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lundi 10 mai 2021

Japan flow : La pierre et le sabre, de Eiji Yoshikawa

 

De la littérature japonaise, nous connaissons essentiellement les auteurs classiques du XXème siècle, les Mishima, Tanizaki, Akutagawa, Inoue, Kawabata et autres grands noms des lettres nippones. Mais finalement, de la littérature grand public, celle qui divertit le plus grand nombre et que l’on peut qualifier de populaire, nous n’avons en France que peu d’échos. C’est d’autant plus étonnant que la France représente le marché le plus important pour le manga, juste derrière le Japon, et que toute une génération de quadras et autres trentenaires a été biberonnée à l’animation japonaise dès sa plus tendre enfance. Il est paradoxal que dans un pays où le Japon exerce une fascination et une influence culturelle si importantes, sa littérature populaire soit si méconnue. La littérature japonaise garde aujourd’hui encore, une certaine aura de mystère, une réputation de sophistication et, ne l’éludons pas, d’inaccessibilité, qui à mon sens ne lui rendent pas complètement justice. Reconnaissons tout de même que les éditions Picquier tentent depuis plus de trente ans de combler le fossé, en proposant à leur catalogue de très nombreux auteurs contemporains talentueux et populaires dans leur pays d’origine (toutes proportions gardées évidemment, une auteure comme Hiromi Kawakami est loin d’atteindre les chiffres de vente de One Piece). Mais, à toute règle il existe forcément une ou plusieurs exceptions. Publié sous forme de feuilleton dans la revue Asahi Shibun entre 1935 et 1939, Musashi, de Eiji Yoshikawa, a été scindé lors de sa parution française en deux volumes, La pierre et le sabre et La parfaite lumière. Qualifié d’Autant en emporte le vent à la japonaise, il s’agit d’un pur roman de cape et d’épée, qui n’est pas sans rappeler un certain Alexandre Dumas ; aventure enlevée, narration sans temps mort et personnages archétypaux… les 1500 pages du roman se boivent comme du petit lait. Depuis sa traduction, en 1986, le roman a été réédité à de multiples reprises, signe d’un succès qui ne se dément pas. Les plus curieux pourront également aller jeter un coup d’oeil sur l’adaptation du roman sous forme de manga, Le vagabond, qui ne démérite pas le moins du monde, mais qui paraît tout de même un peu fade après avoir pris goût au style d’Eiji Yoshikawa.  



Personnage historique éminemment populaire au Japon, Miyamoto Musashi vécut au XVIIème siècle. Maître bushi, peintre, calligraphe et même philosophe, il construisit sa renommée sur ses talents de bretteur d’exception, au point de devenir le maître de sabre le plus réputé de son temps. Outre ses aptitudes remarquables pour le combat, l’immense prestige de Miyamoto Musashi tient au fait qu’il fut certainement l’une des dernières  grandes  figures guerrières de cette période. Prestige d’autant plus grand qu’il participa à la mythique bataille de Sekigahara (du côté des vaincus), dont le vainqueur fut le célèbre Ieyasu Tokugawa, qui termina la grande entreprise de réunification de Japon entamée par Oda Nobunaga et Hideysoshi Toyotomi, devenant ainsi le fondateur d’une longue dynastie de shoguns. Après plus d’un siècle de guerres incessantes et fratricides, le Japon connut alors une période de paix d’environ deux siècles et demi. Durant l’époque Edo, les combats au sabre furent interdits et le pouvoir des Daimyos (seigneurs de guerre) fut habilement jugulé. Dans un pays désormais pacifié, des cohortes de samouraïs se retrouvèrent sans emploi, devenant rônins pour une grande partie d’entre-eux. Les compétences guerrières devinrent ainsi progressivement des arts martiaux, répondant à une philosophie du bushido poussée à son paroxysme, mais désormais bien éloignée du champ de bataille.  De brutes sanguinaires à la lame facile, nombre de samouraïs devinrent des maîtres de la cérémonie du thé, d’excellent calligraphes et de fins lettrés... ou des brigands sans foi ni loi pour les rônins que la pauvreté et la misère guettaient. Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que Miyamoto Musashi fut dressé en figure archétypale du samouraï, guerrier invincible et parangon de vertu, car la Pax Tokugawa fut aussi une période d’essor pour le divertissement et en particulier pour le théâtre kabuki, qui narrait les talents des plus grandes figures guerrières du Japon. Les exploits singuliers de Miyamoto Musachi furent donc repris, amplifiés et évidemment déformés par les conteurs itinérants, pour le plus grand plaisir des Japonais. 



Eiji Yoshikawa ne fait que reprendre à son compte cette tradition théâtrale et romance avec un certain talent la vie du grand guerrier. Son récit commence juste après la bataille de Sekigahara, alors que Musachi (qui se nomme alors Takezo Shinmen), blessé, gît sur le champ de bataille. En recouvrant ses esprits, il constate que son ami d’enfance, Matahachi, a lui aussi échappé au massacre. Ensemble, ils tentent de regagner leur petit village de Miyamoto, où Otsü, la fiancée de Matahachi, se fait en sang d’encre. En chemin, ils tombent sur la petite masure d’Oko et de sa fille, la jeune Akemi. Mais au bout de quelques jours, alors que leurs blessures sont guéries, Matahachi refuse de retourner au village et s’enfuit avec la séduisante Oko. De retour à Miyamoto, Takezo doit faire face à la vindicte de la mère de Matahachi, qui l’accuse de tous les maux et jure d’avoir sa tête. C’est finalement grâce à l’aide d’un moine, Takuan, et de Otsü, qu’il parvient à échapper à un lynchage en règle. Commence alors une longue errance à travers le Japon, une fuite autant qu’une recherche de la voie du sabre. Ceux qui l’aiment comme ceux qui le détestent sont à sa poursuite, alors que lui tente de se faire un nom à travers la maîtrise des armes. Il y a dans l’aventure de Musachi, quelque chose de rocambolesque et d’infiniment romanesque, ce puissant rônin poursuivi par une petite vieille acariâtre qui a juré de lui faire la peau, ainsi que par une jeune fille tombée éperdument amoureuse et un petit garçon qui ne cesse de vouloir devenir son apprenti, est évidemment un ressort puissamment comique. Le ton du roman, que l’on aurait pu croire plus grave, est donné. Yoshikawa manie le burlesque et l’assume parfaitement. Ce qui n’empêche pas l’auteur, de s’éloigner assez régulièrement de la farce, dans un registre plus intime, voire parfois même très poétique, notamment lors de la rencontre de Musashi avec la célèbre geisha Yoshino (sans aucun doute l’un des chapitres les plus subtils du roman). Le reste de l’histoire relève de l’aventure débridée, avec moult poursuites et scènes de combat. Le ton du roman d’Eiji Yoshikawa contraste cependant avec l’image de Miyamoto Musachi qui nous est parvenue jusqu’en Occident. La légende laissait augurer un maître bushi dans toute sa splendeur, à la fois posé et plein de sagesse, n’usant de son arme qu’en cas d’absolue nécessité. Un sensei entouré de disciples avides d’acquérir les arcanes les plus subtiles de l’art du sabre, tout aussi enclin à savourer un thé en regardant les cerisiers en fleurs qu’à faire une démonstration de sa maîtrise technique. Mais le premier tome étant consacré à la jeunesse de Musachi, Eiji Yoshikawa décrit plutôt un jeune homme impulsif, prêt à en découdre pour prouver sa valeur et à bousculer les convenances. Pas toujours sympathique et progressivement conscient de ses imperfections, Musachi cherche cependant la voie. Quête sans fin dont on se demande désespérément  s’il comprendra un jour qu’elle n’est pas tant dans le maniement du sabre que dans le développement de ses aptitudes morales et spirituelles. Les vicissitudes de la vie se chargeront néanmoins de lui mettre un peu de plomb dans la cervelle. Se dessinent alors les contours d’un homme plus sage, plus responsable, mais aussi et surtout un peu plus subtil. Yoshikawa reste cependant suffisamment subtil pour ne pas en faire des tonnes et sans nous assommer d’une mystique à trois francs six sous, si chère à certains auteurs. 



Enlevé, incroyablement dynamique, le récit ne souffre aucun temps mort, multiplie les personnages, qui se croisent et s’entrecroisent dans un ballet incessant, jouant constamment avec le lecteur. Formellement, le récit est une grande réussite, grâce à une technique narrative qui doit tout à sa forme épisodique et qui use plutôt habilement des cliffhangers. Mais c’est aussi une des limites de l’écriture de Yoshikawa, dont on perçoit assez facilement les ficelles lorsqu’on lit le roman d’une traite (ce qui n’était pas le cas lors de sa parution par épisodes dans les années trente). Certains pourront également trouver les personnages quelque peu stéréotypés (la bêtise crasse de Matahachi, la méchanceté gratuite d’Osugi, la brutalité de Musachi ou bien encore la fragilité agaçante d’Otsü), mais c’est un peu la règle du jeu dans ce type de littérature, il faut s’en amuser plus que s’en agacer car cela fait partie du comique de répétition qu’emploie allègrement Yoshikawa. D’autant plus que l’auteur arrive régulièrement à dépasser cette caractérisation simpliste et à donner un peu de profondeur aux scènes clés.

6 commentaires:

Valérie a dit…

En attendant que je lise peut-être un jour cette fantaisie-fleuve, voici un documentaire à voir sur ARTE replay jusqu'au 18 mai : un samourai au Vatican, ou l'incroyable voyage de Hasekura Tsunenaga : https://www.arte.tv/fr/videos/075183-000-A/un-samourai-au-vatican/

Emmanuel a dit…

Ah mais, grand merci. Je vais regarder de ce pas ;-)

Carmen a dit…

Voilà qui change du contemplatif auquel les auteurs japonais nous ont habitués.
Je ne sais pas si je pourrai le lire car c’est quand même un pavé. Pour les amateurs du genre.

Emmanuel a dit…

Ah oui, là c'est 1500 pages, mais ça se lit de manière très fluide. Ceci dit, je comprends que tout le monde ne soit pas attiré par ce type de récit.

Anonyme a dit…

Bon roman d’aventure et une belle plongée dans le Japon du XVII ème.
Rappellerait un peu Dale Furutani et sa trilogie même si on est plus dans le polar.

Emmanuel a dit…

Oui, c'est juste concernant Furutani, que j'avais chroniqué sur ce blog si mes souvenirs sont bons.