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mardi 29 décembre 2015

SF biologique : V-Virus, de Scott Westerfeld

Picoré dans les rayons du CDI sans beaucoup de conviction, mais parce que parfois il faut bien aborder avec les élèves le sujet des vampires en dehors de Twilight, la lecture de ce petit roman s'est révélée très intéressante.

Cal est un vampire. Enfin, un porteur sain, car le vampirisme est une maladie, en fait, une MST plus précisément. Et tous ces symptômes que nous associons généralement aux vampires ne sont en fait qu'une adaptation des personnes infectées à la chasse qu'on leur a donné à travers les siècles. Car il faut être clair : se mettre à manger son voisin n'est pas acceptable dans de nombreuses civilisations...
Mais si Cal a quelques symptômes de la maladie (besoins protéiniques largement supérieurs à la moyenne, vision nocturne, appétit sexuel violent, force herculéenne), il est tout à fait sain d'esprit, ce qui n'est pas le cas de la plupart des vampires.
C'est pourquoi la Garde de Nuit, qui œuvre à New-York en souterrain, dans tous les sens du terme, l'a recruté pour traquer sa descendance (il a eu le temps de faire quelques victimes autour de lui avant d'être pris en main) et son ascendante, celle qui lui a transmis la maladie. Et c'est en traquant cette dernière, avec l'aide d'une apprentie journaliste fouineuse, qu'il va de surprise en surprise, pas toujours agréables, jusqu'au retournement final, fruit de l'évolution et de l'adaptation, bien entendu.

Soyons clairs : ce roman n'est pas un chef d'œuvre, mais il est très bien écrit et agréable à lire, un chapitre sur deux est une description assez délicieusement horrifique des dégâts que peuvent causer de très réels parasites, et l'ambiance est glauque juste ce qu'il faut pour frissonner sans cauchemarder. Et puis il n'y a pas tant de romans de science-fiction qui abordent l'évolution des espèces, particulièrement pour un jeune public, même si l'histoire reflète moyennement la complexité du phénomène et simplifie radicalement les processus. Pas trop jeune quand même, le public : je ne recommanderai pas ce bouquin avant la fin de la quatrième, et pas aux âmes tendres. Mais on reste dans le glauque raisonnable.
Et j'espère tomber sur un futur biologiste pour lui mettre en main ce petit cours de parasitologie appliqué.

Histoire aux tripes : Pas pleurer, de Lydie Salvayre

     Montse oublie tout, vieillesse et maladie emportent sa mémoire, bons et mauvais souvenirs. Mais elle n'a pas oublié l'été 36, en Espagne, cet été où elle a découvert la vie. Et elle le raconte à sa fille.
     Voilà. On pourrait s'arrêter là sur le prix Goncourt 2014. On aurait  à peu près tout dit et pourtant, on n'aurait pas approché d'un millimètre l'émotion extraordinaire qui vous empoigne dès les premières pages de lecture. Parce que cette histoire qui rejoint l'Histoire est poignante, parce que ce livre est un bonheur d'écriture à deux voix, parce que ce livre vous donne envie de relire Bernanos, et vous vaccine contre les grands idéaux.

    Mais reprenons un peu mieux. Monserrat, dit Montse, est, en 1936, une jeune fille de 16 ans, très pauvre, qui vit dans un petit village comme tant d'autres, sous la coupe d'un grand propriétaire, ni pire ni meilleur qu'un autre. Alors que sa mère cherche à la faire entrer comme bonne dans la maison dudit grand propriétaire, elle se rebelle contre l'humiliation, et grâce à son frère qui dans l'enthousiasme de la jeunesse et de la jeune démocratie, est devenu anarchiste, elle découvre la ville, et un autre monde, une autre vie, et l'amour. Une explosion de joie pure.
     Mais l'été ne dure pas. Son frère, plein d'idéal et qui a mis la révolution en route dans le village revient échaudé par l'insouciance et l'impréparation de ceux qui auraient pu devenir ses compagnons d'armes, et découvre que "sa" révolution a été reprise en main et confisquée par le représentant communiste du village, qui n'est autre que le fils adoptif et aigri du grand propriétaire. Montse, elle, a connu l'amour foudroyant d'un jeune français et rapporte au village une grossesse. Tout n'est ensuite que désillusion lente et implacable comme celle, en reflet, qui frappa Bernanos aux Baléares, lui qui se situait dans le camp des franquistes et qui dénonça les atrocités insupportables à ses yeux commises par les phalangistes et couvertes par l’Église catholique. Des grandes illusions et des grands principes des protagonistes, il ne reste à la fin que le principe de réalité et la fuite devant l'avancée des troupes mortifères de Franco, que ce soit celle de Montse ou bien celle de Bernanos.
A travers une douzaine de portraits, un peu caricaturaux au départ mais qui prennent chair et complexité les uns après les autres, à travers la vie quotidienne d'un petit village, c'est l'Espagne de la guerre civile qui prend corps, les formidables attentes que suscita la République, mais aussi l'extraordinaire pesanteur de la société villageoise. Avec le dialogue de la mémoire de Montse et celle de George Bernanos, ce sont les deux faces d'une même médaille que Lydie Salvayre conjugue admirablement : la lente mais inexorable victoire de la mort sur la vie. 
     Et pourtant cette étincelle brûlante que toute une vie d'exil et de travail difficile, alliée à la maladie, n'a jamais pu faire disparaître, vit encore, brûle encore au cœur Montse au soir de sa vie et luit encore dans sa mémoire dévastée. Une grande désillusion, mais un espoir fabuleux en forme de souvenir, c'est peut-être ça le grand bonheur de ce livre, l'essence même de l'été 1936 pour Montse, et peut-être pour tant d'Espagnols qui ont entrevu alors une autre vie, inimaginable de joie et de ferveur.

jeudi 3 décembre 2015

Chanbara littéraire : La trilogie de Matsuyama Kaze, de Dale Furutani

Publié chez 10/18 dans la collection grands détectives, la trilogie de Matsuyama Kaze est bien plus qu’un roman à énigme se déroulant dans un cadre historique. Dale Furutani, écrivain américain d’origine japonaise, est un excellent  connaisseur du Japon où il a vécu durant plusieurs années. Sa connaissance de la culture et de l’histoire nipponnes se reflètent admirablement dans ces trois romans, qui peuvent se lire indépendamment mais qui prennent tout leur sens et leur ampleur lorsqu’ils sont lus à la suite. Cette aventure d’un rônin esseulé dans un Japon dominé par les Tokugawa n’est pas sans rappeler d’autres oeuvres se déroulant également au début du XVIIème siècle. Cette proximité n’est pas le fait du hasard puisque le héros de cette trilogie, Matsuyama Kaze, évoque un certain Miyamoto Musashi, dont on a pu apprécier les péripéties dans La pierre et le sabre et La parfaite lumière de Eiji Yoshikawa. Cette période est également le cadre de nombreux films de Samouraïs et Dale Furutani ne se gêne d’ailleurs pas pour rendre hommage aux plus grands maîtres du chanbara, en particulier Akira Kurosawa.

Le début de l’ère Edo est sans doute l’une des périodes de l’histoire du Japon qui fascine le plus les Japonais eux-mêmes, probablement parce qu’elle fut très riche en événements et en symboles, mais également parce qu’elle fut à l’origine d’une longue période de stabilité culturelle et politique pour le pays. En 1600, Tokugawa Ieyasu (troisième et dernier unificateur du Japon), prend le pouvoir à la suite de la bataille de Sekigahara et reçoit le titre de Shogun. La dynastie qu’il crée conservera le pouvoir durant plusieurs siècles et assurera la stabilité des structures sociales et politiques d’un pays qui restera quasiment figé jusqu’au XIXème siècle. L’ère Edo marque ainsi un certain apaisement militaire, la puissance de la mainmise des shoguns Tokugawa sur le pays et l’intelligence de leur gouvernance mettent fin à une longue période d’instabilité et de guerres féodales fratricides entre daimyos. Cette période caractérisée par une société très hiérarchisée et extrêmement rigide, est également marquée par un repli du pays sur des valeurs ancestrales valorisées à l’extrême, dont le bushido est le point culminant. Le Japon devient un territoire interdit aux étrangers, cantonnés à quelques comptoirs commerciaux comme Nagasaki, n’entretenant que des relations diplomatiques minimales avec le reste du monde (seules la Chine et la Corée peuvent réellement commercer avec le Japon).  Les armes à feu sont interdites, de même que la plupart des produits venus d’Occident. Mais le Japon n’en est pas tout à fait là au moment où débutent les romans de Dale Furutani.

Matsuyama Kaze, rônin parcourant les routes du Tokaido, était autrefois un samouraï fort respecté, sa maîtrise du sabre n’avait d’ailleurs pas d’égal dans tout le Japon. L’homme portait à l’époque un autre nom et servait un seigneur puissant. Mais son maître eut le tort de soutenir le clan Toyotomi, dont les armées furent balayées lors de la bataille de Sekigahara par les forces Tokugawa. Désormais, le puissant samouraï est devenu un rônin, un guerrier sans maître, sans domaine et sans famille. Tout juste eut-il le temps de faire une promesse alors que sa maîtresse agonisait. Matsuyama Kaze promit de retrouver la fille de cette dernière, enlevée alors que les troupes ennemies mettaient à feu et à sang le fief de son seigneur.

Mêlant habilement plusieurs registres, la trilogie de Matsuyama Kaze exploite tout autant les ressorts du roman d’aventure que ceux du roman à énigme, mais sous ces faux airs de récit bon enfant se cache en réalité une oeuvre historique d’un grand intérêt pédagogique. Le premier volume de la trilogie est certes un peu poussif, mais rapidement l’intrigue se met en place et l’auteur s’autorise davantage de libertés en terme de narration, multipliant les légères digressions (justifiées) et les flashbacks. Au fil des tomes, l’intrigue secondaire, à savoir la recherche de l’enfant, devient de plus en plus prépondérante, occupant même l’essentiel du récit dans le dernier volume. Mais le plus intéressant réside probablement dans l’arrière-plan historique, discrètement dévoilé tout au long de cette trilogie. Le lecteur plus ou moins ignorant des faits découvre une multitude de détails, d’éléments historiques ou culturels qui font toute la richesse du récit. C’est finalement une véritable photographie de la société japonaise du début du XVIIème siècle qui apparaît en filigrane, son caractère éminemment hiérarchique et parfois sclérosé, son rapport à la violence et à la mort, son hypocrisie intrinsèque sous un vernis de façade ultra codifié… même le fameux bushido apparaît comme un paravent grâce auquel une caste s’autorise des comportements pourtant très éloignés du code d’honneur tant prôné.  Au milieu de ce déferlement de haine et de violence codifiée, Matsuyama Kaze s’élève au-dessus de la mêlée, incarnant la figure charismatique du guerrier-zen, bretteur incroyablement talentueux, sûr de sa force et de son talent, mais qu’il n’emploie qu’à bon escient. L’homme est un sage doublé d’un redresseur de torts, un samouraï parfaitement maître de son corps, cultivé, instruit, désintéressé et de fait incroyablement attachant. Un personnage d’autant plus admirable qu’il aurait pu verser dans le cliché le plus éculé sans la retenue dont fait preuve tout au long de ses romans Dale Furutani. Servie par une plume simple mais non dénuée d’élégance et de poésie, la trilogie de Matsuyama Kaze est un roman de divertissement intelligent et savamment construit, mais surtout étonnamment digeste. Certes, l’ambition littéraire reste ici mesurée, mais c’est tout à l’honneur de son auteur.

vendredi 20 novembre 2015

Le retour du Quatuor : Perfidia, de James Ellroy

Près de 25 ans après la publication de White Jazz, dernier roman du quatuor Los Angeles, James Ellroy renoue avec ce qui constitue l’essence même de son oeuvre. Lui-même le reconnaît, Underworld USA était une parenthèse nécessaire mais désormais il n’écrira plus que sur sa ville : Los Angeles. Retour à ses premiers amours, certes, mais pas seulement. Perfidia constitue le premier volume d’un nouveau quatuor très ambitieux qui fait figure de synthèse entre les romans de la première partie de sa carrière, écrits avec la fulgurance d’un auteur écorché par la vie, et ses trois derniers romans, des pavés extrêmement documentés mais très éloignés de l’oeuvre séminale qui avait assuré son succès. En simplifiant à l’extrême, Perfidia tente de renouer avec le polar sombre et désespéré, mais agrémenté d’un fond historique plus ambitieux que par le passé. Ce roman semble être également celui d’un auteur plus solide et moins pressé par l’urgence (le premier quatuor Los Angeles a été écrit en l’espace de quatre ans, un tour de force étant donné la complexité et la taille de ces quatre romans), Ellroy semble plus à l’aise avec la matière historique et n’hésite plus à utiliser des personnages réels comme par exemple l’actrice Bette Davis ou J. Edgar Hoover, ce qu’il ne faisait que de manière très détournée dans les romans du premier quatuor.


    Perfidia se déroule sur une période relativement brève, les trois semaines consécutives à l’attaque de Pearl Harbor (7 décembre 1941), alors que le pays est évidemment pris par une puissante fièvre de revanche, quitte à parfois sombrer dans l’hystérie. A Los Angeles, plus grande cité de la côte pacifique, les autorités et la population se préparent à la guerre. Les files d’attente pour s’enrôler s’allongent démesurément, les batteries anti-aériennes sont postées sur les côtes et  la chasse aux sorcières débute dans un état qui accueille la plus grosse communauté asiatique des Etats-Unis, dont de très nombreux citoyens nippo-américains. Hideo Ashida est l’un d’entre eux, un nissei (deuxième génération d’immigrés) qui travaille au sein de la police scientifique et technique du LAPD, un département alors très jeune mais plein d’avenir. Ashida est un élément brillant, mais ses origines japonaises, dans un pays qui vient tout juste de subir le traumatisme de Pearl Harbor le mettent en porte-à-faux alors que des rafles organisées par les autorités font des ravages en Californie. Des milliers de nippo-américains sont enfermés dans des camps, par simple précaution ou bien pour suspicion (fondée ou non) d'espionnage. Le pays cède à la panique, obsédé par l’idée que ces citoyens d’origine japonaise constituent une cinquième colonne qu’il est impératif de neutraliser plus ou moins pacifiquement. Cette hystérie latente constitue une véritable aubaine pour quelques opportunistes bien décidés à exploiter la situation. Ainsi le très sulfureux Dudley Smith, flic véreux aux méthodes pour le moins musclées, monte une combine avec l’aide de parrains de la pègre chinoise afin d’exploiter la misère des citoyens nippo-japonais dont ils espèrent extorquer les derniers biens de valeur en leur assurant une planque dans les bas-fonds de Los Angeles. On sombre dans l’horreur la plus totale lorsque quelques chirurgiens douteux et plus ou moins inspirés par la médecine expérimentale nazie, proposent des opérations plastiques à grande échelle afin de gommer au bistouri les traits soi-disant caractéristiques des populations japonaises. Les promoteurs immobiliers aux dents les plus longues profitent quant à eux de la saisie des exploitations agricoles des immigrés japonais, nombreuses dans la grande vallée de Californie, afin de bénéficier d’opérations immobilière juteuses. La convergence de ces intérêts criminels pousse les uns et les autres à s’associer dans des combines innommables…. ou bien à s'entretuer, alors que les frontières entre la pègre et la police s’effacent au profit de juteux bénéfices pour les uns et les autres. Au milieu de ce chaos ambiant, un homme seul, le capitaine William H. Parker, alcoolique notoire aux ambitions démesurées, tente de reprendre sa vie en main et engage la jeune Kay Lake afin d’infiltrer les milieux gauchistes d’Hollywood, espérant ainsi entrer dans les bonnes grâces du FBI de J. Edgar Hoover et favoriser par la même occasion sa carrière.


    Dense, complexe, brillant, Perfidia réussit le tour de force de renouer avec le James Ellroy des années 90 tout en prenant en considération le travail accompli dans la trilogie Underworld USA. Le style, d’une efficacité redoutable, est sec et incisif, dépouillé à l’extrême pour mieux frapper le lecteur. Le moins que l’on puisse dire c’est que la lecture du roman, aussi plaisante soit-elle, relève tout de même de l’épreuve de force par la densité de la narration, la complexité de l’intrigue, mais également par la noirceur du propos. On en sort heureux mais épuisé, avec le sentiment d’avoir eu entre les mains le travail d’un immense écrivain au sommet de ses capacités. Avec ce roman, Los Angeles revient sur le devant de la scène, cette cité monstrueuse dont les feux ne cessent de nous attirer comme un miroir aux alouettes n’a jamais été aussi vivante que sous la plume d’Ellroy, par ses paillettes tout autant que par sa violence et sa corruption endémique, la cité des anges fascine tout autant qu’elle agit comme un repoussoir. On apprécie également de retrouver de nombreux personnages du précédent quatuor, Dudley Smith le flic voyou, la belle Kay Lake ou bien encore le fascinant et tourmenté  William Parker, on a ainsi le sentiment d’enfiler de vieux chaussons et de reprendre ses marques après une très longue pause. C’est aussi la raison pour laquelle on conseillera aux néophytes de se tourner vers des romans plus anciens de James Ellroy, pour se familiariser avec son univers et apprécier au mieux ce nouveau roman. Après avoir longuement douté, épuisé probablement par le rythme frénétique de publication de son premier quatuor, James Ellroy renaît de ses cendres, plus sûr de lui, moins agressif, plus apaisé pourrait-on dire, mais toujours aussi incisif et génial. Certes le roman souffre de quelques longueurs, et la richesse du contexte peut paraître étouffante, mais franchement on reste bluffé par l’ambition et la très haute tenue de ce Perfidia.

vendredi 9 octobre 2015

Polar des grandes plaines : la série Walt Longmire, de Craig Johnson

Une fois n'est pas coutume, je ne vous parlerai pas d'un roman en particulier, mais d'une série de polars grandement recommandables, écrits par l'excellent écrivain américain Craig Johnson. Au cas où à la suite de ce billet, l'envie de lire cet auteur vous démangerait, je ne saurais trop vous conseiller de débuter votre lecture par le premier volume de la série consacré au shérif Walt Longmire, à savoir Little Bird, disponible en poche chez Gallmeister.

Chez Gallmeister on aime bien le nature writing, c’est même un peu une marque de fabrique, mais on aime aussi le polar, alors il n’est guère étonnant de retrouver au catalogue de l’éditeur les excellents romans de Craig Johnson. Un choix judicieux s’il en est car depuis quelques années, la série des romans mettant en scène le shérif Walt Longmire, semble, sans pour autant côtoyer les scores de vente vertigineux atteints outre-Atlantique, obtenir un certain succès en France. Il faut dire que la série TV (sobrement intitulée Longmire) a probablement contribué à ce petit succès populaire, ce qui n’enlève absolument rien à la qualité des romans de Craig Johnson.


    Direction donc le Wyoming, l’un des états les plus sauvages et les moins peuplés des Etats-Unis, mais aussi l’un des plus beaux (le parc du Yellowstone se situe d’ailleurs en majeure partie dans le Wyoming), dans le comté fictif d’Absaroka où officie le shérif Walt Longmire. Âgé d’une bonne cinquantaine d’années, veuf depuis peu, Longmire a bien du mal à se remettre du décès de sa femme et sombre plus ou moins dans un état de déprime semi-alcoolique sans jamais pourtant perdre totalement pied. C’est finalement le boulot et son entourage (sa fille et son meilleur ami) qui le remettront dans le droit chemin, sans pourtant réussir totalement à gommer cette fêlure qu’il porte en lui. Cette mélancolie, souvent contemplative, colle parfaitement à l’ambiance far-west de l’environnement local, imaginez ces grandes plaines balayées par le vent ou paissent tranquillement quelques bisons, à l’horizon se découpent les montagnes Rocheuses et leur sommets délicatement saupoudrés de neige ; bon ben vous y êtes, bienvenue dans le Wyoming. Il serait abusif de déclarer que le principal intérêt de la série est purement géographique, mais il est incontestable que cette délocalisation dans le Grand Ouest américain  participe en grande partie au succès d’une série qui a d’emblée refusé de jouer la carte du polar urbain moderne. Exit donc les costumes Armani hors de prix, les lunettes Ray Ban top classes mais un peu trop branchouilles et la débauche de technologies plus ou moins foireuses. Rien de tout cela dans les romans de Craig Johnson, le shérif Longmire a une dégaine de cowboy, ne possède ni ordinateur ni téléphone portable, préférant les procédures classiques mais éprouvées. En somme, voilà un flic à la fois besogneux, tenace, mais non dénué de flair et de sensibilité. L’autre facteur géographique de la série, c’est la proximité de ce comté (fictif rappelons-le) avec une importante réserve cheyenne. Evidemment, Johnson illustre à merveille la porosité entre deux mondes qu’à priori tout oppose après plus de deux siècles de relations houleuses. Mais ce choc culturel est également pour l’auteur l’occasion d’interroger la place de l’homme blanc et de son influence sur un territoire qui autrefois n’était foulé que par les indiens, sa soif de conquête (aujourd’hui celle du pétrole et du gaz) et ses rapports avec les native americans, mélange de racisme ordinaire mâtiné de condescendance et de paternalisme. Bien que le portrait dressé soit nuancé et contrebalancé par la relation d’amitié qui lie Walt Longmire et Henry Standing Bear, la question indienne n’est jamais évoquée de manière frontale mais surgit fréquemment par la bande ; c’est l’accumulation de détails qui au fil de la série dresse un panorama d’une grande pertinence et démontre à nouveau que la question n’est toujours pas réglée et les esprits loin d’être apaisés.


Sur un plan plus formel, les enquêtes de Walt Longmire mêlent habilement contexte socio-économique, histoire locale et culture de l’Ouest américain. Le Wyomoing est une région peu peuplée, aux hivers rigoureux et aux ressources économiques limitées, les grands propriétaires terriens y concentrent l’essentiel de la richesse et le boom du secteur énergétique leur est surtout profitable, laissant une bonne part de la population sur le bord de la route. Thématiquement, c’est assez classique : viols, meurtres passionnels, trafic de drogue (les grandes forêts et la faible densité favorisent l’éclosion de labos clandestins)... les amateurs de polars seront en territoire connu, mais le rythme lent des enquêtes et la dimension contemplative du romans peuvent surprendre les lecteurs habitués à un suspense plus soutenu.


A noter que Craig Johnson sera présent en France jusqu’au 10 octobre, vous aurez notamment la possibilité de le rencontrer à Toulouse, à l’occasion du festival Polars du Sud.

jeudi 1 octobre 2015

Top of the pops : Haute fidélité, de Nick Hornby

Roman emblématique de la génération X (eh oui, 20 ans déjà), encensé par une critique parfois encline au cirage de pompes, Haute fidélité a fait le succès de Nick Hornby et eut même l’insigne honneur d’être adapté (plutôt bien d’ailleurs) au cinéma par Stephen Frears ; il faut dire que le thème du roman était une occasion plus que séduisante de composer un film autour d’une bande originale de qualité. Hélas pour le lecteur, pas de bande son, mais une invitation permanente à découvrir ou à redécouvrir des grands classiques de notre patrimoine musical. Par chance, nous ne sommes plus au milieu des années 90 et un petit tour sur Deezer ou Youtube pourra, au cas où vous seriez trop jeune pour connaître ces standards du rock et de la pop, satisfaire votre curiosité.


    Haute fidélité est donc un roman en très grande partie centré sur la musique et pour en saisir toute la portée il est effectivement préférable d’avoir fréquenté si possible durant sa jeunesse les bacs des disquaires. Oui, je vous parle d’une époque révolue (vintage dirait-on désormais) où pour écouter de la musique il fallait se rendre dans un magasin rempli de disques ou de cassettes et faire défiler avec fébrilité et dextérité les pochettes des albums pour trouver le Saint Graal. Toute une époque ! Mais en 1995, l’ombre du marasme assombrissait déjà l’avenir des disquaires indépendants, les ogres de la grande distribution  (spécialisée ou non) déployaient leur stratégie pour tuer le petit commerce. Au diable la passion, au diable les conseils personnalisés, au diable les discussions enflammées sur les mérites du disque vinyle face au compact disc ou bien encore les débats techniques sur la supériorité supposée des enceintes trois voies sur les enceintes deux voies dans un système Hi-Fi de qualité. La musique était désormais en passe de devenir un produit de grande distribution comme un autre, à ranger entre deux caisses de lessive et un cageot de choux-fleurs. C’est ce déclin imminent dont Nick Hornby dresse le portrait, un décor dans lequel évolue Rob, 35 ans, londonien et disquaire passionné dont la boutique périclite lentement mais sûrement. Rob vient de se faire plaquer, pour la énième fois, mais n’en déplaise au principal intéressé cette rupture est probablement la plus dure,  alors il entreprend de faire le point sur sa vie et surtout sur son incapacité à passer le cap de la trentaine. L’éternel ado parle donc musique, avec une passion que l’on sent présente mais désormais mesurée, mais surtout il évoque les femmes qui ont marqué sa vie et le traumatisme que chaque séparation a provoqué dans son inconscient. A 35 ans Rob fait le point sur sa vie et constate les dégâts. Alors que Laura le quitte, il réaliste que la jeune femme a changé depuis leur rencontre, elle a pris de l’assurance, évolué dans sa carrière, gagné en maturité alors que lui vit toujours dans le même appartement décrépit, observe tétanisé la chute inexorable de son commerce de disques et se montre incapable d’aller de l’avant ; une vie bien solitaire, sans véritables amis, sans enfants et sans argent, qui désormais lui paraît insupportable.


    La réussite du roman de Nick Hornby tient à ce savant mélange de douce mélancolie, de gravité et d’humour décapant “so british”. L’ensemble est rarement pesant, souvent même léger, comme si tout cela n’était au final pas très sérieux. L’auteur prend un malin plaisir à malmener son personnage, au point de le rendre assez antipathique (l’immaturité, ça passe à 19 ans, nettement moins à 35 ans) et d’avoir envie de le secouer un bon coup. Malgré tout on s’attache à ce bon vieux Rob et contre toute attente, au regard de son contenu souvent primesautier (certains passages frisent le génie, notamment celui concernant les culottes des filles), le roman finit par prendre de la hauteur et à atteindre la profondeur qui lui faisait défaut initialement, dommage qu’à l’occasion il se montre complaisant et flirte allègrement avec la guimauve. L’ennui c’est que Haute Fidélité n’aura pas la même saveur pour tous les lecteurs. Il est probable qu’il fasse surtout vibrer la fibre nostalgique des générations nées avant 1980, qui trouveront leurs marques rapidement et souriront à la multitude de références qui émaillent le texte. Les autres… passeront certainement à côté de ce qui fait le sel de ce roman.

vendredi 11 septembre 2015

SF ambitieuse : L'enchâssement, de Ian Watson

Premier roman de Ian Watson, écrivain anglais à la solide réputation mais quelque peu oublié au tournant des années 90, L’enchâssement (The embedding en VO) fait figure d’oeuvre maîtresse de la linguistique-fiction, un courant mineur dans SF mais qui a donné lieu à des romans de premier plan comme Babel 17 de Samuel Delany, Les langages de Pao de Jack Vance (où le langage constitue un puissant outil de manipulation des masses) ou bien encore dans une certaine mesure 1984 de George Orwell, dont une partie du roman s’appuie sur la manipulation du langage. Cette science-fiction qui s’inspire des sciences dites “molles” (terme détestable s’il en est) est évidemment à rapprocher d’un courant plus important, qui a drainé une bonne partie de la speculative fiction des années 70 et qui n’hésitait à s’inspirer des sciences sociales (sociologie, ethnologie, anthropologie….).  

    Si le roman de Ian Watson, publié initialement en 1973, relève indiscutablement de la linguistique-fiction (lire à ce sujet l’excellente postface de Frédéric Landragin), il intègre également une forte composante ethnologique et sociologique, ce qui en soi n’est pas vraiment étonnant tant le langage façonne la société, les consciences et finalement notre rapport au monde. En point de mire apparaît l’idée selon laquelle le langage définit et limite notre appréhension et notre compréhension de l’univers ; une thèse illustrée dans L’enchâssement sous la forme de trois récits dont les protagonistes finissent immanquablement par se télescoper. Ainsi à Haddon, un centre de recherche anglais, des scientifiques expérimentent sur des enfants totalement coupés du monde, des méthodes linguistiques issues des théories de Raymond Roussel, un langage enchâssé (en réalité proche d’un langage mathématique) dérivé  d’un anglais fortement destructuré. Pendant ce temps, en Amazonie, l’ethnologue français Pierre Darriand découvre une tribu restée longtemps isolée et aujourd’hui menacée par la construction d’un barrage censé recouvrir d’eau son territoire. Les Xemahoas, ont par ailleurs la particularité d’utiliser un langage, dont la composante sacrée (en réalité un langage de second niveau parfaitement enchâssé) est uniquement compréhensible sous l’emprise de puissantes drogues. Aux Etats-Unis, dans le désert du Nevada, Américains et Russes, négocient secrètement avec une espèce extra-terrestre technologiquement très avancée, les Sp’thras, dont l’objectif est de réunir tous les langages apparus dans l’univers, clé selon eux de l’accession à un état supérieur car chaque peuple et surtout chaque langage recèle en lui une parcelle de réalité et de conscience du monde. Le langage enchâssé des Xemahoas semble particulièrement les intéresser. En échange de quelques cerveaux humains pleinement opérationnels (et accessoirement parlant diverses langues terriennes), les Sp’thras permettront à l’humanité d’accéder à des technologies de pointe dans le domaine du voyage spatial. Autant dire que l’extraction de quelques cerveaux humains paraît peu de choses tant  l’enjeu semble de taille.

    Complexe par certains aspects, mais néanmoins passionnant, L’enchâssement est un roman conceptuel qui n’est pas exempt de défauts. Un peu long à démarrer, narrativement inégal, il souffre surtout d’un manque de caractérisation évident des personnages principaux. Certaines pistes sont également faiblement développées, notamment celle des Sp’thras, dont l’arc narratif apparaît pourtant central. Mais étonnamment, cela n’empêche en rien L’enchâssement d’être de bout en bout  fascinant sur le plan intellectuel. Malgré les défauts évoqués, le lecteur est totalement impliqué dans le propos de Ian Watson, qui a le mérite de ne pas sombrer dans les explications trop ardues ou de dériver vers l’essai linguisto-philosophique abscons. Si les théories de Roussel sont évoquées, le lecteur devra faire l’effort de se renseigner par lui-même sur le sujet ou tout du moins de lire la post-face du roman afin d’en apprendre davantage sur cette fameuse notion d’enchâssement. Il est d’ailleurs symptomatique de constater, que sans forcément s’en apercevoir, nous avons parfois tendance à employer des structures grammaticales enchâssées lorsqu’on se laisse porter par les rouages de nos propres synapses. Je viens par exemple de corriger deux phrases écrites instinctivement de manière enchâssée, de peur de mal me faire comprendre. Comme quoi, nous sommes bel et bien, par habitude et du fait de notre éducation,  engoncés dans des schémas intellectuels linéaires dont notre esprit cherche, malgré nous, à s’échapper (oui oui, si vous luttez contre l’envie d’intercaler des parenthèses un peu partout dans vos textes, c’est que votre esprit tente à sa manière de devenir autonome). L’ennui, c’est qu’en écrivant de la sorte, je serais le seul à me comprendre et j’aurais donc perdu en route la finalité de ce propos.
Vous en doutez, vous vous demandez si l’auteur de ces quelques lignes ne vient pas subitement de péter une durite, c’est probablement que vous n’avez jamais tenté de lire Raymond Roussel, essayez, la lumière devrait subitement vous éclairer (mais pas trop longtemps, vous risqueriez de péter une durite pour le coup).  Rappelez-vous néanmoins que pour Roussel toute tentative de décrire une réalité par les mots est vouée à l’échec, l’écriture est un mode de pensée autonome, auto-référencé, qui n’a nul besoin d’une autre réalité que la sienne propre.
    Bref, plutôt que de tenter de saisir vainement ces divagations confuses et maladroites, il serait temps pour vous d’aller jeter un coup d’oeil sur le brillant roman de Ian Watson, dont on se demande, au vu de la production actuelle, s’il sera un jour dépassé dans son domaine.

mercredi 19 août 2015

Fantasy organique : Les scarifiés, de China Mieville

Avant propos : que ceux qui ont le sentiment de lire un papier déjà publié ailleurs se rassurent, cette chronique est un recyclage honteux d'une fiche de lecture que j'avais écrite il y a quelques années pour le site Culture SF, mais je me devais de la publier ici puisqu'il s'agit de mon roman préféré de China Mieville. 


En 2003, les lecteurs français faisaient la connaissance de China Mieville, jeune auteur anglais à peine trentenaire dont le talent avait déjà fait couler beaucoup d'encre parmi les critiques anglo-saxons. La raison de ce succès, un certain Perdido Street Station, premier roman époustouflant de maîtrise, audacieux et incroyablement original. Avec Perdido, China Mieville est rapidement apparu comme un créateur d'univers hors-pair, dont l'imagination débordante n'avait d'égal que la maîtrise de la langue, dont la puissance et le style pourraient faire rougir bien des auteurs de littérature générale. L'édition française avait par ailleurs bénéficié d'une traduction de très haute tenue, due au talent remarquable de Nathalie Mège. Bien décidé à développer encore davantage le monde de Bas Lag, dans lequel se déroulait Perdido Street Station, China Mieville publia outre-manche The scar ainsi que Iron council

  Publié en France à la fin de l'année 2005, The scar, traduit littéralement par Les scarifiés, n'est pas à proprement parler la suite de Perdido Street Station, même s'il existe quelques liens ténus entre ces deux romans. Ce dernier se déroulait dans l'impressionnante ville de Nouvelle Crobuzon, puissante cité-état de Bas Lag, où se côtoient les races les plus étranges ; humains bien sûr, mais également Khépris (sortes d'humanoïdes à l'apparence insectoïde et à la carapace chitineuse), Vodyanois (des crapauds géants) ou bien encore cactacés (hommes cactus). Sans oublier les fameux "recréés", ces condamnés de droit commun auxquels on a greffé chirurgicalement des appendices issus du bestiaire très varié de Bas Lag (ou pire encore des pièces mécaniques) et que l'on a, cela va de soi, réduits à l'esclavage. Toutes ces créations imaginaires pourraient paraître grotesques, imaginez une jeune femme à qui l'on a coupé les deux jambes puis greffé le tronc sur une chaudière à vapeur montée sur roulettes, mais le talent de China Mieville a ceci d'étonnant qu'il est capable de rendre crédible les créations les plus improbables et de les faire vibrer d'une étonnante humanité. Pour en revenir plus précisément sur l'intrigue des scarifiés, celle-ci nous conduit sur les traces de Bellis Frédevin, jeune linguiste de Nouvelle Crobuzon, qui, suite aux événements étranges de Perdido Street Station est amenée à fuir loin de sa cité natale, vers les contrées éloignées d'une obscure colonie. Un exil qu'elle anticipe la mort dans l'âme, mais qui lui permettra probablement de revenir un jour, lorsque les autorités de Nouvelle Crobuzon auront oublié ses liens improbables avec un obscur savant des bas quartiers dont les expériences ont mis la cité en effervescence. Afin de payer son voyage, Bellis s'engage comme interprète sur le Terpsichoria, un navire marchand qui lui permettra de rejoindre la colonie de Nova Esperium. La cale remplie d'un important chargement de recréés, le navire fait route sur des mers obscures et peu accueillantes, où foisonnent des créatures étranges et inquiétantes. Si ce n'était cette profonde aversion pour l'océan, un mépris affiché pour les autres passagers du bateau et une colère sourde et muette qu'elle ne réussit pas à surmonter, Bellis pourrait prendre plaisir à ce voyage. Mais voilà que le sort s'acharne à nouveau, le Terpsichoria est attaqué par une flottille pirate, le commandant et son second sont exécutés tandis que les prisonniers sont libérés et les passagers emmenés de force vers Armada. Armada, cette gigantesque cité flottante que des pirates libertaires entretiennent et développent depuis près d'un millénaire, un assemblage hétéroclite d'embarcations et de navires capturés, sur lequel une ville s'est élevée grâce à une économie prospère et dynamique. Armada est gouvernée par les Amants, un couple mythique qui pratique un rituel amoureux à la fois cruel et fascinant, fait de scarifications corporelles symétriques censées marquer leur attachement mutuel et leur relation d'égalité. Accompagnés de leur homme lige, le très puissant Uther Doll, les amants semblent poursuivre un but mystérieux, une quête impérieuse à laquelle Bellis se retrouve mêlée bien malgré elle.


  Étrange et fascinant, le monde de Bas Lag est probablement l'une des créations imaginaires les plus orginiales de ces dernières années. A la fois baroque, sombre et sensuel Les scarifiés apparaît comme un étrange bricolage, un assemblage composite de personnages et de créatures improbables auquel l'énorme talent de China Mieville donne vie. Stylistiquement très impressionnant, le roman bénéficie également d'une construction narrative solide, bien qu'assez classique dans sa forme en dépit d'une narration à plusieurs niveaux. Les scarifiés peut se lire de manière indépendante, mais bien évidemment il prendra davantage d'ampleur si le lecteur a auparavant emprunté les chemins tortueux de Perdido Street Station

lundi 22 juin 2015

Polar deep south : Galveston, de Nic Pizzolatto

Avant de devenir le scénariste très en vue de la série True detective, Nic Pizzolatto s’est distingué par la publication en 2010 d’un premier roman fort remarqué, Galveston, récompensé en 2011 par le prix du meilleur roman étranger. Pourtant rien ne prédestinait ce natif de Louisiane, qui s’orientait initialement vers une carrière universitaire, à devenir un des producteurs les plus cotés de la télévision américaine. Une réussite d’autant plus étonnante que True detective était sa première tentative en tant que scénariste et showrunner (pour l’anecdote, Nic Pizzolatto avait initialement envisagé d’écrire une pièce de théâtre, avant de se rendre à l’évidence et de faire de True Detective une série télé). Galveston n’est donc pas le roman d’un arriviste ou d’un parvenu d’Hollywood qui aurait voulu se draper d’une certaine respectabilité en endossant le rôle prestigieux de l’écrivain, mais l’oeuvre d’un auteur qui un beau jour choisit de claquer la porte de l’enseignement pour se consacrer entièrement à l’écriture.

    Homme de main d’un truand de la Nouvelle Orléans, Roy Cady se retrouve en l’espace d’une seule journée en très mauvaise posture. Il vient non seulement d’apprendre qu’il est atteint d’un cancer des poumons, mais il semblerait également que son patron ait décidé de l’éliminer en l’envoyant tout droit dans un piège. Mais l’homme a du métier et réussit à prendre la tangente, moyennant un carnage d’une rare violence. Problème : Roy hérite d’un compagnon de route imprévu, une prostituée d’à peine 18 ans, qui a par miracle échappé au massacre. Qui plus est, la jeune femme insiste pour aller chercher sa petite soeur, confiée depuis la mort de leur mère à un père notoirement alcoolique et irresponsable. Le roman aurait pu se transformer en road movie à travers le sud des Etats-unis, si Nic Pizzolatto n’avait plutôt choisi d’échouer ce trio improbable du côté de Galveston, cité balnéaire du Texas, fréquentée pour ses longues plages de sable par les habitants de la très affairée métropole de Houston, située à quelques encablures.

Inclassable, Galveston ne fonctionne ni comme un polar classique ni même comme un road movie, mais plutôt comme un huis clos centré sur deux personnages écorchés par la vie. Le récit est émaillé d’une galerie de personnages à l’avenant, marginaux et autres paumés, délaissés par une Amérique qui n’a que faire des électrons libres.  Admirablement écrit et très bien construit (l’auteur alterne deux périodes bien distinctes de la vie de Roy Cady), Galveston est un roman sincère et touchant, celui de la rédemption d’un homme au seuil de la mort ; un grand méchant au coeur tendre capable de dispenser la mort avec une efficacité peu commune comme de ployer le genou pour satisfaire les besoins d’une petite fille de cinq ans en mal d’affection. Sans véritablement échapper à certains clichés (homme fort, jeune fille en détresse, petite fille adorable…), Nic Pizzolatto réussit le tour de force de s’en emparer pour mieux les contourner et c’est sans doute de cette contradiction que naît une certaine poésie. Un mélange de détresse, de maladresse contenue et de violence qui n’est pas sans rappeler un certain Kitano dans ses plus grands moments.

mardi 9 juin 2015

Histoire du RPG, de Raphaël Lucas

En France, en dépit de l’émergence des game studies ces dernières années, il reste compliqué de trouver des livres intéressants concernant le jeu vidéo, c’est à dire des ouvrages qui ne soient pas des making of à la limite du publi-rédactionnel ou bien des art books certes joliment illustrés mais un peu vides de contenu. Les éditions Pix n’love proposent depuis quelques années des ouvrages à vocation historique ou analytiques, mais dans l’ensemble les éditeurs restent bien frileux. On me rétorquera que les éditions Questions théoriques ont publié deux ouvrages tout à fait passionnants d’Olivier Mauco ou bien encore que les éditions Zones ont édité l’excellent livre de Mathieu Triclot, mais en dehors de ces rares exemples, c’est un peu le néant. Curieux pour un média dont ont ne cesse de nous affirmer qu’il est devenu depuis quelques années l’un des loisirs préférés des Français (désolé pour le poncif). Il est certain qu’une très grande majorité de joueurs n’a pas vocation à s’intéresser aux dimensions neuropsychologiques d’une pratique assidue des jeux vidéo, au débat entre les tenants de la narratologie et les défenseurs de la ludologie ou bien encore aux représentations culturelles dans les jeux d’aventure ; de même que tout amateur de cinéma n’est pas forcément un lecteur compulsif des Cahiers du cinéma, on peut évidemment pratiquer avec passion un loisir sans autre but que le divertissement. Mais tout en restant un loisir de premier plan, le jeu vidéo est aussi un mode de discours et son analyse se révèle souvent passionnante, comme a pu le démontrer hélas trop brièvement la revue Les cahiers du jeu vidéo. Le livre de Raphaël Lucas s’inscrit donc dans cette démarche à la fois historique et analytique concernant un type de jeu longtemps resté à la marge (en dépit de succès parfois considérables) : le RPG. Levons immédiatement toute ambiguïté, nul snobisme de ma part dans l’emploi de ce terme, je préfère simplement utiliser l’acronyme anglais RPG (Role playing game) car aussi curieux que cela puisse paraître, son équivalent français (JDR) est la plupart du temps associé au jeu de rôle sur table.

L’approche de Raphaël Lucas ne se veut évidemment pas exhaustive, en trois cents pages (illustrées qui plus est) ce serait une erreur que de prétendre le contraire ; l’ambition est autre, à savoir brosser une vue d’ensemble de plus de quarante ans d’histoire du RPG sur ordinateur et sur console en s’intéressant davantage à la dynamique de cette évolution qu’aux détails. Le sous-titre du livre est d’ailleurs suffisamment explicite pour lever toute ambiguïté. N’attendez donc pas d’anecdotes inédites ou de focus approfondi sur tel ou tel RPG considéré comme fondamental, en revanche l’auteur a pris la peine d’interroger de nombreux concepteurs de jeux vidéo (des gamedesigners et des producteurs essentiellement), des pointures comme Richard Garriott, Chris Avellone, Brian Fargo ou bien encore Don Daglow ; on aurait juste aimé que ces entretiens figurent dans leur intégralité par exemple en annexe du bouquin (certains bonus sont néanmoins disponibles sur le site web de l’auteur : http://geekomatick.com/ ). Mais revenons à l’essentiel, Raphaël Lucas s’interroge dès le préambule sur la nature exacte du RPG et le développement de l’ouvrage adopte certes une perspective historique, en revenant sur la naissance du jeu de rôle papier et la création en particulier de Dungeons & Dragons, mais tente également d’une certaine manière de définir ce qui caractérise le RPG, en s’intéressant tout particulièrement à ses mécaniques. La première partie de l’ouvrage est donc en très grande partie consacrée à la genèse du jeu de rôle et à son appropriation par le milieu geek/hacker durant les années soixante-dix afin de simuler les mécaniques de jeu grâce à des systèmes informatiques. C’est la création du Computer RPG, dont les principaux représentants (le système PLATO, Ultima, Wizardry….) vont tenter de transposer, de manière un peu générique, l’univers et les règles de Dungeons & Dragons sous forme vidéoludique. Les graphismes sont évidemment dans un premier temps sommaires, constitués pour l’essentiel de tableaux et de textes. Statistiques et lancers de dés vont donc constituer le socle de base des premiers RPG, essentiellement des dungeons crawlers, c’est à dire une succession de combats de salle en salle, régis par des règles simulées informatiquement. Mais déjà, la narration tente de damer le pion à la simulation grâce à une approche plus immersive et moins mécanique. Cette dialectique entre narration et statistique, qui a longtemps caractérisé l’opposition entre CRPG et JRPG (Japan RPG), est encore aujourd’hui d’actualité, comme si le RPG n’avait toujours pas réussi à fusionner définitivement ces deux approches, en dépit de réussites ponctuelles, mais finalement assez rares. Au travers de nombreux exemple, Raphaël Lucas montre à quel point les gamedesigners ont tenté de s’affranchir, avec plus ou moins de réussite, des modèles hérités de ces précurseurs du RPG, oscillant sans cesse entre la narration et la nécessité de proposer un système de progression assurant l’implication totale du joueur. Les jeux développés par Bioware sont un excellent exemple de cette recherche permanente en matière de gamedesign. Bien qu’ayant trouvé un système de jeu à la fois salué par la critique et apprécié par les joueurs et décliné (Baldur’s Gate 1 et 2, Icewind Dale 1 & 2) grâce au moteur Infinity, Bioware s’est éloigné des principes qui avaient fait son succès (système de combat semi-temps réel tactique, gestion d’équipe poussée, foisonnement de quêtes annexes, dialogues conséquents….), à la recherche permanente d’un nouveau mode de narration. Le passage à la 3D temps réel n’est d’ailleurs pas étranger à cette évolution du gameplay et des mécaniques de jeu

En dépit d’expérimentations hasardeuses, mais parfois aussi réussies, on n’a cependant guère trouvé mieux que la progression par niveau. Au point que ce type de progression a aujourd’hui contaminé une grande partie de la production, les FPS par exemple mais également des jeux plus surprenant comme les simulations de voiture (Gran Turismo par exemple n’applique rien moins qu’une recette autrefois propre aux RPG) ou les sandbox. Mais si d’autres jeux lui empruntent désormais un certain nombre de mécaniques, le RPG semble achopper sur un élément fondamental : le roleplay. Une question qui d’ailleurs ne trouve aucune réponse satisfaisante dans la réflexion de Raphaël Lucas, même si elle est (trop) rapidement esquissée lorsque l’auteur évoque une tentative qui restera probablement encore longtemps isolée : Neverwinter nights (l’un des rares RPG ayant proposé un véritable module maître du jeu). La complexité de la mise en oeuvre de parties multiplayers pour Neverwinter nights explique que ce modèle n’aie jamais réellement inspiré d’autres développeurs, ce module reste cependant l’une des expériences les plus intéressantes et les plus proches du jeu de rôle sur table. On regrettera en outre que la question du MMORPG soit si rapidement traitée, la place accordée au roleplay étant par essence plus importante dans ce type de RPG, même s’il faut bien l’avouer les joueurs tentés par cette approche ne sont pas toujours les plus nombreux.

    A la lecture de cet ouvrage, à la fois synthétique et bien documenté, on reste néanmoins sur sa faim. Il est évident qu’une telle somme aurait mérité trois cents pages de plus pour assurer le fan-service, la première partie, celle consacrée à la naissance du CRPG est de loin la mieux maîtrisée, mais la grande période des années 90 est trop rapidement traitée (quant aux amateurs de JRPG ils resteront probablement très déçus de la place accordée à leur genre de prédilection, réduite peu ou prou à la portion congrue) ; la faute sans doute à une quantité de jeux certainement conséquente, mais n’oublions pas que ce livre ne doit pas être abordé comme un making of ou un art book, mais plutôt comme un essai. Je terminerai par un petit conseil, si l’envie vous prend de vous procurer cet ouvrage, privilégiez impérativement la couverture rigide car la version souple est fragile et très peu pratique à lire et à manipuler.

mardi 12 mai 2015

Polar classique : Les égoûts de Los Angeles, de Michael Connelly

Dans la catégorie polars à gros tirages, Michael Connelly est un poids lourd. Adapté à deux reprises au cinéma (Créance de sang, en 2002 et La défense Lincoln en 2012), l’auteur américain aura néanmoins attendu 2014 avant de voir son personnage le plus célèbre, l’inspecteur Harry Bosch, tenir le rôle principal d’une série télévisée. Étonnant au vu du succès de l’auteur depuis une bonne vingtaine d’années. D’abord journaliste pour divers quotidiens de Floride, Connelly fut finaliste du prix Pulitzer en 1986, grâce à un article qui lui permit de pousser la porte du Los Angeles Times, afin d’y occuper la fonction de chroniqueur judiciaire. Autant dire que le bonhomme a vu passer bon nombre d’affaires durant sa carrière et que les procédures policières et judiciaires ne sont plus un secret pour lui.

Au cours de sa prolifique carrière, Michael Connelly a créé plusieurs personnages de fiction récurrents, plus ou moins liés par des éléments communs. L’inspecteur Harry Bosch est évidemment le premier d’entre-eux, mais l’on peut désormais compter également Mickey Haller (La défense Lincoln), avocat de son état et accessoirement demi-frère de Bosch, ainsi que le journaliste Jack McEvoy. Ces personnages se livrent à des caméos répétés, dont on cherche parfois vainement l’utilité, mais qui contribuent à l’unité de l’univers judiciaire de Michael Connelly. Honnêtement l’intérêt réside ailleurs, dans la capacité de l’auteur à proposer un roman à l’intrigue solidement bâtie et à la narration aisée, l’ensemble étant soutenu à bouts de bras par le personnage central d’une grand partie des romans de Michael Connelly : l’excellent inspecteur Harry Bosch. Détective solitaire et peu amène, il est qualifié de franc-tireur par sa hiérarchie, se moque des procédures inutilement bureaucratiques et ne s’embarrasse guère d’une quelconque once de diplomatie lorsqu’il faut mettre les points sur les i. Son caractère entier n’est pas sans lui créer de nombreux ennuis avec ses supérieurs, qui reconnaissent volontiers son savoir-faire et ses talents de fin limier, mais ne supportent guère sa propension à s’affranchir des procédures standards (et donc à les envoyer bouler). Bosch ne supporte ni la hiérarchie ni les bureaucrates, ces gratte-papier focalisés sur les statistiques, obnubilés par la communication et les tractations politiques des hautes sphères de la police. Personnage attachant et savamment construit (son passé d’enfant de l’assistance publique, son expérience du Vietnam), Harry Bosh accumule les casseroles, mais sa posture de flic allergique à l’autorité le rendent foncièrement sympathique. Nul doute qu’avec un personnage de flic rangé et procédurier, les romans de Michael Connelly n’auraient certainement pas la même saveur.

Dans ce premier roman, le lecteur est invité à suivre les pas de l’inspecteur Harry Bosh, ancien flic d’élite du LAPD désormais affecté à la brigade d’Holywood à titre de rétrogradation. A la suite d’une enquête longue et délicate, Bosch a en effet tiré sur un suspect alors qu’il se croyait menacé et donc en état de légitime défense, hélas ce dernier n’était pas armé. Depuis cette affaire, Bosch est dans le collimateur de la hiérarchie et de l’inspection générale des services, mais cela ne l’a pourtant pas incité à faire profil bas. L’affaire qui se présente, alors qu’il était de garde un dimanche, a tout de l’enquête de routine. Le corps d’un ancien toxicomane est retrouvé dans un tunnel désaffecté près du réservoir de west Hollywood, une zone particulièrement appréciée des zonards en tous genres. Les différents éléments qui se présentent ne laissent guère planer le doute, l’enquête sera rapidement bouclée, le médecin légiste conclura à une overdose et tout le monde pourra gentiment rentrer chez lui pour profiter de son dimanche et regarder le match de football. Sauf que les indices trouvés sur les lieux laissent Bosch dubitatif, certains éléments ne concordent pas et surtout, la victime est un ancien vétéran du Vietnam, un rat de tunnel dont la spécificité était de mener la chasse au viet dans les souterrains qui parcouraient la jungle…. comme un certain Harry Bosch. Une coïncidence qui chiffonne le policier et qui risque de le plonger à nouveau dans le pétrin.

L’intrigue du roman en soi n’a rien d’exceptionnel, mais le savoir faire de l’auteur en matière de construction narrative permet au lecteur d’être pris dans le rythme de l’histoire et de tourner les pages avec plaisir non feint. Certes, l’ensemble reste de facture classique, les rebondissements paraissent parfois forcés et un brin artificiels, mais ne boudons pas notre plaisir, il s’agit là d’un divertissement tout à fait honnête, qui n’a certes ni la profondeur d’un Jack O’Connell ni la rage d’un James Ellroy, mais qu’importe, ce n’est de toute façon pas ce qu’on lui demande.

mardi 5 mai 2015

Pause napolitaine : Montedidio, de Erri de Luca

Ecrivain populaire, poète, dramaturge et alpiniste chevronné, Erri de Luca est originaire de Naples, mais quitta à l’âge de 18 ans la grande cité de Campanie pour Rome afin de s’engager dans la lutte révolutionnaire. Refusant d’entrer dans la clandestinité en raison de ses prises de position politiques, Erri de Luca devint ouvrier chez Fiat poursuivant son combat politique dans l’action syndicale. Ce n’est qu’en 1995, qu’il abandonna sa carrière d’ouvrier pour se consacrer entièrement à la littérature. Il vit actuellement dans les Alpes italiennes et a récemment défrayé la chronique par son activisme à l’encontre du projet de construction de ligne à grande vitesse entre Lyon et Turin. Cet engagement, profondément enraciné dans ses origines populaires et ouvrières, transparaît dans son oeuvre, qui puise directement sa source dans son passé napolitain modeste et profondément authentique. Erri De Luca apparaît donc comme une figure aujourd’hui singulière de la littérature italienne, celle de l’écrivain-ouvrier, dont la sensibilité n’est pas très éloignée de celle d’un François Cavanna (d’origine italienne et issu lui aussi d’un milieu modeste). Primé à de multiples reprises, Erri de Luca a reçu en 2002 le prix Femina pour Montedidio.


Comme nombre de ses romans, Montedidio se déroule à Naples et se révèle en grande partie autobiographique. Le récit prend place quasiment intégralement dans le quartier populaire de Monte di dio (littéralement le mont de Dieu) qui surplombe la vieille ville et dont on peut aujourd’hui arpenter les ruelles décrépites à peu près dans le même état de conservation qu’il y a cinquante ans. C’est dans cet environnement populaire, haut en couleurs et grouillant de vie, que grandit le narrateur du roman, à peine âgé de 13 ans. Fils unique, il reçoit un jour en cadeau un “boumran” rapporté du port par son père docker, l’objet fascine le garçon, qui le manipule et le contemple jusqu’à plus soif, fait mine de s’entraîner au lancer, mais n’ose jamais véritablement lui laisser prendre son envol (par peur de ne jamais pouvoir le récupérer). Mais cette douce insouciance de l’enfance n’est déjà plus que le reflet du passé, son corps change, la voix mue et les muscles, doucement façonnés par le travail du bois chez l’ébéniste auprès duquel il a été placé en apprentissage, commencent à saillir sous la chemise de toile. Et puis il y a le regard de Maria, à peine plus âgée que lui, dont les formes s’esquissent avec encore plus de fermeté, suscitant forcément le regard des hommes. De l’amitié naît l’amour entre deux jeunes gens qui se comprennent et dont les coeurs battent au même rythme. Mais la vie n’a que peu de considération pour le bonheur et le rapprochement des deux adolescents doit tout autant à leur attirance mutuelle qu’aux contingences familiales et sociales. La mort de la mère, des suites d’une longue maladie, et la douleur du père, désormais retiré derrière un rideau de chagrin , laisse une place béante, que la jeune fille s’empresse d’occuper.

Magnifique roman sur le passage de l’enfance à l’âge adulte, Montedidio respire l’authenticité, la mélancolie d’un passé à jamais révolu, mais exalté par la puissance des sentiments qui l’ont définitivement inscrit dans la mémoire de leur auteur. Douloureux et pourtant rarement pesant, le roman d’Erri de Luca brasse des thèmes ancestraux (la pauvreté, la famille, l’amour, le viol….) sans jamais sombrer dans la caricature ou le pathos. Montedidio est au contraire porteur d’espoir et vibre au rythme de ses personnages, mais aussi et surtout au diapason de cette ville extraordinaire de Naples, pauvre par bien des aspects, mais d’une richesse culturelle et patrimoniale extraordinaire. Pour qui a déjà parcouru ses ruelles sombres et étroites, mais riches d’odeurs, de couleurs et de sons, Naples apparaît telle qu’elle est, une cité faite de bric et de broc, où derrière les façades outrageusement marquées par le temps apparaissent de magnifiques palais chargés d’histoire, où la saleté d’une arrière-cour laisse entrevoir la richesse d’un passé historique et architectural hors-normes. Ce mélange de misère sociale, de traditions populaires et d’opulence patrimoniale demeure l’empreinte indélébile de la ville, le fondement de son âme séculaire. Porté par une écriture sèche et incisive, entrecoupée de passages en napolitain (langage parlé par le peuple et notamment par les parents du narrateur), Montedidio n’est pas dénué de poésie dans la simplicité de son approche. Une certaine grâce émerge du dénuement, mettant en exergue la beauté de ces gens simples, attachés à leurs racines, maladroits dans leurs sentiments mais profondément humains.

jeudi 19 mars 2015

SF épuisante : Excession de Iain M. Banks

N’y allons pas par quatre chemins, s’il fallait conseiller à un néophyte un roman de science-fiction de qualité mais facile d’accès, le cycle de la Culture de Iain M. Banks n’en ferait certainement pas partie, nullement en raison de ses qualités intrinsèques, mais assurément parce qu’il s’agit d’un univers difficile d’accès, parfois un peu cryptique pour qui n’a pas un minimum d’expérience dans le domaine de la science-fiction et qui, à fortiori, ne suit pas la série depuis le début de sa publication. Par ailleurs, on conseille très souvent au lecteur qui voudrait s’y frotter, de commencer par L’usage des armes ou bien L’homme des jeux, réputés plus accessibles, que les romans suivants. Autant dire que débuter par Excession serait le moyen le plus sûr de lâcher l’affaire avant d’avoir pu goûter une once du talent de Iain M. Banks, tant le roman s’avère âpre et complexe dans son approche.

Faut-il à nouveau présenter la Culture, cette civilisation pan-galactique hédoniste, tolérante, anarchiste et incroyablement avancée sur le plan technologique ? Pas nécessairement (vous vous pouvez vous référer à la chronique de Trames pour avoir plus de détails), d’autant plus que Excession, comme la plupart des romans du cycle, se déroule une fois de plus à la marge de la Culture, au contact d’autres civilisations, ici représentées par les Affronteurs, des créatures proches du poulpe ou de la méduse, mais technologiquement très avancées. La civilisation des Affronteurs repose sur des relations de domination, physiques ou psychologiques, que les mâles exercent sur les créatures les plus faibles (femelles, autres espèces, mâles plus jeunes ou moins élevés socialement) ; leur attitude provocatrice et conquérante, voire expansionniste, à l’égard des autres civilisations galactiques est sévèrement contrôlée par la Culture, certes pacifique, mais néanmoins bien plus puissante sur le plan technologique et militaire. Conscients de ce handicap,  mais redoutablement retors, les Affronteurs maîtrisent tant bien que mal leurs velléités bellicistes tout en échafaudant des plans pour s’affranchir de cette tutelle, attendant la bonne occasion pour prendre de vitesse la Culture et, pourquoi pas, lui causer de profonds dégâts. Cette occasion se présente plus ou moins sous la forme d’une Excession, une entité ayant pris l'apparence d’une sphère noire impossible à pénétrer, apparue dans un secteur de la galaxie peu fréquenté. Cette entité qui semble appartenir à une autre dimension, voire à un autre univers, représente un mystère dans le sens où elle résiste à toute tentative d’analyse ou de sondage, se défend avec des moyens technologiques d’une puissance inouïe, mais sans pour autant faire preuve d’une quelconque agressivité. Cet événement est considéré dans les hautes sphères du pouvoir comme un “problème extérieur au contexte”, une menace grave et peut-être létale pour la Culture et les civilisations qui gravitent dans sa sphère d’influence. Un groupe de mentaux, ces IA extrêmement développées qui dirigent avec plus ou moins de transparence les affaires de la Culture, prend donc les choses en mains pour élaborer une stratégie vis à vis de cette Excession, qui attire par ailleurs la convoitise de Affronteurs, bien décidés à exploiter la moindre faille et à pousser leur avantage le plus loin possible. Au milieu de ces tractations hautement stratégiques et quelque peu obscures, tentent de survivre plusieurs personnages clés, des humains comme Genar Hofoen, ancien ambassadeur de la Culture auprès des Affronteurs, Dajeil Gelian, enceinte depuis quarante ans et contrainte de quitter le vaisseau qu’elle occupe depuis des décennies, ou bien encore Ulver Seich, jeune et riche écervelée, qui accepte une obscure mission pour le compte des Circonstances Spéciales (le bras armé de la section Contact).

Construit comme un vaste puzzle constitué de courts chapitres au départ sans lien direct, Excesssion peut rapidement décontenancer le lecteur, perdu dans un récit qui ne distille ses explications qu’au compte-gouttes. Attendez-vous à revenir très souvent en arrière pour vérifier une information ou tout simplement le nom d’un vaisseau ou d’un personnage, tant ces derniers sont nombreux et parfois à peine esquissés. Rappelons qu’au sein de la Culture, humains, autres espèces intelligentes, mais également vaisseaux, IA et mentaux, sont traités comme des citoyens à part entière, disposant les mêmes droits, et contrairement à son habitude Iain Banks laisse ici largement place à ces intelligences artificielles, les humains ne jouant qu’un rôle très minoritaire.  L’auteur laisse ainsi se déployer son imagination débridée et son humour, toujours largement empreint de second degré, dans le nom des vaisseaux et des mentaux croisés au fil du récit : “Service couchettes”, “Attente de l’arrivée d’un nouvel amant”, “Baiseur de viande” ou bien encore “Descend les plus tard”, autant de noms plus ou moins sérieux pour des vaisseaux à la personnalité bien marquée, voire excentrique (terme utilisé dans la Culture pour dénommer les vaisseaux qui ont plus ou moins pris leur retraite et se sont démarqués du comportement traditionnel qui était attendu d’eux). Ainsi le dénommé Service couchettes, autrefois glorieux représentant de la classe des VSG (véhicule système général, vaisseaux gigantesques de plusieurs kilomètres de long), est un grand amateur de reconstitutions historiques, il transporte à son bord de nombreux humains qui ont décidé de se retirer du monde et que le vaisseau utilise comme figurants pour les besoins de ses scènes de bataille, qu’il compose comme des tableaux.

Maniant l’ellipse comme jamais, ne s’accordant aucune facilité (la transcription des dialogues entre mentaux n’a rien d’une sinécure), adoptant un ton pince sans rire parfois déconcertant, Iain M. Banks épuise et malmène son lecteur, quitte à le perdre en route, mais il sait aussi le récompenser à la mesure de ses efforts ; les trois cents dernières pages sont tout simplement brillantes et foisonnantes d’idées. Lentement les pièces du puzzle s’assemblent et permettent enfin d’apercevoir les enjeux et les fins mécanismes qui régissent la Culture. Banks ne nous avait jusqu’à présent jamais emmenés observer les arcanes du pouvoir, ces cercles de mentaux qui, loin de la vaine agitation des humains, tirent les ficelles dans l’ombre, complotent et mettent au point des plans d’une rare subtilités. On osera pourtant soulever quelques limites, aussi brillante que puisse paraître cette construction, les lecteurs les plus affûtés auront bien avant la fin éventé la machination la plus évidente du roman. Rien de gênant tant l’exécution de ce jeu de dupes est brillamment intelligente.