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mercredi 22 avril 2020

Fantaisie poétique : Les voyages du fils, de Jacques Abeille

...Tout au plus ai-je gardé une certaine sensation de silence qui demeura longtemps mon climat de prédilection puisque j’allais plus tard le rechercher dans le désert.”

Sixième volume consacré au cycle des Contrées, mais en réalité suite directe du Veilleur du jour, Les voyages du fils apporte une nouvelle pierre à l’oeuvre titanesque et inclassable de Jacques Abeille. A titre personnel, j’avais été un petit peu moins conquis par Les barbares*, même si je dois reconnaître  qu’à postériori j’en garde un très bon souvenir, et l’éclairage qu’il apporte sur le monde des Contrées reste en tout état de cause indispensable pour tous ceux qui souhaitent avoir une connaissance approfondie du cycle. Mais il faut dire que cet imposant roman marque une petite rupture avec les deux tomes qui le précèdent, moins mystérieux et envoûtant, Les Barbares se veut plus brutal et cartésien. L’étonnante poésie des Jardins Statuaires laisse place à la brusque réalité de la guerre, qui finalement n’en est pas une (un peu comme L’étrange défaite de Marc Bloch). Les barbares eux-même n’en sont pas vraiment et leur unité vole en éclat, laissant les Contrées à la fois exsangues et totalement hébétées. Que voulaient-ils, que cherchaient-ils, leurs motivations et leurs buts apparaissent confus et incroyablement éloignés du mode de pensée des Terrébrins. Le long voyage du professeur à leurs côtés était donc l’occasion  de comprendre un peu mieux la culture et le mode de pensée des Cavaliers, mais à l’issue de ce long aparté, j’avoue être particulièrement ravi de retrouver l’intrigue du Veilleur du jour et ses multiples interrogations laissées sans réponses à la fin du roman. 


    L’épisode des barbares semblait marquer en quelque sorte la fin de l’Histoire** pour les Contrées, mais à l’issue de leur passage éclair la société se reconstruit et Terrèbre reprend la place qui était la sienne lorsqu’elle était au faîte de sa gloire. A la fin du Veilleur du jour, quelques interrogations demeuraient. Qui était donc Barthélemy Lecriveur ? D’où venait-il exactement avant d’échouer mystérieusement à Terrèbre ? Quelles furent ses relations avec Eponime Délimène ? Autant de d’énigmes que Jacques Abeille laissait à l’issue du roman sans véritable réponse. Les voyages du fils se déroule une trentaine d’années plus tard, alors que le fils de Barthélemy, Ludovic Lindien, s'apprête, à la suite du décès de sa mère, à entreprendre un long voyage sur les traces de son père dans une région reculée et sauvage des Contrées, les Hautes Brandes. Située au pied des hauts plateaux qui séparent la Grande Plaine des Jardins Statuaires, ces terres boisées et très peu peuplées sont le territoire des bûcherons. Hommes fiers et vigoureux aux moeurs exotiques et aux coutumes bien éloignées des manières soignées et raffinées des Terrébrins. Pour avoir longuement travaillé sur les manuscrits de son père, Ludovic savait que ce dernier avait fait un long séjour dans cette région, en témoignait la ceinture en peau de serpent dont il se servait, signe distinctif des hommes ayant satisfait à tous les rites d’initiation et aux mystères de cette communauté. Mais Ludovic savait également qu’avant cet épisode, son père avait déjà séjourné à Terrèbre, puisqu’il avait dans sa jeunesse connu la belle Eponime Délimène, sans que l’on arrive très bien à déterminer leur relation de l’époque. C’est avec ces maigres informations que Ludovic prend la route et se dirige vers les Hautes Brandes.

Ce voyage est pour lui tout autant une quête du père, qu’il n’a jamais vraiment connu, qu’un chemin initiatique. En cours de route il découvre un empire qui se relève groggy de l’invasion barbare, parenthèse étrange et finalement brève, qui aura ravagé les Contrées sans pour autant laisser d’empreinte durable. Et pourtant dans les Hautes Brandes, Ludovic assiste à la fin d’un monde, celui des bûcherons et des charbonniers aux étranges coutumes, tout autant qu’il collecte des récits et des informations qui lui permettront de reconstruire le passé parcellaire de son père. Peu à peu, en interrogeant les hommes et les femmes qui avaient côtoyé celui qu’il croit connaître sous le nom de Barthélemy Lecriveur, Ludovic dénoue l’inextricable écheveau que constitue la vie de son père, ses multiples identités et son rôle trouble dans les relations diplomatiques que la capitale entretient avec les régions éloignées de l’empire. Il se découvre même un oncle, un certain Léo Barthe, dont il retrouvera la trace lors de son retour à Terrèbre. Ainsi le mystère qui obscurcissait de son voile impénétrable le passé se lève peu à peu, les noeuds se dénouent et le fils se reconstruit une identité plus large que celle qui le cantonnait à l’image classique de l’orphelin. Mais ce travail de reconstitution du passé s’effectue également par l’écriture et par le travail éditorial que Ludovic entreprend à partir des notes et des manuscrits laissés par son père, mais également grâce à d’autres sources comme les rapports du policier qui surveillait son père et sa maîtresse, la jeune Coralie. 


Il est difficile de rendre compte de la richesse et de la complexité de ce roman à la fois récit initiatique, carnet de voyage et travail ethnographique. D’autant plus que Jacques Abeille tisse de nombreux liens avec d’autres parties de son oeuvre, apportant des réponses essentielles à l’intrigue, mais également à la bonne compréhension de ce monde étrange et envoûtant des Contrées.  Mais l’auteur pousse la logique bien plus loin encore lorsqu’il introduit le personnage de Léo Barthe, le vieil oncle de Ludovic, écrivain et pornographe avéré. (Précisons que Léo Barthe n’est autre que le pseudonyme que Jacques Abeille utilise dans la vraie vie lorsqu’il publie des récits érotiques). Cette étrange mise en abyme, qui mêle la fiction à la réalité, a quelque chose de fascinant dans sa manière de s’auto-référencer et d’alimenter un univers par agrégation, chaque élément apportant une nouvelle pierre à l’édifice, enrichissant par petites touches subtiles un monde déjà complexe et foisonnant. Si vous pensez qu’il ne s’agit là que d’un petit caméo amusant, rien de tout cela, Jacques Abeille a poussé la logique jusqu’à publier des nouvelles sous le pseudonyme de Léo Barthe (Chroniques scandaleuses de Terrèbre, Le Tripode. 2016), textes dont il attribue la paternité dans son roman à l’oncle de Ludovic. Ces nouvelles mettent en scène des personnages croisés dans Le veilleur du jour et font figure en quelque sorte de bonus, tout autant qu’elles éclairent des passages du roman restés sous silence. Ce recueil indépendant peut se lire avant ou après Les voyages du fils. Cette idée géniale, loin d’être une boucle dans laquelle Jacques Abeille tournerait sans fin, confère bien au contraire au cycle des Contrées une cohérence extraordinaire et une richesse que l’on retrouve assez peu dans la littérature. Sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles Jacques Abeille est parfois comparé à Tolkien ; la créativité et la puissance de leur imaginaire sont sans égal. Pour ce qui est de l’écriture en revanche, point de comparaison possible. Le style de Jacques Abeille est d’une richesse et d’une élégance rares. A la fois puissamment évocateur et aérien, il reflète la volonté de l’auteur de trouver le mot juste, la bonne tournure de phrase, la bonne métrique. Une fois dans le rythme on se laisse porter par la poésie des mots, par la force des images et par l’évidence du propos. 


Dernier point, et ce sera certainement la conclusion de cette chronique, Les voyages du fils est sans doute le roman de Jacques Abeille dans lequel l’auteur, mais également l’homme, se livre le plus ; par l’intermédiaire du personnage de Ludovic Lindien, qui renvoie à sa propre enfance, mais également par celui de Léo Barthe, incarnation fictionnelle de sa propre condition d’artiste. L’occasion pour l’auteur au détour de quelques pages bien senties, de nous livrer sa vision admirable de la littérature et en particulier, mais il aurait tort de s’en priver, de la littérature érotique.


*qui regroupe en réalité deux volumes, Les barbares et La barbarie
** pour ceux qui éventuellement ne saisissent pas la référence, l’universitaire américain Francis Fukuyama avait déclaré en 1992 que la chute du communisme marquait la fin de l’Histoire et l'avènement définitif de la démocratie libérale comme mode de gouvernement universel. Les trente dernières années ont bien montré à quel point les affirmations sentencieuses et univoques sont casse-gueule






lundi 20 avril 2020

La grande histoire par la petite : Opération de Copperhead, de Jean Harambat

Pour nous reposer des hauteurs littéraires stratosphérique où nous emmène le Grand Maître ce blog, et parce qu'il faut parfois savoir rire, sans jamais sacrifier à la qualité, voici une bande-dessinée qui retrace un épisode très secondaire de la seconde guerre mondiale, dont le principal mérite est de mettre en scène deux monstres du cinéma : David Niven et Peter Ustinov.

Ces derniers se retrouvent sur le tournage de l'inoubliable "Mort sur le Nil", et évoquent leurs années de guerre à Londres avec une verve délicieuse, en cassant du sucre sur le dos de Bette Davis qui joue les divas.

En 1943, alors que l'armée use de tout le charme de David Niven dans ses campagnes de recrutement pour le Women's Royal Army Corps, le jeune Peter Ustinov échappe de justesse à une carrière de tireur d'élite grâce à un certain talent d'écriture et à un surpoids déjà prononcé.

Les deux compères se retrouvent pour réaliser un film de propagande pour remonter un peu le prestige de l'armée. Peter sera le scénariste, David la vedette. Pendant le tournage, le service de désinformation dirigé par le fantasque colonel Dudley Clarke leur demande de monter une opération très particulière, baptisée Copperheard.
S'ensuit alors une aventure d'espionnage étonnante, où l'on croise des espionnes fatales, des espions diaboliques, des contre-espions inattendus, l'incontournable Winston et le célébrissime général Montgomery, des bombes allemandes, des GI teigneux, des pensionnaires de maison close accueillantes, et d'autres personnages...

Ce pourrait être une histoire d'enfumage banale, comme le contre-espionnage anglais a su en monter quelques-unes tout autour du Débarquement de Normandie, mais tout le sel de cette bande-dessinée tient aux deux personnages principaux : sorte de Laurel et Hardy, s'entendant dès leur première rencontre comme larrons en foire, ils font surtout assaut de bons mots durant toute l'histoire, et de situation rocambolesques en épisodes romanesques (spoiler : David a un cœur d'artichaut !), ils divaguent dans Londres à la poursuite de leurs chimères.
L'histoire est servie par un dessin simple et anguleux qui va à l'essentiel ; les couleurs contrastées donnent tout de suite le ton des scènes. L'atmosphère est rendue avec une sobriété remarquable des moyens graphiques. Tout est dit d'un trait.

Les planches sont émaillées de citations des mémoires des trois protagonistes principaux. Je ne suis pas allée vérifier les sources, mais si les citations sont exactes, alors le travail d'incise est remarquable, car elles tombent toujours justes (mais parfois si justes que j'ai tout de même un doute...).

Bref, si vous voulez passer un bon moment en ces temps de confinement, et à nous rappeler que malgré la dureté des temps, il est toujours bon de rire et d'abord de soi-même, dégustez cette bande-dessinée comme une tasse de bon thé. Cheers !

mercredi 15 avril 2020

Pornographie poétique : Histoire de la bergère, de Léo Barthe

J’ai longuement hésité avant d’écrire cette petite chronique, non pas en raison du thème scabreux de ce roman, mais parce qu’à mon sens il est bien plus intéressant avant de commencer à lire du Léo Barthe, d’avoir préalablement découvert l’autre carrière littéraire de cet écrivain hors-norme qu’est Jacques Abeille, puisque c’est de lui qu’il s’agit ; Léo Barthe étant le pseudonyme qu’il emploie pour publier ses récits érotiques et pornographiques. Loin de moi l’idée de traiter au second plan cette partie de son travail d’auteur, ça n’est pas du tout le sens de ce propos liminaire, mais il me semble que le lecteur gagnerait à recontextualiser ces récits au regard de l’ensemble de l’oeuvre de Jacques Abeille, l’écrivain prenant un malin plaisir à pratiquer le récit enchâssé, notamment par l’intermédiaire des parcours croisés de ses personnages, et à se mettre en scène de manière indirecte dans certains de ses romans. Léo Barthe est donc un personnage d’écrivain et de pornographe que l’on croise dans plusieurs livres de Jacques Abeille, notamment Le veilleur du jour et Les voyages du fils, romans qui appartiennent au fascinant cycle des Contrées, auquel, de manière indirecte, on peut également rattacher les oeuvres publiées sous le pseudonyme de Léo Barthe, en particulier les fameuses Chroniques scandaleuses de Terrèbre. Mais contrairement aux livres cités ci-dessus, Histoire de la bergère (De la vie d’une chienne T1 si l’on tient compte du titre complet de ce court roman), peut se lire de manière parfaitement indépendante. Mais considérons que vous êtes désormais prévenus et que ce récit, bien qu’il puisse d’une certaine manière se suffire à lui-même, s’apprécie davantage si l’on a une bonne connaissance du travail de Jacques Abeille dans son ensemble. 


    Solitaire et farouchement indépendant, un homme mène une vie d’errance ponctuée de petits travaux des champs et autres besognes de journalier à travers la campagne. Un mode de vie marginal lui conférant un statut à part au sein de la communauté paysanne. On le connaît, on apprécie ses qualités de solide travailleur et en retour de ses services on lui offre le couvert et le logis, parfois quelques vêtements usagés. On l’aime bien finalement cet homme un peu réservé et taiseux qui va au gré de ses pas sans jamais se fixer de destination. Alors qu’il prenait un repos bien mérité à l’abri d’une haie, il surprend une jeune bergère sur le point de s’offrir un peu de plaisir solitaire, non loin de sa cachette. Emportée par l’ardeur de ses sens, la jeune et accorte bergère ne semble pas prendre conscience de la présence discrète de l’homme. Fasciné par les formes généreuses et gracieuses de la belle, il ne peut s’empêcher de l’observer à la dérobée, puis, forçant sa chance, épris d’un désir inexprimable et irrépressible, il franchit délicatement et tendrement la distance qui les sépare, d’une main caressante mais néanmoins audacieuse. Puis sans qu’un mot ne soit échangé, et son désir enfin apaisé, la jeune bergère repart vers d’autres tâches sans doute plus ingrates. Ce lieu bucolique devient en l’espace de quelques jours leur secret mutuel, ils s’y retrouvent pour explorer leur sensualité exacerbée et laisser libre-cours à leur imagination débridée. Mais ces rencontres secrètes et hors du temps ne peuvent éternellement demeurer à l’écart du réel et les vicissitudes d’une vie cruelle et implacable rattrapent les jeunes amants. Et cet amour qui se voulait innocent tourne alors à la tragédie.


Autant ne pas y aller par quatre chemins, cette histoire d’un peu moins de 150 pages est un récit d’un rare indécence, c’est cru, vraiment très cru, mais à celui qui sait voir au-delà des apparences initiales, Léo Barthe réserve quelques surprises. La langue est, mais les lecteurs de Jacques Abeille ne s’en étonneront pas, d’une très grande beauté. A la fois fluide et travaillée, mais nettement moins lyrique et volontairement surannée que dans les romans du cycle des Contrées. Le vocabulaire est plus simple et les constructions grammaticales moins complexes (récit à la première personne), mais la prose reste étonnamment élégante. Comme à son habitude, mais c’est là un de ses talents, l’auteur sait parfaitement allier la force de l’évocation au souffle de la poésie. C’est à la fois très imagé tout en restant subtil et un peu fantasmatique. Léo Barthe sait comme nul autre réserver une part de mystère, même dans les situations les plus évocatrices. Un mot, une allusion et l’on comprend que cet amour physique n’est qu’une toute partie de cette expérience mystique et inexplicable qu’est l’union des corps. C’est beau, très beau parce que ce texte nous parle évidemment d’amour, de liberté et de volupté sans tabou ni jugement. Il y a à la fois de la poésie, de la fantaisie et une certaine gravité chez Léo Barthe, qui font de ce petit roman une oeuvre rafraîchissante et incroyablement juste.  


Lisez Léo Barthe, lisez Jacques Abeille, parce que c’est de la grande littérature et parce qu’il prouve avec ce récit et tant d’autres que la littérature érotique et pornographique peut tutoyer les sommets de l’écriture et de l’art, quitte à déranger les âmes les plus sensibles.

samedi 11 avril 2020

Chef d'oeuvre : Titus d'Enfer, de Mervyn Peake

Ecrivain culte pour une poignée de lecteurs un tantinet exigeants, mais illustre inconnu auprès du grand public, Mervyn Peake fut pourtant l’une des voix les plus singulières de la littérature britannique. L’auteur fit pourtant régulièrement l’objet d’une tentative de réhabilitation de la part du monde de l’édition, mais avec un succès des plus mesurés tant l’approche de son oeuvre demande une certaine volonté et une curiosité intellectuelle qui font peut-être défaut à ceux qui s’y aventureraient par hasard ou, pire, par désoeuvrement. Illustrateur et peintre de grand talent, Mervyn Peake était également un poète hors-pair et un écrivain au génie longtemps sous-estimé. Il faut dire qu’autant de talent dans un seul homme ne pouvait que susciter la méfiance de l’intelligentsia des années cinquante et soixante. Mais ne soyons pas mesquin, nombre de ses pairs, parmi lesquels Graham Greene, Dylan Thomas ou bien encore Michael Moorcock, reconnurent assez rapidement le caractère unique de son oeuvre et ne ménagèrent pas leurs efforts pour lui assurer un peu de visibilité. Souvent comparé à Tolkien, ce dont il se serait bien passé selon ceux qui le côtoyèrent, Mervyn Peake n’eut pas de son vivant la satisfaction de connaître ne serait-ce qu’une once du succès du créateur de la Terre du Milieu, mais son influence sur la fantasy, bien que plus discrète pour le grand public, fut néanmoins importante, voire même capitale. Pour autant ses romans restent parfaitement inclassables, même si l’on ne peut évidemment pas s’empêcher de noter ici et là des influences ou des parallèles hasardeux avec les travaux d’autres écrivains tout aussi merveilleux. S’il ne connut pas la gloire, Mervyn Peake mena néanmoins une existence heureuse, retranché sur la petite île de Sark (Sercq), à mille lieues de l’agitation de la vie moderne. Mais atteint d’une maladie neurodégénérative mal connue et mal soignée à l’époque (probablement Parkinson), il mourut à l’âge de 46 ans, dans la plus grande indifférence du monde littéraire. Sa maladie elle-même lui valut des critiques d’un autre âge et d’une bassesse intolérable. On dît de lui que la noirceur de son Gormenghast avait définitivement atteint son esprit et que son dernier roman avait toutes les caractéristiques d’une oeuvre produite par un cerveau dérangé. Cinquante ans plus tard certaines critiques font encore référence à une “sénilité précoce”. On ne saurait trop leur conseiller de lire les mémoires de son épouse, Maeve Gilmore, qui témoignent du désarroi et de la souffrance de Mervyn Peake lorsque la maladie eut en partie amoindri ses capacités d’écriture. Son esprit, désormais enfermé dans un corps qui ne lui permettait plus d’écrire, de dessiner et de peindre, continuait pourtant sans cesse à créer, imaginer et rêver le monde qui était le sien. Comme nombre d’auteurs maudits, ce n’est que plusieurs années après sa disparition que son oeuvre fut célébrée et réhabilitée dans les cercles littéraires et intellectuels anglo-saxons. 


Si le succès auprès du public ne fut jamais au rendez-vous, Mervyn Peake dispose en revanche d’un socle d’admirateurs d’une grande constance et d’une grande fidélité. Nombre d’écrivains, de poètes, d’illustrateurs et d’artistes se sont intéressés à son oeuvre et ont revendiqué l’influence de l’auteur britannique sur leur travail Depuis plus de cinquante ans Peake suscite une admiration démesurée auprès de certains, admiration qui confine dans les cas les plus sévères à l’obsession (saine, hein, pas une fixette maladive). Hélas, cet engouement est surtout britannique et si vous souhaitez faire l’acquisition d’une belle édition illustrée du cycle de Gormenghast, point de salut en dehors des éditions anglo-saxonnes (bon courage si vous n’êtes pas parfaitement bilingue). Pour la traduction française, il faudra vous contenter d’éditions moins luxueuses et dépourvues d’illustration chez Phébus, Omnibus ou J’ai lu. C’est assurément mieux que rien, même si de mon point de vue, les romans de Mervyn Peake ne peuvent être dissociés de leur dimension graphique.


   
    Premier tome de la trilogie*, Titus d’Enfer précipite le lecteur au château de Gormenghast, forteresse monstrueuse et solitaire dominant une région étrangement hors du temps. Depuis des temps immémoriaux, la famille d’Enfer règne sur ce fabuleux domaine, régi par des règles qui font force de loi et un protocole parfaitement immuable. Mais ce précieux équilibre est un jour perturbé par la naissance du jeune Titus, héritier de Lord Tombal et de son épouse Lady Gertrude. Aussitôt mis au monde, aussitôt mis de côté et quasiment oublié par un père taciturne et mélancolique, atteint de bibliophilie avancée, et par une mère qui ne s’intéresse qu’aux oiseaux et aux chats, auxquels elle consacre son temps et accorde son affection. Titus a bien une soeur, Lady Fuchsia, jeune fille rêveuse et introvertie, élevée en réalité par sa gouvernante, Nannie Glu, petit bout de femme fripé et desséché atteint d’une sévère forme de complexe d’abandon, à qui l’on confie néanmoins le petit Titus. Autour de cette famille étrangement dysfonctionnelle, gravite une galerie de personnages hauts en couleurs, plus ou moins atteints de troubles de la personnalité, de tics nerveux et autres caractéristiques physiques extraordinaires. Il y a bien sûr toute la valetaille et son cortège de personnalités d’importance, au premier rang desquels figure Craclosse, serviteur personnel de Lord Tombal, grand comme un escogriffe et si maigre que ses os s’entrechoquent à chacun de ses pas, il est l’ennemi juré de Lenflure, l’énorme et repoussant chef-cuisinier, vicieux comme un serpent et qui ne cesse de tyranniser ses marmitons et autres infortunés commis de cuisine. Grisammer, le vieux et tatillon bibliothécaire fait également office de gardien des traditions et de chef du protocole, un poste éminent dans un château aussi à cheval sur le respect des rites séculaires. Parmi les habitués de cette cour grotesque figurent également le séduisant et prolixe Dr Salprune, homme affable et bavard impénitent, ainsi que sa soeur, Mademoiselle Irma, vieille fille au physique osseux et au visage ingrat, qui ne cesse de répéter deux fois la même chose. On pourrait mentionner également les deux jumelles d’Enfer, soeurs de Lord Tombal, Clarice et Cora, deux vieilles toupies parfaitement idiotes, qui ne cessent depuis des décennies de jalouser Lady Gertrude. Mais parmi cette odieuse collection de personnalités ubuesques, il en est un qui changera le destin de Gormenghast et bouleversera l’ordre établi : le jeune Finelame. Loin d’être issu de la haute, Finelame n’est qu’un commis de Lenflure, dont il ne supporte plus les ordres et le comportement outrancier. Incroyablement rusé et habile, Finelame manie les mots avec un talent qui confine au génie, des capacités que son énergie et son jeune âge lui permettront de mettre à profit pour parvenir à ses fins, c’est à dire s’arroger le pouvoir. 


C’est dans cet univers étrange et mystérieux que grandira le jeune Titus, personnage qui dans ce premier tome reste évidemment secondaire, son jeune âge l’écartant en grande partie des intrigues de palais qui secouent le château de Gormenghast. L’imposante forteresse est en elle-même un personnage à part entière. Immense et labyrinthique, elle étend son ombre tutélaire sur tous ceux qu’elle domine depuis l’aube des temps. Saisi par l’ambiance oppressante des lieux, le lecteur est invité à la déambulation à travers son architecture baroque et outrancière. De salles de réception richement ornées en couloirs déserts et glacés, d’obscurs recoins oubliés en forêts de toitures aériennes, il mesure la puissance et la décrépitude d’un lieu hanté par son histoire et sa propre démesure. 


A la fois étrange, génial, grotesque, poétique, picaresque…. et totalement inclassable, le cycle de Gormenghast n’est pas une oeuvre facile d’accès. Essentiellement parce qu’elle ne donne pas au lecteur ce qu’il attend d’elle. Habilement construite, portée par une plume magnifiquement travaillée et très imagée, l’oeuvre de Mervyn Peake, est littéralement habitée. Bien au-delà du simple plaisir de lecture, elle exerce sa puissance évocatrice sur l’imaginaire du lecteur, le charme par son lyrisme poétique pour l’assommer quelques pages plus loin par sa morbidité vénéneuse et le machiavélisme de ses personnages. Il y a du Rabelais chez Mervyn Peake, mais aussi une touche de merveilleux à Lewis Carroll, une pointe de tragique Shakespearien et un soupçon de romantisme mélancolique digne de Keats (je vous avais prévenus, personne n’échappe aux comparaisons hasardeuses). A la fois parfaitement génial et inconfortable, Gormenghast est probablement l’une des oeuvres les plus importantes du XXème siècle et comme toute oeuvre majeure, elle se mérite. En contrepartie, elle vous habitera probablement toute votre vie de lecteur, pour ne plus jamais vous quitter.


* Le cycle de Gormenghast est une trilogie (Titus d’Enfer, Gormenghast, Titus errant), à laquelle on peut adjoindre une nouvelle (“Titus dans les ténèbres”) et un quatrième roman inachevé, en partie repris par son épouse après sa mort (Titus Awakes. Indisponible en français).