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mardi 29 mars 2022

Sur les traces d'Omar Khayyam : Samarcande, d'Amin Maalouf

 

Mais où est donc passée la poésie ? Immense paradoxe dans un pays qui se dit profondément attaché à la culture et à la littérature en particulier. En dehors du Printemps des poètes et de quelques manifestations éparses, la poésie reste la grande absente du paysage médiatique français. On n’en parle ni à la télé, ni à la radio, ni dans les journaux ou les magazines, il n’y a guère qu’à l’école qu’elle trouve encore une petite place. Le hiatus est d’autant plus considérable, que des pays que l’on regarde parfois avec dédain lui accordent une place publique nettement plus importante. Dans les pays arabo-musulmans, il n’est pas rare d’assister à des lectures publiques de poésie dans des endroits aussi incongrus que des stades, le poète palestinien Mahmoud Darwich était par exemple capable des déplacer des foules à chaque apparition publique. Dans les pays anglo-saxons, les revues publient bien plus facilement de la poésie et l’apparition remarquée de la jeune poétesse Amanda Gorman, lors de l’investiture de Joe Biden, est assez significative. En 2020, le prix Nobel de littérature est décerné à la poétesse américaine Louise Glück….. tellement méconnue en France, que cela en deviendrait presque gênant. 



Amin Maalouf s’inscrit donc dans une tradition radicalement différente, celle de la poésie arabo-musulmane, riche d’un héritage multiséculaire encore bien vivace aujourd’hui. On connaît la fascination de l’écrivain pour la matière historique et ce roman n’échappe évidemment pas à la règle, puisqu’il se déroule entre le XIème siècle et le XXeme siècle, dans cette région du nord de la Perse (la Sogdiane) qui autrefois était au coeur du monde et dont Samarcande fut le joyau (à noter que la Samarcande de cette époque n’existe plus, remplacée par une cité construite par Tamerlan, tout aussi splendide au demeurant, et dont nous pouvons encore contempler la magnifique architecture). C’est donc au XIème siècle, au cœur de la Perse, que vécut le personnage principal de ce roman. Omar Khayyam fut à la fois l’un des savants les plus reconnus de son temps, mais également un philosophe et un poète hors-pair. Menant une existence itinérante, invité des cours les plus prestigieuses, Omar est un lettré et un savant extrêmement aimé pour l’immensité de ses connaissances. Mais l’homme n’a pas toujours la langue dans sa poche et s’il a l’oreille des puissants aussi bien que la faveur des petites gens, sa franchise et sa liberté de ton lui valent quelques rancoeurs, notamment celle des religieux les plus stricts. Sa poésie, qui prône une certaine forme de libéralisme de mœurs, interpelle Dieu d’une manière qui frôle souvent l’impertinence, voire même l’agnosticisme. Aux yeux des mollahs, Khayyam est un impie de la pire espèce. Aussi cache-t-il ses écrits les plus licencieux aux yeux de tous, ou presque, consignant ses aphorismes et ses quatrains, dans un livre qu’il garde au secret. Plus que celle d’Omar Khayyam, Samarcande est l’histoire de ce livre devenu mythique. A-t-il jamais existé ? Qui a eu l’insigne honneur d’en feuilleter les pages ? Comment a-t-il été perdu ?



Le roman d’Amin Maalouf est donc divisé en deux parties bien distinctes. La première est consacrée au récit de Khayyam, on y suit le parcours de sa vie, riche en rebondissements, de ses relations avec les puissants, parfois conflictuelles, de ses amours, souvent compliqués, et de son amitié complexe et contrariée avec Hassan Ibn al-Sabbah, le vieux de la montagne, qui fut le seigneur de la secte des assassins et dont la place forte, Alamut, fit trembler tous les rois et les seigneurs du Proche-Orient de son temps. S’ensuit un bond dans le temps de plusieurs siècles, pour suivre les pas d’un jeune américain féru d’orientalisme et de littérature perse, grand admirateur de l’oeuvre de Khayyam et prêt à tout pour retrouver le fameux manuscrit oublié. On assiste ainsi au destin tragique de la jeune démocratie iranienne, prise entre deux impérialisme (Anglais et Russe), et qui ne réussira jamais à trouver sa voie au sein du concert des nations. 



Érudit, mais sans excès, dépaysant, mais sans exotisme outrancier, élégant dans son style aussi bien que dans sa construction narrative, Samarcande est probablement l’un des romans les plus réussis d’Amin Maalouf. On y sent tout l’amour qu’éprouve l’auteur pour le Proche-Orient et pour sa multitude de cultures. On y sent poindre également une certaine forme de nostalgie pour une civilisation qui semble le fasciner au plus haut point. Cette Perse millénaire, qui a vu des civilisations brillantes naître, croître et finalement s’éteindre pour laisser la place à une forme de chaos politique sans précédent, un espace béant dans lequel les religieux les plus avides de pouvoir viendront s’engouffrer. Que reste-t-il au final de cette grandeur ? La culture et la littérature, semble nous dire Amin Maalouf. Malgré les conflits et les révolutions de palais, les paroles d’Omar Khayyam ont traversé les siècles, échappant à la censure et à l’oubli, pour mieux éclairer notre chemin dans le brouillard et les ténèbres de l’Histoire. 



dimanche 27 mars 2022

Biographie savoureuse : le premier des chefs, de Marie-Pierre Rey



Tous ceux qui s’intéressent un peu à l’histoire de la cuisine connaissent Antonin Carême, le cuisinier des princes et le prince des cuisiniers. Son destin hors du commun l’a amené d’une enfance dans la plus grande pauvreté à la gloire que peu de cuisiniers ont connu avant et même après lui. Né peu de temps avant la Révolution, il a connu tous les soubresauts du début du 19e siècle. Jeune pâtissier prodige, il a enchanté Paris avec des recettes feuilletées d’anthologie. On lui doit les croquembouches ou encore la charlotte. Puis, passant à la cuisine, il continue de se perfectionner et réalise des « extras », dîners extraordinaires de 10 à plusieurs centaines, voire milliers de participants. Il a servi Talleyrand, les Bonaparte, le Tsar de toutes les Russies, le Régent du Royaume Uni, les princes allemands, les Rothschild. On dit de lui qu’il a par ses dîners permis la paix en Europe ! Carême est une légende.

Et comme toutes les légendes, il faut parfois arriver à démêler le vrai du faux et de l’exagéré, ce qui n’est pas toujours simple. Car si le cuisinier est bien connu, l’homme derrière les plats et les casseroles l’est moins. Si Carême a laissé des livres de cuisine qui ont fait autorité pendant plus d’un siècle et ont inspiré jusqu’à la cuisine d’aujourd’hui, il n’a laissé qu’une courte autobiographie qui a ses parts d’ombre.

Marie-Pierre Rey nous convie donc à la découverte d’Antonin Carême et de son art, l’un étant indissociable de l’autre. Elle nous entraîne sur les pas d’un homme parti de rien, qui est devenu de son vivant le cuisinier le plus renommé de toute l’Europe, de Saint-Pétersbourg à Londres en passant par l’Italie. Elle nous explique son ascension fulgurante, grâce à des maîtres qu’il a toujours pris soin de remercier, et à des rencontres prestigieuses, dont celle de Talleyrand qui lui ouvrit les portes des cours européennes. Elle prend soin de replacer ce génie dans son temps, mais aussi de commenter son œuvre, qui n’est pas pour rien dans sa gloire. Car Carême a eu soin de transmettre ce qu’il considérait comme un art, de plusieurs manières : d’une part en formant des cuisiniers qui ont perpétué son art culinaire, mais aussi en écrivant des livres qui seront le socle de la grande cuisine française jusqu’à Auguste Escoffier, et enfin en défendant sa profession et en cherchant à la structurer.

Quelles impressions nous reste-t-il à la fin de cette biographie ? D’abord celle d’avoir fait connaissance avec un homme sympathique, curieux de tout et attentif aux autres. Celle d’avoir affaire à un travailleur forcené qui a laissé au service de son art sa santé, mort avant ses 50 ans. Celle d’un passionné, aussi bien sur le plan pratique que sur le plan théorique et qui a impulsé nombre de bases en cuisine sur lesquelles nous pouvons encore compter aujourd’hui. En somme, un homme exceptionnel qui n’a pas usurpé le titre du livre qui lui est consacré : le premier des Chefs.

Et comme on ne peut pas partir sans quelques amuse-gueules, ce livre trouvera toute sa place en cuisine puisqu’il comporte en annexe une centaine de recettes à tester…

jeudi 10 mars 2022

Polar bien noir : Brown's requiem, de James Ellroy

 

Monstre sacré du polar hard boiled, James Ellroy semble s’être quelque peu assagi au cours de ces dernières années, comme si l’enfant terrible des lettres américaines avait enfin mis au pas ses démons intérieurs. Ses derniers romans se veulent ainsi plus posés, plus ambitieux sur le fond comme sur la forme, mieux documentés et bien plus politiques. James Ellroy a ainsi gagné en maturité ce qu’il a perdu en fureur et en rage d’écrire. Les esprits chagrins trouveront de toute façon toujours quelque chose à redire, même s’il est vrai que l’énergie vitale assez folle qui animait ses premiers romans semble avoir bel et bien disparu. Qu’importe, les plus nostalgiques peuvent toujours relire le quatuor Los Angeles et savourer ainsi le chemin parcouru par l'auteur. Et tant qu’à faire, autant commencer par son premier roman, Brown’s Requiem.



Fritz Brown, ancien flic du LAPD mis sur la touche pour alcoolisme caractérisé et allergie à la hiérarchie, exerce désormais la profession de détective privé. Le bonhomme s’est même spécialisé dans la récupération de bagnoles dont les traites n’ont pas été honorées. Un boulot plutôt peinard, peu risqué et pas trop mal payé…. suffisamment pour ne pas avoir envie d’aller chasser du côté des divorces et autres filatures de conjoints infidèles. Brown se laisse pourtant convaincre par un caddy de golf miteux, mais plein aux as, d’accepter une affaire plutôt facile et bien juteuse. A priori le cas n’est guère épineux, puisque l’homme le charge de filer sa soeur, une jeune femme plutôt attitrante qui entretient une relation avec un homme qui pourrait être son père. L’enquête promet d’être bouclée en un tour de main et de rapporter gros, mais en réalité Brown remue des éléments du passé qui le conduisent dans les bas fonds de la criminalité organisée, des flics véreux et de l’argent sale. Une véritable descente aux enfers, semée de cadavres et de coups tordus, bien loin des paillettes d’Hollywood. 



A la lecture de Brown’s requiem, on ne peut qu’être frappé à la fois par le talent brut de James Ellory, qui signe un premier roman très maîtrisé et plein de promesses futures, mais également tout le chemin parcouru par l’auteur américain en plus de trente ans de carrière. Tous les ingrédients sont pourtant déjà présent, le style brutal et incisif, mais encore un peu stéréotypé (comme si Ellroy n’avait pas tout à fait réussi à s’affranchir de l’influence de ses pères), la maîtrise formelle de l’intrigue et surtout le caractère très organique de sa littérature. Le Los Angeles de James Ellroy a quelque chose de profondément prégnant, l’âme de cette cité tentaculaire imprègne chaque phrase, chaque image, elle est le personnage principal du roman et d’une grande partie de l’oeuvre de l’écrivain américain. Mais cela, chaque lecteur d’Ellroy le sait parfaitement. Que reste-t-il alors à ce Brown’s requiem ? Malgré une intrigue bien ficelée, mais plutôt classique, le roman tient avant tout au personnage très ambigu de Fritz Brown, une brute au coeur tendre, grand mélomane, hanté par son passé de flic alcoolique, tiraillé entre son désir de justice et sa volonté d’échapper à la noirceur cancéreuse d’une ville monstrueuse et déliquescente. Un bon polar, à défaut d’être un grand Ellroy.