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jeudi 24 mai 2018

La cantine de minuit, de Yarô Abe

C’est un petit troquet qui ne paie pas de mine, un restaurant retranché dans une étroite rue piétonne de Tokyo, qui ouvre de minuit jusqu’au petit matin et dans lequel des habitués partagent quelques verres accompagnés de plats très simples concocté par un chef attentif aux envie de ses clients, mais également confident de tous les instants. Ainsi commence La cantine de minuit, manga de Yarô Abe, adapté par Netflix en une série d’une dizaine d’épisodes (Midnight diner) extrêmement réussis, preuve que la matière première était déjà de grande qualité.

Sans prétention particulière sur le plan scénaristique, La cantine de minuit est une sorte de manga choral dans lequel les personnages se croisent et s’entrecroisent, partageant des tranches de vie tantôt d’une grande simplicité tantôt truculentes. S’y croisent un yakuza amateur de petites saucisses taillées en forme de pieuvre, une stripteaseuse au coeur d’artichaut, une jeune femme qui alterne les phases boulimiques et les régimes en tous genres au gré de ses amours, un boxeur au coeur tendre amateur de Katsudon, un sportif raffolant de beignets d’oignon….   de quoi assurer une galerie de personnages hauts en couleurs, brossés en quelques traits de caractères simples mais révélateurs. Tout cela n’a l’air de rien au départ, mais l’accumulation de petits détails, la récurrence de certains personnages, que l’on suit parfois sur deux ou trois saynètes, donnent de la substance à ce petit monde de la nuit, un peu en dehors du temps et foncièrement attachant. C’est à la fois frais, amusant, souvent drôle et touchant.

Côté cuisine, le manga parlera forcément aux gourmands et aux amateurs de spécialités culinaires japonaises, mais il n’est pas question ici de gastronomie de haute volée, simplement de cuisine de tous les jours, quasiment familiale ; le restaurant se faisant également un point d’honneur à préparer tout ce que le client souhaite pourvu que les ingrédients soient en stock. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de croiser dans ce restaurant de très nombreux habitués, qui nouent des relations, s’échangent des nouvelles, s’inquiètent de ne plus voir certains, deviennent amis, amants ou même se marient . On sourit, on prend partie à l’occasion d’une polémique (sauce salée ou sauce sucrée ?) on s’étonne, on grimace au diapason de tout ce petit monde à la fois simple, tolérant et humaniste.

lundi 14 mai 2018

Littérature turque : La bâtarde d'Istanbul, de Elif Shafak

Encore peu visible il y a 20 ans, la littérature turque contemporaine sort de ses frontières avec un succès incontestable. Sans doute l’attribution du prix Nobel à Orhan Pamuk en 2006 n’est-elle pas totalement étrangère à cette évolution, mais il ne faudrait pas occulter pour autant toute une nouvelle génération d’auteurs apparus dans les années 90, épris d’une certaine modernité, conscients que leur pays doit résoudre ses problématiques les plus aigües (montée de l’islamisme, multiculturalisme) et persuadés que nombre de sujets autrefois tabous peuvent être abordés en toute franchise et avec un certain recul, notamment historique (on pense évidemment à la question du génocide arménien). L’occasion pour nous lecteurs francophones de découvrir, au-delà des clichés habituels, un pays en profonde mutation, dynamique et soucieux de trouver sa place au sein de la mondialisation. Parmi ces nouvelles voix, Elif Shafak semble s’être désormais taillé une place de choix sur les étagères de nos librairies, avec un succès critique et populaire qui semble ne pas se démentir.



Publié initialement en anglais (Elif Shafak écrit en turc, mais également en anglais) et traduit en 2007 en français,  La bâtarde d’Istanbul est l’oeuvre d’une auteure déjà confirmée et reconnue dans son pays. Il s’agit d’une chronique familiale s’étalant sur près de quatre générations au travers de laquelle Elif Shafak évoque en toute liberté la question du génocide arménien. On y découvre la famille Kazanci, stambouliote depuis des générations, victime d’une sorte de malédiction qui atteint ses représentants masculins ; tous les hommes de la famille, ou presque, meurent prématurément vers l’âge de quarante ans. Restent donc les femmes, qui, par solidarité familiale, ont décidé de vivre sous le même toit. Tout ce petit monde (l’arrière grand-mère, la grand-mère, la mère et ses trois soeurs) a fédéré ses efforts et porté son attention sur la petite dernière, Asya, une enfant née hors mariage (et dont le père demeure un illustre inconnu), désormais jeune femme de 19 ans à peine sortie de l’adolescence. Un électron libre à l’esprit acéré et rebelle, mais au physique sans grâce particulière. De l’autre côté de l’océan Atlantique, Amy (diminutif d’Armanoush), jeune étudiante d’origine arménienne, se partage entre l’Arizona, où vit sa mère, et San Francisco, où vit son père. Alors qu’elle n’était qu’un bébé, ses parents divorcèrent, sa mère n’ayant jamais réussi à partager son mari avec sa très grande et très envahissante famille arménienne. S    a mère, Rose, se remaria avec un Turc venu étudier à Tucson, un certain Mustapha, ultime représentant masculin de l’illustre famille Kazanci. Déchirée entre ses origines américaine et arméniennes, Amy décide de s’envoler pour Istanbul, elle espère que sur place elle pourra renouer en toute quiétude avec ses racines arméniennes et stambouliotes. Peut-être comprendra-t-elle enfin la douleur qui déchire la famille de son père depuis presque un siècle. Sur place, elle fait la rencontre d’Asya et se lie d’amitié avec la jeune femme, qui s’empresse de lui faire découvrir la culture et l’histoire de son pays.


Subtil mélange de chronique familiale et de récit initiatique, La bâtarde d’Istanbul est un roman qui prend le temps d’installer une véritable atmosphère, mais loin de ne jouer que sur la fibre exotique et le dépaysement, Elif Shafak a fait le choix de nous plonger au coeur de la Turquie moderne et quel lieu plus fabuleux qu’Istanbul pour l’incarner. Creuset de tout un pan de la civilisation méditerranéenne, carrefour entre l’Orient et l’Occident, les lieux communs ne manquent pas. Istanbul est tout cela et au-delà, mais l’auteure préfère insister sur deux points fondamentaux ; aussi mythique et fabuleuse soit-elle, la ville, à l’instar de toute la Turquie, doit faire face à un défi majeur : accepter son passé et construire un avenir sur les bases du multiculturalisme et d’un nationalisme apaisé. Cohabitent à Istanbul, des musulmans, mais également des juifs, des chrétiens, tous d’origines et de contrées diverses autrefois contrôlées par la puissance ottomane. A travers l’évocation du génocide arménien, Elif Shafak a le courage d’évoquer un thème fort et encore très polémique en Turquie (Orhan Pamuk en a fait les frais au milieu des années 2000, menacé de mort après avoir évoqué cette question sensible). Son message de tolérance est ouvert sur les autres mais ferme et sans ambiguïté quant à la responsabilité des autorités ottomanes. Il ne suffit pas de rejeter la faute sur un régime désormais révolu, il faut reconnaître les torts causés aux autres peuples (Arméniens notamment), qui eux, en contrepartie, doivent cesser de vivre dans le passé et dans la commémoration éternelle, en un mot, il doivent enfin pardonner. Un discours qui paraît aller de soi, mais qui reste pourtant bien difficile à mettre en oeuvre. En creux apparaît également un autre message fondamental, celui de la place de la femme au sein de la société turque, dont la dichotomie est parfaitement illustrée au sein de la famille Kazanci où tradition et modernité se conjuguent quasiment exclusivement au féminin. Aux figures féminines traditionnelles (comme la grand-mère ou les tantes), s’opposent des figures plus modernes, féministes, revendicatrices de leurs droits et de leurs libertés (la mère et la fille), sans pour autant que ces différences les empêchent de cohabiter, de vivre ensemble, de se respecter et de s’aimer. Une leçon de tolérance sans moralisme excessif, d’une simplicité désarmante, mais d’une rare intelligence. Pour ceux qui en revanche aiment les romans où la ville se déploie dans toute sa démesure, prenant même parfois l’ascendant sur les personnages centraux, La bâtarde d’Istanbul n’est pas exactement le livre idéal. Bien qu’on y découvre de nombreuses traditions (notamment culinaires) et coutumes turques, la cité millénaire reste finalement assez discrète, l’action se déroulant essentiellement dans la maison des Kanzanci (un konak, autrement dit une maison plutôt cossue), dans un café…. et c’est à peu près tout. Ce qui n’est pas très étonnant pour un roman qui se veut plutôt intimiste et tourné vers la famille.

lundi 7 mai 2018

Littérature égyptienne : La belle du Caire, de Naguib Mahfouz

Prix Nobel de littérature 1988, décédé en 2006 à l’âge plus que respectable de 94 ans, Naguib Mahfouz est l’auteur d’une oeuvre considérable. Au cours de sa carrière, l’écrivain cairote a publié plus de 50 romans et recueils de nouvelles, observant avec beaucoup d’acuité et d’intelligence les évolutions de la société égyptienne au cours du XXème siècle. Mahfouz fut donc un témoin privilégié de son temps aux convictions politiques fortes (libérales, mais au sens premier du terme), qu’il exprima dans sa littérature aussi bien qu’à travers ses prises de positions publiques, ce qui lui valut quelques ennuis dans le monde arabe où il fut censuré, ainsi qu’une tentative d’assassinat à laquelle il échappa par miracle en 1994 (par deux jeunes extrémistes qui avouèrent ne pas avoir lu une seule ligne de son oeuvre). Mahfouz fut le premier écrivain arabe à recevoir le prix Nobel de littérature, ce qui lui ouvrit bien évidemment les portes du marché mondial.


C’est donc sur les conseils éclairés de l’ami Soleilvert (insérer le lien vers le blog) que j’ai entrepris de me plonger dans l’oeuvre de Naguib Mahfouz, en commençant tout d’abord par un très bon recueil de nouvelles, Le monde de Dieu, que je ne chroniquerai pas sur ce blog, hélas, étant bien trop souvent sujet à la procrastination, j’ai fini par trop repousser cet exigeant travail qui consiste à faire le compte-rendu de ce type d’ouvrage… et comme je n’avais pas pris de notes ! Sachez néanmoins que ce recueil comporte de très bons textes et permet d’avoir un aperçu assez pertinent de l’évolution de l’oeuvre de Naguib Mahfouz (et des mutations de son pays), depuis les années trente jusqu’au début des années quatre-vingt dix. L’écrivain se montrant plus introspectif et davantage enclin à la métaphysique dans ses textes les plus récents. De quoi se faire une idée assez précise de la littérature du bonhomme et choisir éventuellement une période de production précise pour partir à la découverte de son oeuvre. Pour ma part, j’ai été immédiatement attiré par les romans les plus anciens, sans doute parce qu’ils me semblaient revêtir une dimension un peu plus exotique et l’évocation d’un passé oriental révolu, une sorte de paradis perdu probablement très cliché (et qui fleure un peu le colonialisme si l’on y réfléchit bien) mais auquel je ne peux résister. Bien heureusement, la littérature de Naguib Mahfouz échappe à ce genre de cliché éculé, l’auteur étant très attaché à inscrire son pays dans une certaine modernité tout en étant conscient que les héritages du passé (clientélisme, lourdeurs et inertie du système politique, hiérarchisation sociale….) ne peuvent s’effacer d’un simple revers du bras.


Publié en 1945, La belle du Caire est le quatrième roman de Naguib Mahfouz. Dans les années 1930, quatre jeunes étudiants de l’université du Caire sont sur le point de décrocher leur licence de lettres. Quatre amis issus de familles relativement aisées, sans pour autant appartenir à l’élite de la société égyptienne, et dont un avenir prometteur semble tendre les bras. Parmi eux, Mahgoub est paradoxalement le plus insouciant et le plus cynique, mais aussi celui dont l’équilibre financier est le plus précaire. Alors qu’il ne lui reste que trois mois avant son examen final, il apprend que son père vient d’être victime d’une attaque cérébrale, bien qu’ayant échappé à la mort in extremis, il reste en grande partie paralysé et ne pourra probablement plus jamais travailler. Pour subvenir à ses propres besoins, ainsi qu’à ceux de sa femme, il doit donc réduire en grande partie la rente qu’il versait à son fils pour ses études. Mahgoub devra donc survivre durant trois mois avec à peine un tiers de ce qui lui permettait jusqu’à présent d’assurer son train de vie. Mais par fierté, le jeune homme refuse de demander l’aide de ses amis, préférant se débrouiller par lui-même. Alors il déménage de son foyer d’étudiant plutôt confortable pour une chambre beaucoup plus modeste, réduit ses frais de bouche, se contentant parfois d’un seul repas constitué d’une poignée de fèves bouillies, ne s’autorise plus guère de sorties. Malgré ses efforts et sa persévérance, Mahgoub est au bord de la rupture, mais rongé par son désir de réussir il est prêt à tout pour s’en sortir et gravir les échelons de la société égyptienne. Il en est certain, une fois son diplôme en poche, plus rien ne pourra stopper son ascension professionnelle et sociale. Mais la désillusion est sévère, sans appui il ne peut guère espérer obtenir les fonctions auxquelles il aspire et rien ne le terrorise davantage que de terminer sa vie comme petit fonctionnaire à Assouan. En désespoir de cause, mais aussi par cynisme, Mahgoub accepte une proposition qui pourrait bien changer la donne, mais également lui coûter beaucoup en cas d’échec. Une vague connaissance de son village, désormais devenue haut fonctionnaire, lui propose rien moins qu’un mariage de façade avec une très belle jeune femme devenue la maîtresse de Qassim bey Fahmi, un aristocrate promis aux plus hautes fonctions ministérielles, un homme à la fois riche et puissant. Aux abois, Mahgoub accepte, sans savoir que la femme en question est l’ancienne fiancée de l’un de ses plus proches amis, une beauté qu’autrefois il avait espéré séduire. Commence alors un ménage à trois, qui en apparence a tout pour le satisfaire : un poste comme secrétaire du bey, une certaine aisance matérielle et une femme splendide.


Récit de l’ascension fulgurante et de la chute tout aussi vertigineuse d’un jeune homme aux ambitions démesurées et aux principes contestables, La belle du Caire n’est pas exactement une comédie dramatique, tout au plus pourrait-on rapprocher ce roman de l’étude de moeurs. Empreint d’un grand réalisme social, il décrit très finement les mécanismes qui régissent la société égyptienne à l’orée des années 1940, son désir d’accéder à une certaine forme de modernité, sa volonté contradictoire de s’affranchir de toute forme de colonialisme, tout en maintenant coûte que coûte des structure hiérarchiques héritées d’un passé révolu et pesant. Mahgoub est indiscutablement un personnage antipathique, amoral, peu charitable, démesurément ambitieux, peu respectueux des valeurs sociales traditionnelles comme la famille ou les amis. Mais le carcan social dans lequel il évolue et dont il ne peut s’extraire malgré ses mérites, sa capacité de travail et sa volonté, en font le porte-parole idéal d’une certaine catégorie sociale qui aspire à une meilleure condition, mais ne peut que baisser les bras face à la corruption, au clientélisme et aux barrières érigées par une classe dominante cynique, peu patriote et encline à vendre les intérêts du pays au plus offrant. Une plongée édifiante dans l’Egypte des années trente, un roman absolument fascinant, admirablement écrit et incroyablement moderne.


jeudi 3 mai 2018

Les années douces, de Hiromi Kawakami

Les amateurs de manga connaissent déjà probablement l’adaptation très fidèle et très touchante  réalisée par Jiro Taniguchi de ce beau roman de Hiromi Kawakami, mais peut-être n’ont-ils jamais eu l’occasion ou la curiosité de lire l’oeuvre originelle, qui mérite assurément qu’on s’y attarde un peu. Publié en 2005 aux éditions Picquier, Les années douces fait partie de ces romans qui semblent en apparence céder aux sirènes de la sensiblerie éhontée, on serait presque tenté, au vu du résumé de la quatrième de couverture, de le voir plutôt figurer au catalogue de la collection harlequin…. Jugement hâtif et erroné, voire un peu méprisant à l’égard de ceux qui aiment les romans à l’eau de rose, après tout chacun est libre d’avoir quelque passion coupable.



Tsukiko, jolie jeune femme de 37 ans, mène une vie de célibataire un peu solitaire. Mais alors que certains comblent leur vide affectif en multipliant les sorties entre amis, Tsukiko se contente d’aller boire du saké après le travail, dans un petit troquet à l’abri de l’agitation d’une mégapole toujours très affairée. C’est là qu’un soir elle fait la rencontre de l’un de ses anciens professeurs de lycée, de trente ans son aîné, et qu’elle surnomme affectueusement le maître. Ensemble ils se souviennent de leurs vies passées, partagent de nombreux verres de saké, ainsi que les petits plats que l’on consomme traditionnellement pour accompagner cette boisson. Lentement des liens se tissent, balisés par ces rencontres désormais devenues rituelles sans qu’aucun d’eux ne se concerte : même heure, même lieu, mêmes gestes… bercés par le rythme de leurs conversations feutrées. De temps à autre, les deux amis s’autorisent quelques sorties, une cueillette de champignons, une balade au marché ou bien encore la fête des cerisiers en fleur. Jusqu’au jour où Tsukiko réalise qu’elle est bien plus attachée au maître qu'elle ne l'avait imaginé.



Les années douces est un roman d’amour à la fois doux et subtil, mais aussi un récit étonnant sur le Japon contemporain, qui nous permet de mieux cerner certaines facettes de la société japonaise et de ses moeurs, que l’on a tendance à réduire à l’agitation tokyoïte des quartiers les plus animés, en oubliant que tous les Japonais ne sont pas des poulpes scotchés à leur téléphone portable ou bien encore des salarymen avides de réussite professionnelle.  Pour être tout à fait honnête, le roman semble échapper à l’agitation qui caractérise la vie urbaine actuelle de façon sans doute un peu trop romanesque pour être totalement réaliste. C’est probablement ce décalage, cette dimension en dehors du temps, qui lui confère autant de charme et rend l’histoire si touchante, mais également sa grande délicatesse et son extrême pudeur. Lent, contemplatif, le roman de Hiromi Kawakami aime à prendre son temps, berçant le lecteur sur un rythme auquel il est peu habitué, s’attardant sur les détails qui font tout le sel de l’existence et donnent du relief aux personnages. A lire impérativement, ainsi que l’excellente adaptation graphique de Jiro Taniguchi.