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vendredi 27 septembre 2019

Nord-Michigan, de Jim Harrison

Après tout un été passé en compagnie de Jim Harrison, voici venu le temps de lui dire adieu pour une période indéfinie. Bien qu’il me reste encore quelques lectures essentielles de cet auteur, il est l’heure de faire une petite pause et d’aller voir d’autres contrées littéraires, bien que les paysages des romans de Big Jim soient un émerveillement de tous les instants. Et quelle meilleure occasion que de terminer sur une aussi belle note que Nord Michigan, dont les derniers mots résonnent encore à mon oreille avec une douceur à nulle autre pareille.


A 43 ans, Joseph mène une vie tranquille, engoncé dans ses habitudes et dans une certaine forme de tranquillité mélancolique. Son métier d’enseignant de campagne commence désormais à lui peser, lui, le fils d’un agriculteur suédois venu aux Etats-Unis pour échapper à la conscription. C’est comme si son destin avait été directement écrit à sa place le jour où, au cours d’un accident agricole, il eut la jambe en partie broyée par une machine. Durant toute son enfance Joseph traîna cette jambe invalide sans jamais se plaindre, se réfugiant dans ses rêves d’océan, mais contraint pourtant de se contenter d’aller chasser ou de pêcher dans les rivières et les lacs de sa campagne natale. C’est sans doute à cause de cette infirmité que Joseph accepta le destin modeste qui s’offrait à lui. Jamais il ne quitta son Nord Michigan et lorsque son père mourut, il entretint la ferme familiale du mieux qu’il put, bien conscient qu’il n’avait pas de grandes compétences et encore moins d’appétences sur le plan agricole. Il aurait pu s’en contenter si son métier d’enseignant lui avait permis de s’épanouir, mais cette voie était elle aussi celle du dépit, celle que la communauté avait tracé pour un jeune infirme sans doute incapable de reprendre l’exploitation agricole de ses parents. Mais à 43 ans, Joseph cale, il lui semble que la plus grande partie de sa vie est désormais derrière lui et qu’il n’a pas su en faire grand chose. Il n’a même pas pu se résoudre à épouser Rosealea, son amour d’enfance, qui épousa son meilleur ami, mais finit par revenir dans ses bras. Elle est pourtant jolie Rosaelea, douce, aimante et compréhensive. Tout le monde dans le coin sait que ces deux là finiront par se marier. Mais Joseph bloque, comme s’il n’arrivait pas à pardonner à Rosaelea d’avoir choisi Orin vingt ans plus tôt. Puis vint Catherine, l’une de ses élèves de terminale. Sa beauté insolente, sa fraîcheur et son intelligence subtile ne laissent pas Joseph indifférent. Elle a du caractère Catherine. Elle sait ce qu’elle veut et Joseph ne peut s’y soustraire. 


Avec ses faux airs de Lolita, Nord Michigan pourrait laisser penser que l’ombre de Nabokov plane sur ce roman, mais il n’en est rien car les apparences ne sont que superficielles et le Joseph de Jim Harrison n’a que peu de similitudes avec le Humbert de Lolita, pervers patenté abusant d’une fillette de douze ans. D’abord parce que Catherine est beaucoup plus âgée, mais aussi parce qu’elle n’a rien d’une ingénue. Elle est intelligente, éduquée et c’est elle qui est à la manoeuvre davantage que Joseph. Il n’y a d’ailleurs aucun jugement de valeur dans le roman de Jim Harrison et, en dépit du contexte historique, pas véritablement de scandale au sein de cette petit communauté du Midwest. C’est assurément l’un de ses principaux points faibles du récit, mais aussi sa plus grande force. On a peine à croire qu’une liaison aussi sulfureuse, en plein milieu des années cinquante, ait pu voir le jour sans faire au moins jaser, mais on se laisse porter par ce beau roman, sur lequel plane un spleen indéfinissable et dont la saveur évoque la douceur d’un automne ensoleillé. Pas de cri, pas de violence, même pas l’ombre d’une tragédie. Jim Harrison raconte avec simplicité les amours d’un homme qui n’a jamais pu être maître de sa propre existence. Ballotté par les vicissitudes de la vie, il a courbé l’échine face au destin que l’on avait tracé à son intention, avant d’en saisir toute la vacuité. On pourrait trouver Joseph pathétique et sa tentative de rébellion ridicule, mais Jim Harrison sait trouver les mots justes et décrit avec beaucoup de sensibilité son personnage, lui donnant de l’épaisseur, de la substance, laissant le lecteur entrevoir son âme. Et puis il y a cette nature splendide que Jim Harrison décrit avec un immense talent, au point de donner envie au lecteur de découvrir ces terres méconnues qui bordent les grands lacs du nord est des Etats-Unis, ce Michigan ou ce Wisconsin mal aimés et qui pourtant regorgent de trésors. On s’imagine par une belle journée d’automne, chaussé de longues cuissardes, habillé d’une épaisse chemise à carreaux, une casquette de trappeur enfoncée jusqu’aux oreilles, lancer d’un geste habile une canne légère et souple de pêcheur à la mouche, avec pour seul compagnon le bruit d’un torrent rapide et sauvage s’écoulant au milieu d’une clairière bordée d’épicéas. Plus loin, un rat musqué pointe son museau moustachu hors de l’eau, humant l’air pur et frais, et une demi-douzaine de canards sauvages s’arrachent du plan d’eau dans un concert de battement d’ailes. Vous êtes bien et vous voulez que ce roman ne s’arrête jamais, c’est là tout le talent de Jim Harrison.

mardi 10 septembre 2019

Hold-up livresque : Sorcier, de Jim Harrison

Petite chronique éclair pour un roman un peu à part dans la carrière de Jim Harrison, dans lequel on retrouve relativement peu d’éléments caractéristiques du reste de son oeuvre, mais qui réussit pourtant à divertir avec succès son lecteur grâce à un humour assez bon enfant et un second degré qui frôle le hold-hup.

Imaginez un grand gaillard prénommé John Lundgren, alias Jonny, alias le Sorcier, amateur de bonne chère et de galipettes enthousiastes en compagnie de sa magnifique épouse Diana. Sans emploi depuis qu’il a perdu son job d’analyste financier à 45 000$ par an, Sorcier sombre dans une douce mélancolie parsemée de brusques changements d’humeur et de phases d’hyperactivité culinaire. Epuisée par ce mode de fonctionnement alternatif, Diana lui dégote un nouveau boulot auprès d’un de ses collègues, le richissime et très particulier Dr Rabun, inventeur de génie de prothèses médicales, englué semble-t-il dans des placements hasardeux, une ex-femme pour le moins dépensière et un fils avide de toucher sa part d’héritage. En charge pour sorcier de mettre de l’ordre dans les affaires du bon docteur, d’enquêter sur les différents vols dont il fait certainement l’objet dans ses participations financières, de mettre un terme aux revendications de l’ex-femme et à la voracité de son fils exilé en Floride. Un boulot d’enquêteur privé en somme, qui lui permettra de ramasser un joli pactole. 

Oubliez le Jim Harrison des grands espaces, proche de la nature et père de personnages complexes et travaillés. Sorcier évolue dans le registre de la farce bon enfant, dans le seul but de faire sourire et de divertir le lecteur. La bonne nouvelle c’est que même un roman mineur de Jim Harrison vole très largement au-dessus de la mêlée. Certes, son personnage de John Lundgren a toutes les apparences d’un bouffon des temps modernes. Faussement dépressif et vaguement instable, bourré de troubles compulsifs plus ou moins obsessionnels, Sorcier n’est en apparence pas d’une grande substance. Et on a beau sourire de certaines de ses pitreries, la plupart de ses frasques nous laisse sans voix et sa propension à tromper une femme superbe, amoureuse et soucieuse de son bien-être ne nous laisse pas moins interloqué. La réaction la plus naturelle serait donc de jeter le bébé avec l’eau du bain et de ne retenir de ce roman que l’aspect le plus superficiel, celui d’une blague de potache, une vaste pitrerie qui fut sans doute une belle récréation pour son auteur. Vous n’auriez pas forcément complètement tort, mais au-delà de la farce, se cache souvent un clown triste, un personnage qui dépasse sa frivolité apparente et interroge forcément. Les interrogations existentielles de Sorcier, son côté entier et fonceur en font un personnage loin d’être complètement lisse. Au fond, sorcier est un marginal, un hédoniste au sens le plus pur, qui refuse les conventions et prend un malin plaisir à foutre le bordel partout où il passe en mode grand seigneur. Certes, ce n’est pas du Spinoza ou du Nietzsche, mais comme philosophie de vie, ça peut se défendre.

jeudi 5 septembre 2019

Littérature des grandes plaines : Dalva, de Jim Harrison

Rares sont les auteurs à n’avoir publié au cours de leur carrière que des chefs-d’oeuvre et Jim Harrison, en dépit d’une production d’une grande constance, n’échappe évidemment pas à la règle. En raison de son ambition littéraire évidente, Dalva est considéré communément comme l’un de ses romans majeurs, aux côtés de Légendes d’automne ou bien encore De Marquette à Veracruz. On y retrouve tous les éléments constitutifs de son écriture comme l’influence évidente de la nature et des grands espaces, une certaine critique de l’establishment et des élites bourgeoises, mais aussi et surtout des personnages profonds irrigués par l’immense sensibilité de l’auteur. Probablement inspiré de certains éléments biographiques (le monde des grands exploitants agricoles, ses origines suédoises), Dalva est en quelques sorte le pendant féminin de l’auteur. Dans ce roman, Big Jim mêle chronique familiale et histoire de la conquête de l’Ouest en alternant deux époques différentes pour mieux éclairer le présent. 

A 45 ans, Dalva a déjà vécu plusieurs vies. Issue d’une famille de grands propriétaires terriens, la jeune femme quitta son Dakota natal après la mort de son grand-père paternel, qu’elle adorait et qui fut pour elle un substitut de père lorsque ce dernier disparut en Corée. Désormais rattrapée par son passé, Dalva accepte d’assumer un héritage pour le moins complexe, au risque de raviver des souvenirs qu’elle préférait garder enfouis au plus profond d’elle-même. Mais de retour dans le ranch familial, au milieu de ses terres, des chevaux et des lieux qui ont marqué son enfance, elle ne peut empêcher de se rappeler Duane ; celui qui fut dès l’âge de quinze ans l’amour de sa vie et qui lui donna un enfant dont désormais elle ne sait rien, contrainte à l’abandonner dès sa naissance. Duane était sioux, taiseux et sauvage, il fut son meilleur ami puis son amant, avant que son grand-père, lui-aussi à moitié sioux, ne mette fin à l’idylle et ne renvoie Duane d’où il était venu. Jamais elle ne l’oublia et ne put le revoir qu’une fois, un peu avant sa mort, alors que la guerre du Vietnam l’avait brisé et détruit de l’intérieur. Désormais Dalva n’a plus qu’une idée en tête, retrouver son fils et lui donner l’amour qu’elle n’a pu lui accorder au cours des presque trente dernières années. Après toute une vie sans but précis, la jeune femme remet donc de l’ordre dans son existence et se trouve une nouvelle raison de vivre, mais sa quête promet d’être longue et délicate. Dalva peut néanmoins compter sur le soutien de sa mère, de sa soeur et de quelques amis, peu nombreux mais fidèles. Dans ses bagages elle ramène son petit ami du moment, Michael, un universitaire en quête de reconnaissance, mais au comportement souvent parfaitement immature, voire même complètement enfantin. Ce brillant professeur d’histoire à l’esprit acéré et à la rhétorique bien affutée, est pourtant bien incapable de se conduire en adulte, alors Dalva le materne et veille sur lui. En rentrant dans le Dakota, elle aurait pu s’en tenir là et laisser Michael en Californie, mais ce dernier est spécialiste d’histoire amérindienne et la famille de Dalva détient depuis plusieurs générations d’importants documents, notamment le journal de l’arrière grand-père, qui fut marié à une indienne et très tôt acquis  à la cause des peuples autochtones. Missionnaire auprès des tribus sioux, il fut le porte-parole et le grand défenseur des Lakotas. Michael a promis au conseil de son université qu’il pourrait accéder à ces documents et en faire la synthèse, en dépit d’un certain agacement, Dalva ne se sent pas d’abandonner Michael alors que sa carrière est en jeu. 

Roman profondément intimiste, au rythme lent émaillé de nombreuses digressions, Dalva prend son temps et se tient éloigné des lignes à grande vitesse empruntées par les page turners et autres bestsellers calibrés à la sauce marketing. Non, il n’y a pas d’action débridée dans ce roman, qui vogue au gré des souvenirs de son personnage principal, il faut en saisir le rythme, comme un blues low tempo, lent, puissant, éminemment profond. Si vous atteignez la centième page et que vous trouvez que le roman ne décolle pas, laissez tomber, ça n’ira pas plus vite, Dalva évolue dans les strates atmosphériques les plus hautes, sans faire varier sa vitesse de croisière. En revanche, si vous vous laissez emporter par sa petite musique, vous découvrirez un roman d’une grande richesse, émouvant, érudit, parfois même drôle (essentiellement grâce au personnage de Michael), une oeuvre enracinée dans l’histoire de l’Amérique des grandes plaines et de la région des grands lacs, profondément irriguée par un féminisme apaisé et loin des combats de genre. Dalva est l’un des plus beaux personnages féminins qu’il m’ait été donné de lire, sa modernité transperce le roman de part en part. Belle, certes, mais aussi libre dans sa manière de penser et de se comporter, Dalva séduit par son refus de se conformer aux stéréotypes et par sa soif de vivre dans le vrai. C’est dans sa capacité à se débarrasser de tous les artifices de la vie moderne qu’elle nous touche au plus profond. Elle incarne avec brio l’âme des grandes plaines, ses vastes prairies où l’herbe bruisse au grès du vent, ses rivières sauvages où les truites sauvages s’ébattent dans l’eau vive… et là, au milieu de ces paysages grandioses, Dalva chevauche son cheval favoris, l’air fouette son visage épanoui alors que ses talons s’enfoncent avec l’assurance des grands cavaliers dans les flancs de sa monture. Presque un cliché, et pourtant non car Dalva sait encore s’émerveiller de ce qu’elle voit pour la énième fois et parce que c’est dans sa nostalgie qu’elle puise sa force et trouve la source d’un plaisir à chaque fois renouvelé. Si vous trouvez une meilleure philosophie de vie, faites-moi signe.