Diffusé plus ou moins sous le manteau lors de sa parution en 1971, L’homme dé fait partie de ces romans que tout le monde se doit d’avoir lu, mais qui curieusement reste une affaire d’initiés…. et c’est probablement l’une des raisons qui en font quarante ans plus tard encore un roman culte. La réédition de cet extraordinaire et déconcertant roman aux éditions de l’Olivier est donc l’occasion de se pencher sur le cas Luke Rhinehart, pseudonyme d’un certain George P. Cockcroft, professeur de psychologie aujourd’hui âgé de 81 ans, qui, si l’on en croit les biographes, aurait écrit ce livre en s’inspirant librement de son expérience personnelle.
«- Je m’ennuie. Je meurs d’ennui. Je regrette, mais c’est de cela qu’il s’agit. J’en ai marre de ramener des patients malheureux à l’ordre normal de l’ennui, marre des recherches banales, des articles vides…
– Ce sont des symptômes, ce n’est pas une analyse.
– Découvrir quelque chose pour la première fois : un premier ballon de baudruche, une excursion à l’étranger. Une bonne fornication sauvage avec une nouvelle femme. Un premier chèque à toucher, ou la surprise de gagner gros pour la première fois, au poker ou aux courses. Être seul, plein d’allégresse, à lutter contre le vent en faisant du stop sur une nationale, en attendant que quelqu’un s’arrête et me propose de monter, peut-être jusqu’à la prochaine ville, à cinq kilomètres de là, peut-être jusqu’à une nouvelle amitié, ou bien jusqu’à la mort. Le chaud bien-être que j’éprouvais quand je savais que j’avais finalement écrit un bon article, fait une brillante analyse ou lobé un beau revers de tennis. L’attrait d’une nouvelle philosophie de la vie. Ou une nouvelle maison. Ou un premier enfant. C’est cela qu’on demande à la vie et maintenant… tout ça a l’air de foutre le camp, bien que la psychanalyse et le zen aussi paraissent incapables de me le restituer.»
L’homme dé se présente comme les mémoires d’un certain Luke Rhinehart, brillant psychiatre New Yorkais sorti tout droit de Yale et bénéficiant d’une réputation plutôt flatteuse parmi ses confrères. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si l’homme en question, un géant taillé comme une armoire à glace qui se définit lui-même comme un sosie de Clark Kent (sans doute le port des lunettes), n’était pas terrassé par un profond ennui. Marié à une jeune femme à la fois belle et intelligente, père de deux magnifiques enfants, Rhinehart possède un bel appartement au coeur de New York, ainsi qu’une petite villégiature au bord de la mer. Sa carrière est à son apogée et ses revenus plus que généreux lui permettent de mener une vie confortable sans travailler plus que de raison. Oui mais voilà, quelque chose taraude depuis quelque temps déjà notre homme, sa vie semble comme engluée dans un ennui d’une profondeur abyssale. Les doutes l’assaillent et son quotidien devient étouffant et insupportable, au point de le faire sombrer dans la dépression. A l’issue d’une partie de poker entre amis, Rhinehart a soudain une idée de génie, et si pour tromper la monotonie de sa vie il confiait toutes ses décisions non plus à la raison, mais au hasard. Ainsi, chacune de ses actions sera dictée par un lancer de dés. L’objectif du psychiatre est désormais de faire émerger les personnalités multiples que son propre moi avait étouffées en développant la personnalité du Dr Rhinehart. En réalité, le hasard est à chaque fois plus ou moins orienté par les multiples choix qu’il s’autorise, ainsi de décisions plus ou moins anodines, il finit par proposer aux dés des alternatives de plus en plus folles, parfois loufoques, d’autres fois véritablement dangereuses voire totalement délirantes. Evidemment l’issue ne peut être que tragique tant les décisions suivent un rythme crescendo et une escalade dans la radicalisation ; rappelons à tout hasard que sa première décision consiste à aller violer la femme de son meilleur ami, que suivant le jour de la semaine, voire l’heure de la journée, nostre homme est capable d’incarner plusieurs rôles parfaitements contradictoires (gentil mari, odieux connard, parfait imbécile), d’entrer en transe charismatique ou bien en catatonie pendant plusieurs heures, d’inciter ses patients à laisser libre cours à leurs pulsions meurtrières…. Un programme qui n’est pas sans mettre les nerfs de ses proches à rude épreuve.
Et le résultat dépasse ses espérances lorsqu’il se met à convertir ses propres patients à la thérapie (perversion ?) du Dé. Puisqu’après tout la psychanalyse n’est pas capable de soigner massivement les malades qui viennent le consulter et que ses propres confrères reconnaissent le caractère empirique voire hasardeux de leurs méthodes de soin, pourquoi les dés ne seraient-ils pas capables d’atteindre un niveau de réussite comparable ? Assez rapidement, les théories de Rhinehart se répandent dans la population, et pas seulement parmi les malades, nombre de ses proches et de ses amis se laissent séduire et portent la bonne parole dans leur entourage. Au point que les autorités commencent sérieusement à s’intéresser au cas Rhinehart. Les théories du Dé seraient-elles sur le point d’atomiser la société américaine et de transformer les masses obéissantes en schizophrènes déjantés ?
“Sur le point d’aller me coucher, j’aperçus, sur la petite table près du fauteuil d’où le Dr Mann m’avait sermonné, une carte, la reine de pique, posée de telle manière qu’elle paraissait en porte à faux sur quelque chose. Je m’approchai, considérai la carte, et compris que le dé se trouvait dessous. Je restai comme ça une minute entière, à sentir monter en moi une rage incompréhensible [...] Puis venant de l’East River, une sirène de brume beugla sur la plainte dans la pièce et la terreur m’arracha les artères du coeur et les noua dans mon ventre : “si c’est l’as, je vais violer Arlene.” [...] S’il ne marque pas l’as je vais me coucher, la terreur fondit, remplacée par une agréable excitation, et ma bouche s’enfla d’un rictus gigantesque : l’as c’est le viol, les autres numéros le lit. Le Dé est jeté. Qui suis-je pour mettre le dé en doute ? Je retirai la reine de pique et vis un oeil cyclopéen me fixer : l’as.
Je restai pétrifié durant peut-être cinq secondes, mais finis par effectuer un brusque demi-tour militaire pour gagner le porte de notre appartement.”
Subversif, anticonformiste et radicalement libertaire, L’homme dé a dès sa publication aux Etats-Unis suscité à la fois fascination et rejet. Initialement censuré, le livre circulait sous le manteau dans les campus américains et fut rapidement l’une des pierres angulaires de la contre-culture des années soixante-dix et des anarchistes de tout poil, avant de progressivement sombrer dans un oubli relatif. Sa réédition en 2014 avait davantage une valeur patrimoniale que subversive, mais il n’empêche que le roman de G.P. Crockcroft n’a pas pris une ride et interroge de manière tout aussi dérangeante qu’en 1970 les grandes lignes de fracture qui traversent la société moderne. Evidemment, le livre a lors de sa publication été perçu comme le manifeste déjanté de tous les fantasmes, une incitation à se libérer des contraintes sociales, du politiquement correct et de la bien-pensance. L’homme dé, ne se réduit pourtant pas à ses aspects les plus racoleurs, certes la débauche de sexe débridé, l’incitation à l’expression et au développement des pulsions les plus morbides a sans doute beaucoup oeuvré à son succès car il choquait l’Amérique conservatrice et collet-monté de l’époque, ce qui n’était pas pour déplaire aux héritiers du mouvement hippie et de la beat generation, mais débarrassé de son decorum tape à l’oeil, le roman se montre en réalité bien plus subtil qu’il n’y paraît au premier abord. La critique sociale (et religieuse) est certes évidente, mais l’on ne saurait déterminer à quel point l’auteur prend lui-même tout ceci au sérieux car la critique s’effondre parfois sous le poids de sa propre loufoquerie et le lecteur de s’interroger si tout ceci est bien sérieux. L’auteur souffle régulièrement le chaud et le froid, laissant entrevoir que le culte du dé est tout autant une libération qu’une servitude. Bien malin qui pourra déterminer dans quelle mesure G.P. Crockcroft s’est lui-même pris à son propre jeu. Et c’est probablement cette ambiguÏté qui fait de L’homme dé un roman tout à fait remarquable, en dépit des quelques longueurs qui émaillent le récit (500 pages tout de même).