l'évêque vous fera de toute manière un prix d'ami sur les crucifax de dernière génération.
Quant-à l'affaire de meurtre, elle pue le coup fourré, le traquenard monté de toute pièce. Alors McNihil n'en fait qu'à sa tête, il enquête sans enquêter, se paye la tête des cadres de DZ et accessoirement dessoude un pauvre pirate à la manque qui tentait de refourguer les bouquins numérisés d'un vieil écrivain oublié de romans noirs.



NOIR est en quelque sorte un synchrétisme de l'oeuvre de JETER, voire un testament tant ce roman dégage une sensation de finitude, comme si l'auteur avait jeté ses dernières forces dans une bataille ultime qu'il savait perdue d'avance ; une synthèse de tous les éléments développés par JETER depuis l'écriture de son premier roman, Dr Adder. Ce dernier était le fruit d'une réflexion encore inaboutie mais pleine de force et de vigueur ; le roman d'un jeune écrivain qui voulait balancer ses mots à la face du monde comme s'ils pouvaient avoir une influence sur le cours des choses. Rien de tout cela dans NOIR, la réflexion est ici plus personnelle que dans les précédents romans de JETER, NOIR est truffé de passages d'une rare fulgurance où l'auteur épingle tous les travers de la société, en forçant nettement la dose sur le néocapitalisme sauvage, le piratage et la religion. De violence, le roman n'en manque pas, qu'elle soit sociale ou physique, on pense en particulier à la scène de vivisection sur le jeune pirate, d'une brutalité insoutenable, justifiée (pour McNihil) par un discours à peine moins intolérable. A elle seule cette scène fâchera plus d'un lecteur, qui, fatigués par tant de rage, de scepticisme et de nihilisme forcené, finiront par reposer ce roman épuisant. A moins que ce ne soit la propension de l'auteur à faire durer les dialogues qui n'ait raison de leur patience. Les autres, comme votre serviteur, prendront leur pied face à tant de lucidité et de perspicacité quant-aux réalités du monde moderne, dont finalement NOIR n'est guère éloigné, comme toute oeuvre de SF qui se respecte oserais-je avancer. Il y aurait encore bien d'autres points à évoquer, comme certaines similitudes entre le film Blade Runner et le roman de JETER, rien d'étonnant lorsqu'on sait que le même auteur a publié trois suites au film de Ridley SCOTT. Les images générées par NOIR évoquent cette atmosphère urbaine déliquescente, ce Los Angeles pollué, gris, sale, envahi par une faune miséreuse et hétéroclite. Plane également sur le roman le fantôme de Deckard, qui à bien des égards rappelle McNihil, bien que ce dernier soit bien plus impitoyable encore.


« Vous voyez, c’est là que les dernières variations, notamment dans les films, ont mal tourné (…) Elles ont confondu les images, l’apparence d’un vieux chef d’œuvre de Billy Wilder, en croyant que c’était tout ce qui comptait (…) [elles n’avaient] pas la moindre idée de cette putain de notion, de ce que voulait dire l’essence, l’âme du noir. (…) L’apparence, toutes ces ténèbres et ces ombres, toutes ces rues banales trempées de pluie – ça n’était rien. Ça n’avait rien à voir. »
(…) « C’était quoi, alors ? »
« Oh… c’est la trahison. » (…) « Ça a toujours été ça. C’est ce qui rend ce monde si réaliste, même lorsqu’il est totalement miteux et onirique, quand on croirait sur une autre planète. Celle que nous avons perdue et dont nous n’avons aucun souvenir, mais que nous voyons quand nous fermons les yeux… »



NOIR c'est avant tout une ambiance, une esthétique à la fois rétro et ultramoderne qui n'est pas sans rappeler certaines oeuvres cyberpunk [sans l'aspect gadgeto-matriciel, à mon sens d'une pénibilité sans égal] ; c'est glauque, violent, sale et répugnant, mais c'est aussi fascinant, lucide et diablement intelligent. NOIR est une oeuvre imparfaite, mais incroyablement puissante, une lecture dont on ne sort pas totalement indemne, à condition d'arriver jusqu'au bout du voyage.

lundi 19 novembre 2018

Born to kill : Pukhtu primo, de DOA

Plongée glaçante dans l’enfer afghano-pakistanais, Pukhtu Primo est le premier volet du diptyque que Doa consacre au conflit qui embrase le Moyen-Orient depuis bientôt quarante ans et qui connut son apogée avec l’intervention des forces américaines (à partir de 2001). Un roman qui mêle habilement considérations géopolitiques, espionnage et thriller, mais qu’il convient cependant de mettre en perspective avec d’autres oeuvres pour avoir une vision d’ensemble. Je vous renvoie donc vers la lecture de Mille soleils splendides de Khaled Hosseini, qui propose un regard féminin sur le conflit et un point de vue très intéressant sur la montée en puissance des Talibans, ou bien encore le visionnage de Zero dark thirty, film sobre et maîtrisé racontant la traque de Ben Laden par les services de renseignement américains.



Roman choral extrêmement dense, Pukhtu se déroule pour l’essentiel entre l'Afghanistan et le Pakistan, s’autorisant à peine quelques détours du côté de la France et de l’Afrique. On y suit les parcours croisés de Fox et de sa bande de mercenaires employés par Longhouse, une société privée auprès de laquelle la CIA sous-traite certaines opérations commando et des missions de renseignement. Second personnage central, Peter Dang, reporter de guerre américain qui tente de percer à jour les activités menées par certains membres peu recommandables de Longhouse, essayant vainement de mettre en lumière la vilaine petite arrière-cuisine d’une CIA peu regardante sur le plan éthique. Enfin, le roman s’attarde longuement sur la vendetta que mène un chef de clan pachtoune, Sher Ali Khan, à l’encontre de ceux qui sont responsables de la mort de son fils aîné et de sa fille la plus chère, au cours d’une opération des forces américaines destinée à éliminer un chef taliban. Complexe par le foisonnement de ses personnages secondaires, aussi bien que par sa dimension géopolitique, Pukhtu est aussi une plongée au coeur de la culture afghano-pakistanaise, de son étonnant système tribal étranger à toute idée de frontière et fonctionnant selon ses propres règles. Certes, ces éléments culturels et politiques sont connus, mais la forme romanesque leur rend davantage de substance qu’une simple description clinique et purement documentaire. La tension entre les multiples clans et les différentes ethnies de la région, la codification extrême des relations sociales, la place centrale de la religion dans la vie de ces populations…. tous ces éléments acquièrent un certain relief, une densité qui, au-delà de la fiction, devient incroyablement authentique. Authenticité renforcée par l’insertion de coupures de presse, rapports et autres comptes-rendus officiels tout au long texte.



Par son aspect composite, mêlant habilement fiction et documentaire, Pukhtu nous plonge au coeur de l’action avec un grand souci de réalisme et une approche sans concession du terrain. C’est sale, brutal, laid…. comme la guerre, surtout lorsqu’elle devient un business. Mais le plus douloureux réside dans l’incapacité de ce pays mille fois brisé à sortir de cette dynamique mortifère. Perspectives économiques limitées, corruption, islamisme endémique, trafics en tous genres (la culture du pavot en fait l’une des plaques tournantes du trafic d’héroïne), contrebande… c’est comme si l’Afghanistan réunissait tous les maux d’un monde en perdition. Dans un tel chaos, le fondamentalisme religieux fait office de boussole, les esprits les plus faibles s’y raccrochent pour ne pas sombrer définitivement et maintenir un semblant de repères et de cadre, alors que les plus cyniques n’y voient qu’un moyen d’accroître leur pouvoir et leur emprise. Triste époque, triste monde où même ceux que l’on envoie sauver les innocents en profitent pour s’enrichir sur leur dos, avec un cynisme sans commune mesure.



Un grand roman donc, qui n’évite pas quelques longueurs et quelques écueils mineurs (l’arc narratif des personnages français est pour le moment peu convaincant, à voir avec la suite), mais qui réussit à convaincre par sa maîtrise formelle et la profondeur de son propos.