Près de 25 ans après la publication de White Jazz, dernier roman du quatuor Los Angeles, James Ellroy renoue avec ce qui constitue l’essence même de son oeuvre. Lui-même le reconnaît, Underworld USA était une parenthèse nécessaire mais désormais il n’écrira plus que sur sa ville : Los Angeles. Retour à ses premiers amours, certes, mais pas seulement. Perfidia constitue le premier volume d’un nouveau quatuor très ambitieux qui fait figure de synthèse entre les romans de la première partie de sa carrière, écrits avec la fulgurance d’un auteur écorché par la vie, et ses trois derniers romans, des pavés extrêmement documentés mais très éloignés de l’oeuvre séminale qui avait assuré son succès. En simplifiant à l’extrême, Perfidia tente de renouer avec le polar sombre et désespéré, mais agrémenté d’un fond historique plus ambitieux que par le passé. Ce roman semble être également celui d’un auteur plus solide et moins pressé par l’urgence (le premier quatuor Los Angeles a été écrit en l’espace de quatre ans, un tour de force étant donné la complexité et la taille de ces quatre romans), Ellroy semble plus à l’aise avec la matière historique et n’hésite plus à utiliser des personnages réels comme par exemple l’actrice Bette Davis ou J. Edgar Hoover, ce qu’il ne faisait que de manière très détournée dans les romans du premier quatuor.
Perfidia se déroule sur une période relativement brève, les trois semaines consécutives à l’attaque de Pearl Harbor (7 décembre 1941), alors que le pays est évidemment pris par une puissante fièvre de revanche, quitte à parfois sombrer dans l’hystérie. A Los Angeles, plus grande cité de la côte pacifique, les autorités et la population se préparent à la guerre. Les files d’attente pour s’enrôler s’allongent démesurément, les batteries anti-aériennes sont postées sur les côtes et la chasse aux sorcières débute dans un état qui accueille la plus grosse communauté asiatique des Etats-Unis, dont de très nombreux citoyens nippo-américains. Hideo Ashida est l’un d’entre eux, un nissei (deuxième génération d’immigrés) qui travaille au sein de la police scientifique et technique du LAPD, un département alors très jeune mais plein d’avenir. Ashida est un élément brillant, mais ses origines japonaises, dans un pays qui vient tout juste de subir le traumatisme de Pearl Harbor le mettent en porte-à-faux alors que des rafles organisées par les autorités font des ravages en Californie. Des milliers de nippo-américains sont enfermés dans des camps, par simple précaution ou bien pour suspicion (fondée ou non) d'espionnage. Le pays cède à la panique, obsédé par l’idée que ces citoyens d’origine japonaise constituent une cinquième colonne qu’il est impératif de neutraliser plus ou moins pacifiquement. Cette hystérie latente constitue une véritable aubaine pour quelques opportunistes bien décidés à exploiter la situation. Ainsi le très sulfureux Dudley Smith, flic véreux aux méthodes pour le moins musclées, monte une combine avec l’aide de parrains de la pègre chinoise afin d’exploiter la misère des citoyens nippo-japonais dont ils espèrent extorquer les derniers biens de valeur en leur assurant une planque dans les bas-fonds de Los Angeles. On sombre dans l’horreur la plus totale lorsque quelques chirurgiens douteux et plus ou moins inspirés par la médecine expérimentale nazie, proposent des opérations plastiques à grande échelle afin de gommer au bistouri les traits soi-disant caractéristiques des populations japonaises. Les promoteurs immobiliers aux dents les plus longues profitent quant à eux de la saisie des exploitations agricoles des immigrés japonais, nombreuses dans la grande vallée de Californie, afin de bénéficier d’opérations immobilière juteuses. La convergence de ces intérêts criminels pousse les uns et les autres à s’associer dans des combines innommables…. ou bien à s'entretuer, alors que les frontières entre la pègre et la police s’effacent au profit de juteux bénéfices pour les uns et les autres. Au milieu de ce chaos ambiant, un homme seul, le capitaine William H. Parker, alcoolique notoire aux ambitions démesurées, tente de reprendre sa vie en main et engage la jeune Kay Lake afin d’infiltrer les milieux gauchistes d’Hollywood, espérant ainsi entrer dans les bonnes grâces du FBI de J. Edgar Hoover et favoriser par la même occasion sa carrière.
Dense, complexe, brillant, Perfidia réussit le tour de force de renouer avec le James Ellroy des années 90 tout en prenant en considération le travail accompli dans la trilogie Underworld USA. Le style, d’une efficacité redoutable, est sec et incisif, dépouillé à l’extrême pour mieux frapper le lecteur. Le moins que l’on puisse dire c’est que la lecture du roman, aussi plaisante soit-elle, relève tout de même de l’épreuve de force par la densité de la narration, la complexité de l’intrigue, mais également par la noirceur du propos. On en sort heureux mais épuisé, avec le sentiment d’avoir eu entre les mains le travail d’un immense écrivain au sommet de ses capacités. Avec ce roman, Los Angeles revient sur le devant de la scène, cette cité monstrueuse dont les feux ne cessent de nous attirer comme un miroir aux alouettes n’a jamais été aussi vivante que sous la plume d’Ellroy, par ses paillettes tout autant que par sa violence et sa corruption endémique, la cité des anges fascine tout autant qu’elle agit comme un repoussoir. On apprécie également de retrouver de nombreux personnages du précédent quatuor, Dudley Smith le flic voyou, la belle Kay Lake ou bien encore le fascinant et tourmenté William Parker, on a ainsi le sentiment d’enfiler de vieux chaussons et de reprendre ses marques après une très longue pause. C’est aussi la raison pour laquelle on conseillera aux néophytes de se tourner vers des romans plus anciens de James Ellroy, pour se familiariser avec son univers et apprécier au mieux ce nouveau roman. Après avoir longuement douté, épuisé probablement par le rythme frénétique de publication de son premier quatuor, James Ellroy renaît de ses cendres, plus sûr de lui, moins agressif, plus apaisé pourrait-on dire, mais toujours aussi incisif et génial. Certes le roman souffre de quelques longueurs, et la richesse du contexte peut paraître étouffante, mais franchement on reste bluffé par l’ambition et la très haute tenue de ce Perfidia.