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mardi 2 avril 2024

Ni loup ni chien, de Kent Nerburn

 

Dans les années 90, Kent Nerburn est un écrivain blanc reconnu et respecté pour ses travaux auprès des populations amérindiennes, dont il a patiemment et posément recueilli la parole au fil de ses ouvrages. D’aucuns admirent sa patience, ses qualités d’écoute et sa sensibilité, très grandement acquise à la cause amérindienne. Aussi  n’est-il qu’à moitié surpris lorsqu’un vieil indien Lakota, Dan, lui demande de le seconder dans l’écriture d’un ouvrage consacré à la mémoire de son peuple. Ouvrage initiatique, témoignage à cœur ouvert et manifeste évident, Ni chien ni loup devint rapidement un ouvrage culte, mais il n’avait jusqu’à présent jamais eu les honneurs d’être traduit en français, voici qui est chose faite grâce aux éditions du sonneur. 


Contacté par la petite fille de Dan, indien lakota âgé d’un peu plus de 80 ans, Kent Nerburn accepte de se rendre dans le Sud Dakota afin de faire la rencontre du vieil homme. L’écrivain américain sort alors tout juste d’un projet de longue haleine auprès des populations Ojibwés de la réserve de Red Lake (au nord du Minnesota). A force d’écoute et de patience, Kent Nerburn  a pu ainsi recueillir de nombreux récits relevant de la tradition orale, dont il tira deux ouvrages importants, To walk the red road et We choose to remember. Arrivé dans la réserve Lakota, Nerburn découvre un vieil homme au caractère bien trempé et à la langue acerbe, mais dont il peine à définir le projet. Dan est un excellent orateur et dispose d’une connaissance très profonde de l’histoire et des traditions de son peuple, mais ses notes, bien que denses, n’ont pas vraiment de ligne directrice. Ne sachant pas encore très bien où aller, Nerburn s’installe pour quelques semaines dans la réserve et tente de s’approprier le matériau brut que Dan lui a fourni, mais le résultat ne convient pas au vieil homme qui le trouve trop appliqué et trop feutré. S’instaure alors une nouvelle relation, plus difficile à vivre au quotidien, mais plus enrichissante pour les deux hommes, un mélange de discussions (que Kent Nerburn prend bien soin d’enregistrer), de leçons inaugurales et de discours solennels, qui à eux seuls ne suffiraient pas s’il n’étaient agrémentés d’un véritable parcours initiatique pour Kent Nerburn, à travers la réserve puis jusqu’au mémorial de Wounded Knee. Le résultat de cette rencontre fut ce livre, qui se lit comme un roman mais résonne comme l’un des manifestes les plus poignants de la cause amérindienne. 


Ni chien ni loup n’est  certes pas le seul ouvrage consacré à l’histoire tragique des populations autochtones d’Amérique du Nord, on pense évidemment à Enterre mon coeur à Wounded Knee ou bien encore Pieds nus sur la terre sacrée, tout aussi majeurs et poignants, mais il porte la voix directe et sans filtre de tout un peuple persécuté pendant plusieurs siècles. Ce qui frappe dans ce livre c’est l’intégrité et l’honnêteté avec laquelle Kent Nerburn rapporte les propos parfois très durs de Dan à l’encontre de l’homme blanc, à juste titre certes, mais que l’écrivain américain prend souvent de plein fouet. Un positionnement qui n’a pas dû être facile à vivre et sur lequel il s’épanche douloureusement parfois, songeant même à abandonner son travail auprès des Lakotas pour rentrer chez lui. Pourtant, malgré la difficulté que représente ce projet, Kent Nerburn s’accroche et tente de restituer au mieux la parole du vieil indien, malgré les coups de sang, malgré l’éloignement de sa famille, malgré l’incompréhension et les difficultés de communication. Car le livre montre bien toutes les différences de conception et d’appréhension du monde, qui séparent les peuples autochtones et les hommes blancs, qui depuis cinq siècles, animés par ce désir fou de posséder, ont sans cesse repoussé et dépouillé les amérindiens d’une terre qu’ils ne se sentaient pas posséder, mais à laquelle ils appartenaient et avec laquelle ils faisaient corps. Sans cesse l’homme blanc a menti, triché, spolié, sous le regard teinté d’incompréhension des peuples d’Amérique du Nord, pour qui il était impossible de s’approprier ce qui de toute façon appartenait à tout le monde et qu’ils étaient parfaitement disposés à partager. Mais ne nous y trompons pas, Ni loup ni chien n’est pas un livre intégralement tourné vers le passé, c’est un ouvrage qui raconte toute la difficulté d’être un indien dans l’Amérique d’aujourd’hui, alors que les traditions peinent à survivre et que les hommes, ces fiers guerriers, ont été brisés, anéantis, effacés et parqués avec les restes de leur dignité dans des réserves, loins de leurs territoires de chasse et des terres de leurs ancêtres. Au milieu de ce chaos, les femmes sont restées dignes, ultimes garantes d’une certaine permanence des choses, des traditions séculaires, ce sont elles qui soignent les âmes brisées et qui prennent soin des anciens, comme l’affirme la petite fille de Dan “Nos hommes sont peut-être vaincus, mais le cœur des femmes est encore fort”. Mais l’avenir reste pourtant bien sombre, les peuples indiens, malgré leur résistance et leur persistance voient leur identité de plus en plus menacée, sur le point d’être submergée par l’accélération du monde moderne, les dérives de la société de l'ultra consommation et la folie destructrice d’un capitalisme pour qui la Terre ne représente non pas une entité vivante avec laquelle vivre en harmonie, mais une simple source de profit qu’il convient d’épuiser et d’essorer jusqu’à l’envi.  


A la fois rude, drôle, attachant, mais aussi empreint de tristesse et de colère, Ni loup ni chien a ceci de remarquable qu’il est le fruit de la rencontre entre indien et homme blanc, une zone commune où chacun essaie de comprendre ce qu’est l’autre, ce qui le distingue et le différencie. Certes, d’un point de vue historique, l’ouvrage ne nous apporte rien de vraiment neuf, même s’il rappelle quelques faits importants, mais sur le plan philosophique et spirituel, sa contribution est immense. Loin de tout mysticisme à deux francs six sous, il remet les choses en perspective, les replace dans leur contexte et nous fait toucher du doigt tout ce qui fait la richesse de la pensée des peuples amérindiens et de leur immense culture. Quelque chose dont nous aurions pu nous inspirer, que nous aurions dû préserver et au moins respecter, mais que nous avons préféré piétiner, mépriser et quasiment détruire jusqu’au point de non retour. Il y avait pourtant de la place pour tout le monde, mais nous n’avons pas voulu le voir, aveuglés par notre désir de posséder et par notre pulsion de dominer, quitte à effacer, à rayer de la surface de la Terre une civilisation vieille de plusieurs millénaires. Avec une désarmante honnêteté, sans jamais essayer de se faire passer pour celui qu’il n’est pas, Kent Nerburn a recueilli et transmis cette parole, avec ses nuances, ses silences si révélateurs et surtout toute sa force. 


lundi 19 février 2024

Sexe, drogue et rock n'roll : Daisy Jones & The six

 

A l’été 1979, le groupe Daisy Jones & The six livre à Chicago l’un des concerts les plus mémorables de l’histoire du rock. Le groupe est alors au sommet de sa gloire et son troisième album, Aurora, après avoir été immensément salué par la critique, s’arrache dans les bacs des disquaires. Mais ce que le public ne sait pas encore, c’est que ce concert sera le dernier. En pleine gloire, le groupe se déchire et se sépare. Daisy Jones & The six ne remontera jamais sur scène et ne publiera plus aucun album. Personne ne sut jamais pourquoi. Musiciens, fans, managers, amis et proches livrent dans cet ouvrage leurs témoignages pour raconter l’ascension fulgurante, puis la chute d’un groupe désormais devenu mythique. 


L’histoire débute à Pittsburg à la fin des années soixante. Elevés par une mère célibataire, Billy et Graham Dunne se prennent très de tôt de passion pour la musique et forment dès l’adolescence leur premier groupe, les Dunne Brothers. Ils invitent le batteur Warren Rhodes, le bassiste Pete Loving et le guitariste rythmique Chuck Williams à les rejoindre. Le groupe se taille un petit succès local, écume les mariages et les bars du coin avant de connaître un premier écueil. Chuck est appelé sous les drapeaux et doit partir au Vietnam. Il est alors remplacé par le jeune frère de Pete, Eddie Loving. Repéré lors d’une prestation à Baltimore par le leader des Winters, qui les invite à faire la première partie de leurs concerts, le groupe en profite pour débaucher Karen Sirko, qui jouait alors du clavier pour les Winters. Les Dunne brothers changent alors de nom et se rebaptisent The six avant d’entamer leur propre tournée. Lors d’un concert à New York, ils font la rencontre de Rod Reyes, qui deviendra leur manager et leur marchepied vers le succès. C’est ce dernier qui leur suggère de quitter la côte Est pour tenter l’aventure à Los Angeles. Sur place, le groupe tente de percer sur la scène indépendante et se fait remarquer par Teddy Price, un producteur influent chez Runner records, qui décèle immédiatement le potentiel des Six.


Née d’un père peintre et d’une mère mannequin, Daisy est une adolescente qui grandit dans une certaine solitude. Ses parents lui portent peu d’intérêt et lui laissent une grande liberté, qu’elle met à profit pour sortir dans les bars de sunset street (Los Angeles). Elle vient y écouter les groupes de rock qui la passionnent et joue de sa plastique avantageuse pour se mêler aux groupies et participer aux soirées festives après les concerts. Elle y perd sa virginité à quinze ans, ainsi qu’une certaine innocence. Mais d’un tempérament passionné, Daisy ne se laisse pas démonter et refuse qu’on la cantonne au rôle de groupie. Alors qu’elle sort avec le chanteur des Breeze, Wyatt Stone, elle tombe sur l’ébauche d’une chanson qui semble parler d’elle. Les couplets lui semblent plutôt pauvres et le refrain peu accrocheur, elle suggère alors à Wyatt de modifier son texte en profondeur et lui propose quelques idées, dont le compositeur s’empare immédiatement. Tiny Love devient rapidement le plus grand succès des Breeze. Mais Daisy ne veut pas être la muse d’artistes en manque d’inspiration, elle souhaite créer ses propres chansons et bien évidemment les interpréter. Alors elle écrit et consigne toutes ses chansons dans un petit carnet qui, pense-t-elle, finira bien par retenir l’attention d’un membre influent de la scène musicale. Mais finalement, c’est grâce à sa voix que Daisy finit par se faire remarquer. Alors que son petit ami de l’époque, le chanteur du groupe Mi Vida, l’invite à monter sur scène pour interpréter une reprise, Daisy fait sensation. Runner records tente de lui faire signer un contrat, mais refuse systématiquement ses textes. 


Du côté des Six, la sortie de leur premier album, puis la tournée qui s’ensuit, permettent au groupe de faire sensation.  Mais déjà le succès naissant bouleverse l’équilibre du groupe. Billy prend de plus en plus l’ascendant sur les autres musiciens ; il impose ses textes, ses compositions, ses arrangements tout en résistant mal à la pression et aux excès qui accompagnent forcément la folle ascension des Six. Les filles se bousculent dans les loges, l’alcool et la drogue coulent à flot et les soirées qui suivent les concerts se transforment en véritables orgies. Billy perd de plus en plus le contrôle sur son processus créatif et cède à tous les excès.  Il lui faudra tout l’amour de son épouse, Camila, et une petite cure de désintox pour reprendre les rênes de sa vie. C’est Teddy Price, leur producteur commun, qui mettra en relation les Six avec Daisy Jones. Alors que la jeune femme refuse d’enregistrer la moindre chanson dont elle n’aurait pas écrit le texte, Teddy lui propose une collaboration avec les Six. Ces derniers sont sur le point de finaliser leur second album, mais le label, tout en reconnaissant la qualité des compositions, cherche un morceau susceptible de faire un hit. Teddy espère que cette collaboration donnera lieu à une nouvelle alchimie et apportera la petite étincelle qui manque encore à l’album. C’est le début d’une fructueuse, mais tumultueuse association entre les Six et Daisy Jones. La collaboration entre Billy et Daisy, co-architectes des principaux succès du groupe, mais duo aux relations orageuses et conflictuelles, donnera lieu à la création de l’album Aurora, chef d’oeuvre de l’histoire du rock et testament bien malgré lui d’un groupe parvenu au sommet de son talent créatif. 


Daisy Jones & The six, au risque de vous décevoir, n’est hélas qu’une fiction. Le groupe n’a jamais existé, mais à travers son parcours on peut tout de même déceler un certain nombre d’influences. Les amateurs de rock des seventies auront sans doute détecté de nombreuses similitudes avec le groupe Fleetwood mac (seconde génération, pas le groupe initial créé par Peter Green), dont l’album Rumours (énorme succès lors de sa sortie en 1977) connut un processus créatif assez complexe, pour ne pas dire tumultueux. La relation d’amour/haine entre Billy Dunne et Daisy Jones, s’inspire en grande partie de celle qui se tissa entre Stevie Nicks (chanteuse des Fleetwood mac) et Lindsey Buckingam (lead guitariste). Construit sous la forme d’un documentaire recueillant les témoignages croisés des musiciens, des producteurs, managers et de quelques proches du groupe, le roman a l’intelligence de varier les points de vue, mais aussi la vision et l’interprétation que chacun a pu avoir de cette courte mais intense aventure musicale. Certaines anecdotes sont ainsi racontées sous deux angles différents ou simplement se complètent pour élargir la focale. Les témoignages courts et intenses s’enchaînent à une vitesse vertigineuse, parfois entrecoupés de petites synthèses explicatives, rares, mais toujours placées de manière pertinente.  C’est indiscutablement superbement construit et rappelle l’excellent Please Kill Me (un vrai documentaire cette fois sur l’histoire du punk). 


Le moteur de cette histoire, c’est bien évidemment la relation complexe qui unit Billy et Daisy, une relation puissamment créatrice mais qui s’avère destructrice, leurs égos se heurtent et se complètent à merveille tout autant que leurs imaginaires respectifs, profondément mélancoliques, se télescopent et explosent en particules d’énergie pure. Billy et Daisy s’aiment autant qu’ils se haïssent, s’admirent mutuellement tout autant qu’ils se détestent, se déchirent puis se réconcilient dans la minute qui suit. La présence de l’autre leur semble insupportable tout autant qu’elle leur est nécessaire, voire vitale. Ensemble ils créent des textes et des compositions d’une intensité folle, se répondent l’un à l’autre par couplets interposés, entrelacent leurs âmes par des vers d’une beauté à couper le souffle et se brisent le coeur à coups de punchlines dévastatrices. Car leur amour, aussi puissant et intense soit-il, est impossible et ne peut trouver de fin heureuse. Quant aux autres membres du groupe, ils sont de facto exclus de ce processus créatif parfaitement binaire et se retrouvent réduits à la condition d’exécutants, de musiciens de studio à qui on demande de jouer une partition à laquelle ils n’ont guère participé, exacerbant ainsi les tensions. 


La démonstration est parfaitement implacable et retranscrit avec finesse et justesse les jeux de pouvoir qui peuvent s’exercer au sein d’une formation musicale, où les égos et les susceptibilités des uns et des autres finissent souvent par s’entrechoquer. Mais la réussite de cette plongée au cœur des relations d’un groupe de rock ne doit pas faire oublier la richesse de la reconstitution historique, qui nous ramène cinquante ans en arrière, dans cette époque d’une richesse musicale inouïe et d’une liberté absolument fascinante. Bref, si vous êtes un amateur de rock des seventies, Daisy Jones & The six est un incontournable et devrait vous pousser à exhumer de vos armoires vos vinyles les plus précieux. Sortez-les de leurs pochettes, époussetez-les avec amour avant de les placer sur votre platine puis de poser délicatement le saphir sur les microsillons, et pensez à ce que l’album Aurora aurait pu vous procurer comme plaisir s’il avait vu le jour. 


NB : à noter que le roman a inspiré une excellente petite série télé, diffusée si je ne m’abuse sur Prime et qui s’avère très fidèle à l’esprit du livre. La partie partition musicale est en demi-teinte, mais les acteurs sont formidables.

mardi 23 janvier 2024

Lointain futur ? Rossignol, d'Audrey Pleynet

 

Couverture du livre d'Audrey Pleynet : Rossignol

D’abord la couverture. Je choisis rarement un livre sur sa couverture, parfois même malgré celle-ci. Mais ce petit rossignol au corps nébuleux perché au-dessus d’un sombre abysse et comme enveloppé d’un délicat rameau aux feuilles évanescentes attire l’œil.

Regardez-le bien, car il ne réapparaîtra pas de sitôt. Mais ce n’est pas si grave.


A travers le regard de la narratrice, nous découvrons le monde de la station, une espèce d’île pirate du cosmos. Là, les différentes espèces de l’Univers connu se côtoient, se mêlent, s’étreignent, se métissent pour donner naissance à des hybrides plus ou moins viables. Chacun vit selon ses paramètres. La station est une espèce d’utopie anarchiste, une communauté au mélange extrême vivant de trafics plus ou moins commerciaux et d’extraction des minerais des astéroïdes, et grâce à une technologie que personne en fait ne connaît plus vraiment. Dans ce microcosme, la narratrice est en fuite, et se souvient, mêlant ses souvenirs à sa réalité du moment, passant d’un présent incertain à un passé émietté et vice-versa, jusqu’à un futur lointain. Elle est poursuivie pour on ne sait quoi, par un certain Victor, chef de file des Spéciens, tandis qu’elle est protégée par les Fusionnistes de son amie d’enfance ‘Ha.

En moins de cent trente pages (format poche), l’autrice nous fait découvrir un univers miniature extraordinaire de complexité, nous fait partager des sentiments très forts, déroule une énigme à la façon d’un thriller, tout cela par les yeux d’une héroïne au centre du maelström, petit rouage devenu actrice centrale du drame qui se joue, mais dans un fil du temps aux courbes sinueuses.

Le récit vous emporte comme une lame de fond, vous soulève, vous noie et vous recrache, hébétée dans votre fauteuil. La première lecture n’est pas aisée, car si le style est élégant, les informations sont foisonnantes. On pourrait se perdre, comme la narratrice à certains moments de sa vie, et pourtant le fil est là, toujours, qui nous empêche de dériver trop loin malgré les digressions, jamais gratuites, les retours en arrière, toujours éclairants, les bonds en avant, toujours angoissants.

Quant à la seconde lecture... Je crains qu’elle manque de la saveur incomparable de la découverte, mais elle permettra de replonger, à nouveau, dans la station, et de ressentir, un peu plus, toutes les émotions de la narratrice.


Un petit livre pour un grand moment de science-fiction.

Polar de la frontière : Tijuana straits, de Kem Nunn

 

Le monde du surf a quelque chose de parfaitement dichotomique. En réalité, deux oppositions de style, ou plutôt deux philosophies parfaitement antinomiques, s’affrontent depuis  que ce sport est devenu l’une des activités nautiques les plus populaires autour de la planète. La première est sans doute la plus ancrée dans l’imaginaire collectif, c’est celle qui présente les surfeurs comme des amoureux inconditionnels de l’océan, des mystiques qui ont organisé leur mode de vie autour du surf, ne vivent que pour le surf et par le surf. Elle présente les surfeurs comme des adeptes de la coolitude extrême, se contentant de peu (une planche, un bus Volkswagen, une combi et une belle droite qui casse avec régularité sur une mer glassy), des êtres en quête de spiritualité marine, ne rêvant que de voyages à travers les océans, à la recherche de “La Vague”. Ce mythe est parfaitement retranscrit dans le film Endless summer (Bruce Brown, 1966), mais ne représente en réalité qu’un mirage. Loin de moi l’idée de nier l’existence de ce type de surfeurs, mais la réalité est incontestablement moins séduisante. Au début des années 90, Point break proposait une vision plus contrastée du monde du surf, certes parfois un peu outrancière, mais pas inintéressante. Un milieu assez peu accueillant, où les “locaux” squattent les spots les plus populaires  et n’hésitent pas à jouer du poing pour imposer leur hiérarchie dans l’eau. Quarante ans plus tard, la situation ne s’est guère améliorée, il suffit d’observer de qui se passe sur les plages pour se rendre compte que, toute l’année, le moindre spot est saturé à l’envi. Le surf est devenu un loisir de masse victime de son succès. Le fameux spot secret du Cap St Francis d’Endless summer, qui a fait rêver des générations entières de surfeurs, est ainsi devenu la proie des promoteurs immobiliers sans scrupules et une usine à touristes sans charme. Pour le rêve il faudra repasser. Cette pression sur la moindre vague surfable a rendu certains spots quasiment infréquentables, sauf si vous aimez poireauter au line up et batailler au peak pour prendre la moindre vague (au risque de prendre dans la figure autre chose qu’un mur d’eau). 


Autant vous dire que la littérature de Kem Nunn s’inscrit plutôt dans la deuxième tendance, celle du désenchantement, que l’on avait clairement pu percevoir dans Surf city ou bien encore Le sabot du diable. Des polars bien noirs, qui annonçaient clairement la couleur : le surf, c’est pas vraiment le pays des Bisounours. Dans Tijuana Straits, la recette n’a  pas changé, c’est toujours aussi sombre, extrêmement bien écrit et l’auteur américain prend soin d’inscrire son roman dans une dimension sociétale à la fois engagée et finement décrite. 


Au sud de San Diego, à la frontière avec le Mexique, Sam Fahey, ancien surfeur de renom passé par la case prison, mène une vie de reclus. Désormais rangé, mais un peu au bout du rouleau, il tente de survivre en pratiquant la lombriculture, c'est-à-dire l’élevage des vers de terre, sur la petite ferme que lui a léguée son père. Mais la vallée de la Tijuana ne fait guère rêver. Plaque tournante d’un trafic de drogue quasiment impossible à endiguer, la région est également polluée par les activités industrielles qui ont fait la fortune de quelques ploutocrates des deux côtés de la frontière et le malheur de la rivière, qui charrie des eaux chargées en toxines et polluants divers et variés jusqu’à l’embouchure de l’océan. Dernière ombre au tableau, la zone est aussi l’un des principaux points de passage des migrants qui tentent de passer la frontière. Mais pour atteindre l’eldorado, encore faut-il échapper aux patrouilles de la police des frontières, à la noyade ou bien encore aux bandits et autres passeurs malintentionnés qui dépouillent régulièrement les Mexicains en quête de jours meilleurs. Jusqu’à présent, rien n’avait réussi à troubler véritablement la retraite quasi monastique de Fahey, jusqu’au jour où il porte secours à une jeune mexicaine égarée au milieu de la rivière. Malgré quelques égratignures et ecchymoses, la jeune femme semble en bonne santé, mais complètement déboussolée et terrifiée. Sam se serait bien passé de cet incident, mais il décide de prendre la jeune femme sous son aile et de l’accueillir chez lui, le temps qu’elle se remette de ses légères blessures et reprenne des forces. Sa présence bouleverse immédiatement ses habitudes et renvoie Fahey à sa propre condition, celle d’un homme au passé tumultueux, quelque peu désabusé, qui a renoncé à sa plus grande passion, le surf, pour des raisons que l’on peine à comprendre, mais qu’il dévoile peu à peu au contact de Magdalena. La jeune femme reste d’ailleurs un mystère pour Fahey car elle ne correspond pas vraiment au portrait type du clandestin. Belle, intelligente, cultivée, Magdalena est l’assistante d’une avocate de Tijuana spécialisée dans la défense de l’environnement et visiblement sa patronne ne s’y est pas fait que des amis. En passant la frontière clandestinement, Magdalena cherchait surtout à échapper à deux tueurs à gages déterminés à l’assassiner. Bien malgré lui, Fahey se retrouve donc impliqué dans cette affaire car il ne peut se résoudre à abandonner la jeune femme. 


Profondément humain et touchant, Tijuana Straits est un livre étonnant sur la rédemption, mais qui, loin de se replier sur lui-même, s’inscrit dans des problématiques plus larges, comme l’écologie ou bien encore la situation catastrophique des migrants à la frontière américano-mexicaine. Si le roman commence assez doucement, le rythme finit par s’accélérer dans le dernier tiers du récit et devient franchement prenant. Mais la réussite tient surtout à la relation entre Fahey et Magdalena car Kem Nunn ne cède jamais à la facilité et, tout en retenue et en délicatesse, observe ces deux êtres que tout oppose se rencontrer, se découvrir et s’apprécier. Vu à travers le regard de Magdalena, Fahey n’est pas le loser que les premiers chapitres du récit semblaient esquisser, cette gloire locale dont l’ascension s’est brisée à peine au sortir de l’adolescence. Ses failles profondes, ses erreurs de jugement ou bien encore ses peurs profondément enfouies, font de Fahey un homme extrêmement attachant car il ne se laisse jamais complètement submerger et réussit à préserver une petite étincelle de vie au milieu du chaos ambiant. A force de côtoyer Magdalena, la personnalité profonde de Fahey remonte à la surface et réussit à briser les liens qui l’enchaînaient à un passé morbide. La fin du roman est à mon sens d’une grande justesse et d’une profonde délicatesse, même si aux yeux de certains elle pourra paraître injuste ; il ne pouvait en être autrement. La boucle est ainsi bouclée et Fahey rejoint  son destin de surfeur pour l’éternité. Assurément, Tijuana Straits est probablement la plus grande réussite de Kem Nunn à ce jour.


lundi 11 décembre 2023

Fantasy jubilatoire : Noon du soleil noir, de L.L. Kloetzer

 

Avis aux amateurs de Sword & Sorcery, cette fantasy à l’ancienne si chère à Robert E. Howard, Michael Moorcock ou bien Fritz Leiber, qui a connu ses heures de gloire avant les années 2000 et la montée en force de la Big Commercial Fantasy. Les lecteurs avaient bien eu droit à la l’édition chez Denoël Lune d’encre de l’intégrale des aventures de Kane (de Karl Edward Wagner) entre 2007 et 2009, mais depuis, il faut bien avouer que le genre était quelque peu tombé en désuétude. Laurent et Laure Kloetzer (il s’agit d’une écriture à quatre mains) ont-ils eu le nez creux ou bien ont-ils tout simplement suivi leur instinct, toujours est-il que la publication de Noon, qui à terme prendra la forme d’une trilogie, comble un manque et remplit d’allégresse ceux à qui Conan, Kane, Elric ou bien encore Fafhrd et le Souricier gris avaient désespérément manqué. C’est plus précisément à ces deux héros, créés par Fritz Leiber dans le Cycle des épées, que L.L. Kloetzer rend ouvertement hommage, un hommage assumé et revendiqué, qui devrait réjouir les aficionados de Leiber mais ne pas perturber outre-mesure les lecteurs qui ne seraient pas familiers de cet univers haut en couleur. A cela s’ajoute une excellente idée, celle d’avoir demandé au talentueux Nicolas Fructus d’illustrer cet ouvrage, lui donnant un côté graphique du plus bel effet. 


Bienvenue à Lankhmar, oups, pardon, bienvenue dans la Cité de la toge noire où Yors, ancien mercenaire sans le sou, tente de vendre ses services à qui voudra bien l’embaucher. Alors qu’une caravane de marchands franchit les portes de la cité, Yors remarque un jeune homme un peu lunaire, qui semble plutôt en fonds et caresse le projet de s’installer en ville comme magicien. Cet homme c’est Noon et si son attitude laisse quelque peu dubitatif, ses talents de sorcier semblent incontestables. Yors devient rapidement son homme à tout faire ; conseiller, guide, garde du corps…. Le bonhomme, un peu roublard sur les bords, connaît la ville et ses méandres comme sa poche et se révèle un atout indispensable pour éviter ennuis, arnaques et coups fourrés qui guettent les esprits candides comme Noon. Mais les débuts sont quelque peu chaotiques, l’installation n’a rien d’une sinécure dans une cité où le clientélisme est roi et où les guildes font la loi. Moyennant quelques entourloupes et un peu d’astuce, Noon parvient avec l’aide de Yors à installer sa boutique de sorcellerie, ou plutôt son cabinet de consultation, car l’homme n’est pas du genre à vendre des colifichets et autres babioles magiques à quatre sous, mais Noon semble pourtant prendre un malin plaisir à éconduire ses potentiels clients, au grand dam d’un Yors qui ne comprendre goutte à l’attitude de son patron. Mais que cherche donc à prouver Noon, quelles sont ses véritables intentions, est-il réellement le personnage ingénu qu’il semble vouloir incarner ?


Soyons honnêtes, malgré toutes les qualités dont font preuve Laure et Laurent Kloetzer, Noon du soleil noir n’est pour le moment qu’une aimable introduction, un tome d’exposition qui permet de faire connaissance avec les personnages et avec le décorum. En l'occurrence, celui-ci paraîtra forcément très familier aux lecteurs du cycle des épées puisqu’il s’agit ni plus ni moins que du monde de Nehwon revisité, même si les auteurs ne nomment pas les lieux de la même façon, on aura tôt fait de reconnaître Lankhmar (principale cité du cycle des épées) et ses spécificités. Pour autant, il ne s’agit pas à proprement parler d’un pastiche, l’évocation reste ici relativement discrète, et les auteurs ont su s’éloigner suffisamment de leur modèle de référence  pour imprimer au récit sa propre marque. L’humour se fait aussi plus discret et le lecteur n’a pas le sentiment comme chez Leiber que l’univers relève de la vaste blague de potache. Sans se prendre au sérieux tout en respectant soigneusement l’oeuvre originelle, le roman a pris ses distances par rapport au ton gentiment parodique du cycle des épées, ce n’est clairement pas dans ce registre qu’il faudra attendre le couple Kloetzer. Pour le reste, ce premier tome fournit son lot d'aventures, de dépaysement et de personnages plus ou moins atypiques pour remporter assez rapidement l’adhésion du lecteur. Mais bien évidemment, c’est le personnage de Noon qui intrigue le plus tant il est entouré de mystère et nimbé d’une aura que son ingénuité de façade ne parvient pas totalement à effacer. On a envie d’en savoir davantage sur le personnage, de cerner ses motivations afin de savoir dans quelle direction nous mènera cette aventure pour le moment pleine de promesses. 


Avec cette envie jubilatoire de retrouver le ton décomplexé de la Sword & Sorcery de nos jeunes années, Laure et Laurent Kloetzer ont mis carrément dans  le mille avec ce projet plein d’une sincérité rafraîchissante et d’enthousiasme, dont on se régale à l’avance tant le premier volume regorge de potentialités. N’y cherchez pas une quelconque révolution stylistique ou thématique, ici on navigue en territoire connu, mais pour le plus grand plaisir des plus nostalgiques et bon sang, qu’est-ce que ça fait du bien. Vivement la suite !


jeudi 7 décembre 2023

Thriller historique raté : Tokyo, de Mo Hayder

 

Autant l’avouer d’emblée, j’apprécie de manière générale les thrillers, mais sans pour autant être un inconditionnel d’un genre que je considère essentiellement comme récréatif. Rien de péjoratif dans mes propos, j’adore la littérature de divertissement, mais j’ai peine à trouver un roman relevant du thriller pur et dur qui m’ait durablement marqué. Bref, c’est sympa, ça se lit bien, mais ça s’oublie en général assez vite. Tokyo de Mo Hayder fera sans doute exception à cette règle, mais pas forcément pour de bonnes raisons. Je n’aime pas ce roman, voilà, c’est dit. Tout simplement parce que je n’apprécie pas la manière dont il est construit, écrit et les bases narratives sur lequel il repose. Je ne consacrerai donc qu’une chronique assez courte à m’en faire le contempteur, chacune jugera ensuite s’il peut passer outre les défauts qui m’ont paru les plus saillants. 


Résumons brièvement l’histoire. Grey, une jeune anglaise aux troubles psychologiques assez prononcés, se passionne pour l'histoire de la Chine et en particulier pour un épisode sanglant de la guerre sino-japonaise : le massacre de Nankin en 1937. Cette passion confine d’ailleurs à l’obsession et se mêle à d’autres problématiques familiales plus ou moins compliquées, qui la conduisent un temps en hôpital psychiatrique. On l’aura compris, Grey est un personnage en apparence complexe, instable et sans cesse au bord  de la psychose. Persuadée qu’il existe un film d’archives sur le massacre de Nankin, dont elle croit avoir trouvé la mention dans un ouvrage universitaire, Grey plaque tout et vend ses maigres possessions pour se rendre au Japon et mener l’enquête auprès d’un vieux professeur chinois, dont elle espère obtenir  d’importantes informations. Hélas, sur place c’est la désillusion, le vieil homme refuse catégoriquement de lui parler et la jeune femme se retrouve sans ressources dans un pays étranger dont elle maîtrise tout de même à peu près la langue. Pour subvenir à ses besoins, Grey accepte de travailler dans un bar à hôtesses et tente tant bien que mal de réunir des informations pour retrouver la trace du film de Nankin.  


Tout au long du roman, l’auteure ne cesse d’établir des parallèles assez peu subtils entre la propre histoire de Grey (dont on comprends progressivement l’origine des troubles psychologiques) et le vieux professeur chinois, dont on a tôt fait de saisir qu’il est l’un des rares survivants du massacre de Nankin. Le roman est donc architecturé autour d’un double récit, celui de Grey, ancré dans le présent, et celui du vieux professeur qui prend la forme d’un journal de bord écrit lors des événements de 1937. Mo Hayder prend le parti d’exploiter l’horreur des atrocités commises lors du massacre de Nankin par les armées japonaises, qui dépassent d’ailleurs l’entendement, pour en prolonger toute la dimension cauchemardesque à notre époque et mettre en exergue les aspects les plus sensationnalistes (attention, là ça va sévèrement divulgacher).  A mon sens, la partie la plus historique, celle narrée par le vieux professeur chinois, est la plus réussie, mais la partie plus moderne est plus que discutable. Non contente d’être bourrée de clichés, elle sombre dans une obscure histoire de cannibalisme thérapeuthique, réduisant l’horreur de Nankin à un seul homme, certes malade et profondément dérangé, mais tenu pour responsable des atrocités commises par les Japonais. Hors nous parlons d’un massacre qui n’a rien de fictif, plusieurs centaines de milliers de civils furent assassinés, torturés, violés (hommes, femmes, enfants confondus) durant près de six semaines par les troupes japonaises. Il s’agit ici de crimes de guerre légitimés par les plus hautes sphères du pouvoir impérial, pas forcément planifiés de manière rationnelle comme le génocide des populations juives et tziganes d’Europe, mais légitimés et encouragés par l’état major de l’armée japonaises et couverts par l’empereur en personne (qui accepta de signer une directive suspendant les mesures de protection des prisonniers prévues par le droit international). N’oublions pas, par ailleurs, le rôle de la propagande japonaise, qui encourageait les soldats à traîter les Chinois comme des êtres inférieurs et sacrifiables. 


Encore une fois, l’Histoire n’est pas qu’un décor, un substrat à partir duquel il est possible de broder tout et n’importe quoi et Mo Hayder n’avait certainement pas de mauvaises intentions en développant l’histoire de Grey, mais les parallèles qu’elle établit entre la trame historique réelle de la guerre sino-japonaise et les développements fictifs de son thriller sont d’une extrême maladresse et relèvent d’une simplification difficilement pardonnable. Si vous êtes capable de passer outre ces considérations historiographiques, Tokyo reste un thriller bien construit et rondement mené, bien que parfois peu crédible. 


vendredi 10 novembre 2023

Littérature palestinienne : Un détail mineur, d'Adania Shibli

 

Il est est des fois ou, pour son plus grand malheur, la littérature ne peut échapper aux tensions qui agitent notre monde.. C’est le cas du conflit israelo-palestinien, qui vient heurter de plein fouet le réel et la petite sphère pourtant bien tranquille de la littérature. L’affaire se déroule un peu avant la foire du livre de Francfort, au lendemain de l’attaque du Hamas contre des civils israéliens. Alors que le monde entier est encore sous le choc de ces atrocités, les organisateurs de la foire du livre annoncent l’annulation de toutes les activités auxquelles l’écrivaine palestinienne Adania Shibli devait participer au cours de cette manifestation. Tables rondes, dédicaces, rencontres avec le public, tout passe à la trappe, y compris la remise du prix LiBeraturpreis 2023, dont elle est la lauréate. Tout ceci, afin de rendre  “les voix israéliennes particulièrement audibles” dixit la direction du salon. Consternation dans le milieu de l’édition, mais aussi auprès du public, pourtant suffisamment intelligent pour faire la part des choses. A toute chose malheur est bon puisque cette polémique stérile et non avenue a permis indirectement de mettre en lumière le travail d’Adania Shibli et provoqué un regain d’intérêt pour ses livres, même si on aurait préféré bien évidemment se passer d’une telle polémique. Pour être tout à fait honnête, sans un article du Monde publié le 16 octobre, je serais très certainement passé à côté de son troisième roman, Un détail mineur, traduit et publié chez Actes Sud en 2020. 


Le roman s’inspire d’un fait réel, rapporté par le quotidien Haaretz en 2003, qui révèle qu’en août 1949, des soldats occupant un avant-poste situé dans le Néguev, capturèrent, violèrent, puis assassinèrent une jeune palestinienne, avant d’enterrer son cadavre au milieu du désert. Une affaire sordide dont s’empare soixante-dix ans plus tard Adania Shibli, avec un mélange de force et de délicatesse dont on ne peut être qu’admiratif. La première partie du roman se déroule en 1949 et décrit le déroulement de ce crime odieux, mettant en scène le commandant du camp, un homme obsédé par l’ordre et par l’hygiène, et sa victime mutique dont on ne perçoit que l’effroi terrible et désespéré. La seconde partie du récit se déroule un peu plus de cinquante ans plus tard, alors que l’affaire est publiée dans les médias, et met en scène une jeune palestinienne, qui, intriguée et profondément émue par cette histoire tragique, qui se déroula vingt-cinq ans jour pour jour avant sa naissance, décide de mener l’enquête. Bravant les obstacles les uns après les autres,  la jeune femme se rend sur les lieux du crime, tente de réunir des documents qui pourraient éclairer cette affaire, mettre en lumière le récit passé totalement sous silence de cette innocente et si jeune victime. Mais ses recherches semblent vouées à l’échec, chaque piste menant dans une impasse. 


Pour qui n’a qu’une vision très approximative de la géopolitique du Proche-Orient, et de la Palestine en particulier, le roman d’Adania Shibli a le très grand mérite de remettre les choses dans leur contexte. La Cisjordanie est un territoire occupé, dont la tête a été décapitée en 1967. Il existe bien une Autorité palestinienne, mais elle n’a d’autorité que le nom, et encore sur une toute petite portion d’un territoire morcelé (Ramallah à peu de choses près), divisé et entrecoupé de checkpoints, de routes quasiment interdites aux autochtones, d’enclaves palestiniennes, de colonies israéliennes parfaitement illégales aux yeux du droit international. Divisée en trois zones distinctes, la Cisjordanie n’est pas un territoire de libre circulation et si la théorie autorise en principe aux Palestiniens d’une zone à se rendre dans une autre, dans les faits, de nombreuses mesures d’exception les en empêchent. Et lorsque ce n’est pas le cas, encore faut-il qu’ils soient motivés pour passer les différents checkpoints destinés à entraver leur libre circulation. A cela, faut-il ajouter les nombreuses opérations de police menées par  l’armée israélienne et destinées à lutter contre le terrorisme ou assurer la sécurité d’Israël. Ainsi n’est-il pas rare d’être arrêté de manière arbitraire, d’assister à une scène de guérilla urbaine entre Tsahal et un groupuscule armé palestinien ou au dynamitage d’un immeuble censé être occupé par les terroristes. C’est également pour des raisons de “sécurité” que l’Etat israélien s’empare de certaines routes stratégiques ou bien encore empêche les Palestiniens de creuser des puits pour irriguer leurs cultures alors même que les colons s’octroient les meilleures terres agricoles et l’essentiel des ressources hydriques.

 Evidemment, Adania Shibli se montre bien plus subtile dans sa démonstration et ne dénonce jamais gratuitement, elle ne fait que narrer le plus simplement du monde le réel auquel ses personnages sont confrontés. La démonstration se montre implacable et sans doute plus efficace encore qu’un énième brûlot politique. La force du roman réside dans la capacité de l’auteure à se montrer essentiellement factuelle, évitant toute forme de partialité forcément piégeuse. Ainsi tout en nuances et par touches successives, Adania Shibli dénonce un système incroyablement répressif et terriblement humiliant, sans mettre pour autant en accusation le peuple israélien. Ainsi, l’autre n’est pas forcément l’ennemi aux mille visages, mais un humain en proie aux doutes, à la peur ou bien à l’incompréhension. L’ennemi c’est ce soldat qui par peur pointe son arme sur une jeune femme qui cherche juste à rejoindre son travail, mais c’est aussi ce jeune israélien qui lui indique gentiment une chambre d’hôte où passer la nuit ou bien encore ce militaire qui lui sourit alors qu’elle visite un musée de Tsahal. Reste la violence d’un système qui nie dans sa mécanique implacable  la sensibilité de l’individu, son innocence et son humanité profonde. Un détail mineur n’est pas un roman qui oppose Israéliens et Palestinien, c’est un roman qui montre la fragilité de l’individu face à une politique parfaitement déshumanisée, qui n’a d’autre objectif que des considérations géostratégiques et sécuritaires, occultant la dimension humaine de tout un peuple qui subit jour après jour vexations, humiliations et souffrances. Non, il ne s’agit pas d’un détail mineur, d’un crime parmi d’autres, mais d’un témoignage bouleversant du drame qui se joue depuis 70 ans en Palestine. 


lundi 9 octobre 2023

Le chevalier aux épines (T2) : Le conte de l'assassin, de Jean-Philippe Jaworski

 

Inutile d’en faire un mystère étant donné la fin du premier tome du Chevalier aux épines, don Benvenuto Gesufal est de retour, pour la plus grande joie des lecteurs de Jean-Philippe Jaworski. Ce personnage gouailleur et haut en couleurs, assassin de son état, ou plutôt tueur à gages pour les puissants seigneurs de la cité-état de Ciudalia, avait fait sa première apparition dans “Nouvelle donne”, un texte figurant au sommaire de l’excellent recueil de nouvelles Janua Vera, puis il avait définitivement conquis le coeur des amateurs de fantasy un brin crapuleuse en incarnant le personnage principal de Gagner la guerre, pierre angulaire de l’oeuvre de Jean-Philippe Jaworski, qui lui permit de s’imposer comme l’un des grands maîtres de la fantasy moderne. Il faut bien reconnaître que le bougre nous avait manqué. Sa verve insatiable, son franc-parler et sa morale douteuse teintée d’une certaine malice, nous avaient tant régalés dans Gagner la guerre, que retrouver  ce bon vieux Benvenuto à la fin de l’acte un du Chevalier aux épines a été à la fois une immense surprise et un plaisir indicible. Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, Jean-Philippe Jaworski a même eu l’excellente idée de lui consacrer ce second acte en prenant littéralement le contrepied du premier volume afin de présenter le point de vue du camp adverse, celui du Duc Ganelon.


Résumons succinctement le premier tome. Afin de laver l’honneur de la duchesse Audéarde, répudiée par son mari le duc Ganelon de Bromael pour un supposé adultère, ses partisans organisent un tournoi afin de défier le parti du Duc. Cette faction, plus ou moins ouvertement séditieuse, réussit même à rallier l’ancien champion de la duchesse, le chevalier de Vaumacel, longtemps parti en exil à la suite de sa disgrâce, mais aujourd’hui bien décidé à faire valoir son point de vue, dans le sang si nécessaire. Mais aussi prestigieux soit-il, le tournoi n’est qu’une feinte, une diversion destinée à permettre au fils aîné de la duchesse de libérer sa mère du couvent où elle est enfermée. En réalité, dans l’ombre œuvrent des forces qui dépassent ces champions obnubilés par leur honneur de pacotille, des mouvements souterrains puissants s’activent dans le secret afin de renverser l’équilibre fragile des pouvoirs. Bien malin celui qui réussira à tirer son épingle du jeu, mais le chevalier de Vaumacel n’en fera sans doute pas partie, puisqu’au cours du tournoi, il est poignardé par un soudard à la trogne peu amène et aux manières assez peu chevaleresques. Les lecteurs avertis auront immanquablement reconnu le style peu académique, mais redoutable, de Don Benvenuto. C’est sur ce revirement surprenant que prend fin l’acte un, laissant le lecteur dans un état proche de la sidération. 


Ce second tome ne démarre pas exactement là où s’arrêtait le premier volet, puisque Jean-Philippe Jaworski préfère opérer un judicieux retour en arrière, pour que l’on puisse comprendre l’enchaînement des événements qui ont permis à Don Benvenuto, pas vraiment à sa place dans un combat de chevalerie, de se retrouver au coeur de la mêlée et de poignarder sournoisement  le chevalier de Vaumacel. Si les considérations dynastiques et politiques du premier tome vous paraissaient déjà un peu obscures, l’auteur se permet d’élargir le champ et nous fait entrer de plain-pied dans la géopolitique complexe du vieux royaume. Et  soudain, Ciudalia et ses intrigues de palais dignes des Borgia paraissent moins éloignées. Je me permets donc d’amender quelque peu ce que j’avais énoncé dans la chronique du premier volet, avoir lu Gagner la guerre est, sinon indispensable, très appréciable tant les références aux aventures initiales de Don Benvenuto sont nombreuses. Difficile en effet de comprendre les griefs de Clara Ducatore, désormais épouse du duc Ganelon, à l’encontre de notre maître assassin, si l’on n’a pas connaissance de leur orageuse relation passée. Toujours est-il, qu’à la suite du mariage de la fille du Podestat Leonide Ducatore (Clara) avec le duc Ganelon, le père de la mariée s’est engagé à verser une dot colossale à son gendre, agrémentée d’un bonus conséquent pour la naissance de leur héritier. Mais pour convoyer ce trésor de guerre (plus de 400 000 florins d’or et le le reste en lettres de créances), il faut, certes, une flotte de combat armée jusqu’aux dents, mais également des hommes de confiance. Le podestat envoie donc une délégation composée de son neveu, d’un sénateur de pacotille destiné à tromper la vigilance de son gendre et de ses conseillers et du fidèle don Benvenuto, nommé pour l’occasion grand argentier et responsable du trésor, un comble pour un personnage aussi peu recommandable que notre assassin préféré.  A charge pour lui, de remplir ensuite les objectifs officieux de sa mission, c'est-à-dire collecter un maximum de renseignements compromettants et accéder aux désirs de la nouvelle duchesse, sans pour autant porter atteinte aux intérêts de Ciudalia, autrement dit du podestat.  Autant vous dire que ce bon Don Benvenuto marche sur des charbons ardents, non seulement il déteste prendre la mer, mais en plus Clara Ducatore ne le porte pas vraiment dans son cœur. Benvenuto ne pourra pourtant pas y échapper,  il reste pieds et poings liés en tant qu’homme du podestat. 


Alors que le premier volume se voulait plus choral, enchaînant les personnages et les lieux, Le conte de l’assassin se montre plus linéaire puisqu’il est davantage centré sur la personne de Benvenuto, mais le récit reste construit de manière assez habile, multipliant les flashbacks pour rappeler les enjeux passés, parfois de manière enchâssée, ce qui démontre la maîtrise de l’auteur en matière de construction narrative. Evidemment, le style a largement évolué pour s’adapter à la gouaille populaire de Don Benvenuto, très largement inspirée de l’argot (ce qui fait sens puisque les origines de l’argot sont liées aux communautés de voleurs, bandits et autres malandrins peuplant les quartiers mal famés), mais toujours avec une recherche stylistique qui force le respect et qui, sans aucun doute, demande tout autant de travail d’écriture. L’ensemble paraîtra sans doute moins ampoulé et moins précieux, mais ne demandera pas moins d’efforts de lecture et c’est tant mieux car on apprécie tout le soin que Jean-Philippe Jaworski apporte au travail de la langue. Oui, cela s’appelle l’exigence stylistique et c’est d’autant plus précieux qu’elle a tendance à disparaître ces derniers temps. 

Que dire d’autre, si ce n’est que ceux qui n’ont jamais apprécié le personnage de don Benvenuto n’auront pas vraiment l’occasion de réviser leur avis, ce coquin est toujours aussi détestable que truculent. son fond de commerce reste le crime, le viol et le meurtre. Les cœurs sensibles sont prévenus.  Il est évident que l’un des principaux ressorts du roman provient en partie du plaisir coupable et ambivalent lié au personnage de Benvenuto.  Moralement, l’homme est tout à fait déplorable, mais on ne peut s’empêcher d’éprouver une forme de fascination, voire de jubilation, à le voir évoluer dans un monde qui ne vaut guère mieux que lui, tirant son épingle du jeu au milieu des coups fourrés et autres intrigues de palais. Cette position d’équilibriste sans cesse sur la brèche incite pourtant le lecteur à une certaine mansuétude vis-à -vis de cette bonne vieille crapule de don Benvenuto, comme s’il était difficile de définitivement condamner un homme acculé et prisonnier de sa propre condition. Dont acte ! Les âmes sensibles s’abstiendront de suivre les aventures de don Benvenuto, alors que les plus endurcis reprendront bien une dose de Jean-Philippe Jaworski. Rendez-vous pris pour le troisième et ultime volet de cette trilogie, afin d’en découvrir le dénouement sans doute passionnant. 


lundi 2 octobre 2023

Littérature américaine : Conte d'automne, de Julia Glass

 

Un peu oubliée par la critique française, Julia Glass n’en demeure pas moins une auteure populaire aux Etats-Unis et son succès en librairie témoigne de la fidélité et de la constance de son public. Les éditions Gallmeister ne s’y sont pas trompées et publient avec la régularité du métronome les ouvrages de l’écrivaine américaine, pour notre plus grande satisfaction il faut bien le reconnaître. Bien que parfaitement indépendants, ses romans forment un univers cohérent où l’on retrouve parfois quelques personnages récurrents,  mais sans qu’il s’agisse pour autant de suites ou de séries, tout juste des caméos qui confèrent une certaine unité à son œuvre. On peut également lui reconnaître un talent assez unique de conteuse, Julia Glass est capable de nous envelopper dans des histoires aux thématiques parfois assez dures, mais toujours avec bienveillance et finesse. Publié en grand format sous un titre différent (Les joies éphémères de Percy Darling), est son quatrième roman.


Ancien bibliothécaire de l’université de Harvard, désormais à la retraite, Percy Darling vit seul depuis de nombreuses années dans sa grande et vieille maison de Nouvelle Angleterre, non loin de la prestigieuse cité de Cambridge. Sa maison est l’une des plus anciennes de la ville et son cadre bucolique, ainsi que son cachet, ne manquent pas de susciter admiration et convoitise. Mais cette propriété est aussi le cadre d’une grande tragédie puisque son épouse trouva la mort dans le petit étang qui borde la propriété, alors qu’elle y pratiquait son bain quotidien. Depuis Percy vit seul et s’est construit une petite vie confortable et tranquille, loin du tumulte de la vie universitaire, soucieux surtout du bien-être de ses filles et de sa relation privilégiée avec son petit-fils de vingt ans. Mais curieusement, Percy se laisse assez facilement convaincre par sa fille aînée de louer son immense grange, dans laquelle sa femme donnait autrefois des cours de danse, à une école maternelle privée pour parents bobos fortunés. Drôle d’idée pour un homme pourtant si attaché à sa tranquillité et auquel le tumulte de la vie moderne fait horeur. Sans doute ne s’attendait-il pas à ce que l’arrivée des enfants et de leurs professeurs bouleverse si profondément son quotidien, sa vie familiale et même sentimentale. 


Conte d’automne est, à l’image d’autres romans de Julia Glass, une chronique familiale au rythme paisible, mais d’une grande profondeur et d’une rare justesse. L’auteure décortique au fil des pages, sous l’apparence de la banalité du quotidien, l’histoire familiale de Percy Darling, ses souvenirs s’entremêlent avec le présent pour dresser une vaste fresque de son univers. Mais le roman ne sombre jamais dans la mélancolie, les souvenirs ne sont là que pour mieux éclairer le présent et comprendre la dynamique familiale à l'œuvre. Mais à travers cette fresque familiale, c’est tout un pan de la société que Julia Glass examine et décrit avec brio. Le regard subtil et aiguisé qu’elle porte sur les classes sociales aisées nous en offre une image assez juste. C’est très finement observé, avec la distance critique nécessaire pour ne jamais sombrer dans la caricature.

vendredi 15 septembre 2023

Lectures estivales (partie 2)

 

Nicolas Mathieu, Connemara


Ne cherchez pas une quelconque trace d’impartialité dans cet avis, je suis un grand fan du travail de Nicolas Mathieu et son précédent roman (Leurs enfants après eux, lauréat du prix Goncourt), m’avait littéralement scotché. Belote, rebelote et dix de der’, cette fois encore Nicolas Mathieu a visé juste, son roman est pétri des mêmes qualités que son prédécesseur, même si on pourrait toujours lui reprocher d’user de schémas narratifs légèrement similaires. Pas grave, ça fonctionne si bien qu’on pardonne aisément. Connemara prend la forme d’un parcours croisé. D’un côté Hélène, jeune cadre dynamique à l’approche de la quarantaine, tente de retrouver un sens à sa vie. Après avoir implosé en vol à la suite d’un burnout, la jeune femme s’est construit une nouvelle vie en province. Un boulot dans une boite de conseil de seconde zone mais au salaire confortable, un mari plutôt avenant mais surbooké, deux filles adorables et une maison cossue… certes, sans doute n’est-ce pas la vie rêvée de l’étudiante brillante en école de commerce, mais Hélène a réussi à réaliser son rêve, à s’extraire de sa condition populaire et du marasme économique de sa région natale. Certes, l’élite de la nation lui a fermé ses portes, mais il n’y a pas forcément de honte à évoluer en deuxième division. Pourtant quelque chose l’agace, comme si sa vie était incomplète, conséquence funeste d’une sortie de route mal négociée. Jusqu’au jour où la jeune femme croise le parcours chaotique de Christophe, “Le Chistophe”, celui dont adolescente elle rêvait, le beau brun ténébreux, capitaine de l’équipe de hockey, pour qui toutes les filles avaient un béguin pas toujours innocent. Avec l’âge, le beau Christophe a pris quelques kilos et la démarche n’est plus aussi souple et féline, mais derrière le poids des années, l’adolescent transparaît parfois fugacement. Christophe tente aussi de se reconstruire après une séparation difficile avec la mère de son fils, son boulot de représentant lui pèse, mais lui permet de payer les factures  et de s’assurer une certaine stabilité. Sa vie affective est devenue un désert, alors la rencontre fortuite avec Hélène agit comme une allumette sur un feu de paille prêt à s’embraser. 

Connemara fonctionne comme une vue en coupe d’une France malade, une France un peu sur le déclin passée de la jeunesse ébouriffée et pleine de sève à une France qui aurait dix kilos de trop, une bagnole au bout du rouleau et un crédit sur une baraque devenue bien trop grande. Un prisme discutable, mais qui repose sans doute sur une certaine réalité, celle d’un pays qui peine à se renouveler et à retrouver son énergie, un pays fatigué de subir depuis trop longtemps la dure loi du capitalisme, de la politique politicienne et de la pression sociale orchestrée par les GAFAM. Et au milieu de cette morosité ambiante, des destins se croisent et s’entrecroisent, tentant désespérément de trouver un sens à leur vie, de manière empruntée et pathétique mais non dépourvue de sincérité, s’accrochant désespérément l’un à l’autre avant de partir vers des destinations opposées, laissant une fracture encore plus béante et un goût d’inachevé. Que reste-t-il alors, sinon des rêves brisés et des souvenirs d’enfance empreints d’une nostalgie infinie. Tout cela paraît si vain et pourtant il faut bien vivre. 




Edwardo Belgrano Rawson, Fuegia


A mi-chemin entre le documentaire et la fiction, Fuegia est une sorte d’Objet Livresque Non Identifié. En réalité, il s’agit bien d’un roman, mais extrêmement bien documenté et tellement imprégné d’histoire et d’authenticité, qu’il pourrait presque se lire comme un documentaire. Direction à nouveau l’Amérique du Sud, la Terre de Feu plus précisément, ce territoire austral situé à la pointe Sud du continent et partagé entre le Chili et l’Argentine. Dans cette contrée froide et ventée, qui  en réalité est un archipel, les éléments dictent leur loi. L’océan Pacifique et l’océan Atlantique s’y rencontrent et de leur union tumultueuse les hommes sont tributaires et bien démunis. Progressivement, les colons espagnols et anglais ont tenté de s’installer sur ces îles, attirés par des eaux riches et poissonneuses de ces terres du bout du monde. Les chasseurs de phoques et de baleines, les pêcheurs de morue, puis les éleveurs de moutons se sont succédé, pillant les richesses naturelles, piétinant les territoires sacrés  des populations indigène, les réduisant à la dépendance. Les conflits n’ont pas manqué d’empoisonner les relations entre blancs et peuples premiers (Parrikens ou Canoeros), les uns accusant les autres d’être des voleurs de bétail, les autres des voleurs de terres. Lentement et insidieusement le génocide a pourtant lieu, les populations autochtones dépérissent, les maladies venues d’Europe ravageant leurs rangs, alors que les survivants autrefois fiers chasseurs en sont réduits à mendier auprès des blancs, persuadés que cette charité les disculpe aux yeux du seigneur. Une tragédie invisible à laquelle tente d’échapper une famille de canoeros, partie tenter sa chance plus au nord.

Récit poignant et bouleversant, Fuegia a la force des grandes tragédies de l’Histoire, que son auteur déroule avec une force implacable. L’avidité et la cupidité de l’homme blanc, ainsi que son cynisme outrancier, font face à l’incompréhension des peuples autochtones, qui peu à peu disparaîssent à bas bruit, oubliant leurs racines profondes, perdant toute forme de repère, faute de pouvoir perpétuer leur culture et leurs traditions, parasités par un lent phénomène d’aculturation qui sape les fondements de leurs sociétés.



Batya Gour, Le meurtre du samedi matin


Chronique survol pour ce petit polar israëlien publié en 1988 et premier volet de la série consacrée au commissaire Ohayon de la police criminelle de Jérusalem. Un polar à l’ancienne qui n’est pas sans rappeler une certaine Agatha Christie en plus moderne. Un meurtre a eu lieu tôt un samedi matin au sein d’un institut de psychanalyse très huppé, la victime était une praticienne très respectée dans le milieu et ses méthodes faisaient autorité auprès de tous. Difficile pour le commissaire Ohayon de démêler le vrai de faux quand les principaux suspects savent parfaitement manipuler l’esprit humain et résister à toute forme de pression psychologique. Un roman policier bien construit, à l’intrigue rondement menée et aux personnages bien campés. L’ensemble est fluide et prenant, mais sans grande originalité. Un bon divertissement tout de même, qui se mange (lit) sans faim.