Rechercher dans ce blog

mardi 26 juin 2018

Soufi, mon amour, de Elif Shafak

Érudit, poète de langue persane et figure incontournable du soufisme (le courant mystique de l’Islam), Rûmî naquit en 1207 dans l’actuelle Afghanistan et mourut à Konya (Turquie) en 1273. Connu pour sa grande ouverture d’esprit et considéré comme un saint homme, il est encore aujourd’hui une figure très respectée au Proche Orient. Son image est également associée à l’ordre des derviches tourneurs, une des principales confréries soufies, qu’il contribua à créer avec l’aide de son fils et de Shams de Tabriz.

Le roman d’Elif Shafak n’est pas consacré intégralement à la vie de Rûmî, mais à sa rencontre avec son maître spirituel, le derviche Shams de Tabriz, qui fut l’une des influences majeures du poète, sinon la plus importante. A l’époque Rûmî est déjà un érudit écouté et respecté à Konya, sa parole a l’attention des puissants comme des petites gens et ses enseignements sont fort courus. Marié à une chrétienne convertie à l’Islam, il est père de plusieurs enfants et sa maison accueille également quelques-uns de ses disciples. Aux yeux de Rûmî, rien n’a plus d’importance que ses livres, il passe des heures dans sa bibliothèque et n’autorise personne à approcher des oeuvres qui lui sont le plus chères. Mais sa vie, bien que satisfaisante matériellement, lui paraît incomplète. Rûmî prend alors sa plume et envoie une lettre à l’un de ses amis de Bagdad, un maître soufi très respecté. Il cherche un compagnon à la mesure de son savoir et de ses talents en matière de rhétorique, quelqu’un capable de lui apporter ce complément qui semble lui faire défaut, quelqu’un qui le guidera sur le chemin de la sagesse et de l’amour, puisqu’il s’agit là de la voie du soufisme. Après quelques mois de réflexion, le maître soufi lui envoie Shams de Tabriz, un derviche itinérant doté d’un très fort charisme, immensément cultivé et surtout très critique à l’égard de l’Islam rigoriste. Shams ne retient jamais sa langue et son verbe peut piquer jusqu’aux plus puissants sans qu’il daigne ciller le moins du monde ; ce qui lui vaut un peu partout où il passe l’hostilité, pour ne pas dire la haine, des sheikhs et des hommes de pouvoir qu’il égratigne soit directement soit indirectement par ses prêches les plus critiques.  Entre Rûmî et Shams le coup de foudre est immédiat, le poète a enfin trouvé le compagnon de route et le maître pour le guider à travers les sphères les plus élevées du mysticisme soufi. Mais leur amitié très exclusive suscite l’incompréhension, la jalousie, puis la haine.

Récit choral par excellence, qui alterne les points de vue à travers de très courts chapitres. Le roman d’Elif Shafak se déroule à deux époques différentes, celle d’Ella, mère de famille américaine en pleine phase de doute, qui découvre avec bonheur la vie de Shams et de son ami le poète persan grâce au manuscrit qu’un éditeur lui a confié, et celle de Rûmî, à savoir le Proche Orient du XIIIème siècle. Cette alternance des points de vue et des époques est un peu déstabilisante pour le lecteur, qui peine à entrer pleinement dans l’histoire de tous ces personnages. Progressivement, une petite musique finit cependant par imposer son rythme, lent, réflexif, contemplatif et le roman se déploie avec beaucoup de délicatesse et de subtilité. On regrettera néanmoins que la personnalité très charismatique de Shams de Tabriz écrase quelque peu le récit par sa puissance. Rûmî en devient presque effacé et certains personnages secondaires peinent à prendre de l’ampleur, alors même que le roman compte pas moins de 450 pages. Autre bémol, l’auteur se refuse à entrer complètement dans les arcanes ésotériques et mystiques du soufisme, préférant n'effleurer que la surface des choses et laissant les personnages au mieux exprimer quelques bribes de la doctrine soufie. Tout au plus pourra-t-on en conclure à l’issue du roman que le soufisme est la voie de l’amour et de la tolérance et qu’il combat, par ses préceptes, tout fondamentalisme et toute interprétation trop littérale du Coran. Quant à Shams, son enseignement s’exprime souvent de manière détournée, par paraboles essentiellement et de ses entretiens avec Rûmî, le roman ne dit rien ou presque. Sur le fond c’est donc regrettable, mais sur la forme cela permet de rendre le roman parfaitement accessible au commun des mortels et c’est déjà beaucoup…. mais il n’est pas certain que cela suffise pour rendre Soufi, mon amour inoubliable ou indispensable. En revanche, si vous ne connaissez absolument rien au soufisme, ce roman peut être une bonne entrée en matière, mais on peut regretter que Elif Shafak n’ait pas réussi le même tour de force qu’Amin Maalouf au sujet de Mani dans Les jardins de lumière. Il n’en demeure pas moins que Soufi, mon amour a l’immense mérite de présenter l’Islam comme une religion qui sait être tolérante, profonde et sage lorsqu’elle est interprétée avec la bienveillance des soufis.

vendredi 8 juin 2018

Mille soleils splendides, de Khaled Hosseini

Une fois n’est pas coutume, me voilà sur le point de faire l’apologie d’un best seller. Notez que je n’ai rien contre ce type d’ouvrage, mais en général ils n’ont guère besoin de publicité pour s’écouler à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires (un an après sa sortie, en 2008, le roman s’était déjà vendu à plus de 180 000 exemplaires). Point de méprise par ailleurs sur mes prétentions, je sais bien l’influence extrêmement mineure d’un papier publié sur un obscur blog perdu au fin fond du web, mais en général je préfère mettre en avant des livres que la sphère médiatique et l’empressement des éditeurs à publier toujours plus ont quelque peu laissés sur le bord de la route. Expatrié aux Etats-Unis depuis le début des années 1980, Khaled Hosseini est le fils d’un diplomate afghan et d’une enseignante de persan, médecin de formation, il a notamment travaillé pour le HCR (organisme des Nations Unies chargé d’aider les réfugiés) en faveur de l’Afghanistan. On lui doit un premier succès littéraire, Les cerfs-volants de Kaboul, porté à l’écran en 2007 par Marc Foster.

“Nul ne pourrait compter les lunes qui luisent sur ses toits, ni les mille soleils splendides qui se cachent derrière ses murs”

Le roman débute par l’histoire de Mariam, élevée à quelques kilomètres de la ville de Herat (Sud de l’Afghanistan) par sa mère Nana. Son père, Jalil, est pourtant un homme d’affaire important et respecté, propriétaire de plusieurs commerces et même d’un cinéma. Mais Mariam n’est pas une enfant légitime et pour sauver les apparences, la mère et la filles ont dû se résigner à vivre dans une kolba (habitation traditionnelle en torchis) isolée au milieu d’un clairière. Jalil vient une fois par semaine rendre visite à Mariam, qui compte avec patience chaque jour qui la sépare de ces rencontres. Doux, gentil, attentionné, Jalil lui apparaît comme un père merveilleux, alors que sa mère semble constamment aigrie et revendicative à son égard. Elle cache même difficilement sa réprobation quant à l’attachement que la fillette porte à son père et ne cesse de la prévenir qu’il n’est pas l’homme qu’elle croit. Alors que son quinzième anniversaire approche, Mariam émet le souhait de sortir en compagnie de son père au cinéma de Herat, mais Jalil ne viendra jamais la chercher. Incompréhension, colère, Mariam s’enfuit de chez elle pour se rendre jusqu’à la demeure que son père occupe avec ses épouses et ses enfants légitimes, d’où elle est durement refoulée. A son retour, elle trouve sa mère pendue, sans doute affolée par le geste de sa fille qu’elle croyait à jamais perdue. Embarrassé, son père n’ose affronter la vindicte et la réprobation de ses trois épouses, Mariam ne pourra donc pas vivre chez son père et, alors qu'elle vient tout juste de fêter son quinzième anniversaire, elle est mariée à un homme plus âgé de vingt ans, un pachtoun qui ne parle pas sa langue et qui se montre d’une violence inouïe à son égard. Sa vie à Kaboul, bien loin de Herat, sera marquée par une succession de vexations, de violences et de privation de ses droits les plus élémentaires. Soumise à son mari, Mariam regarde Kaboul tomber peu à peu sous le joug de la violence, les soviétiques défaits laissent bientôt la place aux Moudjahidin et aux seigneurs de guerres, qui à force d’affrontements fratricides font le lit des Talibans.

A l’histoire de Mariam vient se greffer celle de Laila, jeune kabouli élevée dans une famille progressiste, mais dont le père a perdu le statut d’enseignant à la suite de l’arrivée des soviétiques. Brillante jeune fille, Laila fait la fierté de ses parents, mais l’instabilité du pays et la montée de l’islamisme mettent en péril son avenir. A la suite d’un tir de roquettes, son père et sa mère meurent dans l’effondrement de leur maison alors qu’elle sort tout juste de l’adolescence. A moitié inconsciente, elle est recueillie par Mariam et son mari, qui trop heureux de l’aubaine, lui propose de l’épouser à peine s’est-elle remise de ses blessures. Contre toute attente, les deux femmes, pourtant séparées par une génération, finissent par se lier d’amitié et par faire front face à la violence de leur mari. Ensemble elles se soutiennent, se protègent, élèvent les enfants que Laila a conçus avec Rachid et leur procurent tout l’amour dont elles sont capables, tentant de les protéger dans un pays ravagé par les conflits internes et la montée de l'extrémisme.

“Révèle ton secret au vent, mais ne lui reproche pas de le répéter aux arbres”

Écrit avec une économie de moyens qui n’empêche en rien le sens de la narration et les talents de conteur de l’auteur de s’exprimer pleinement, Mille soleils splendides n’a rien du best seller écrit en mode automatique et répondant au cahier des charges des ateliers d’écritures anglo-saxons auquel se conforment la plupart de ces ouvrages. Le roman de Khaled Hosseini est une véritable oeuvre d’auteur, chargée en émotions, mais qui donne à voir, à penser et à réfléchir. Les ouvrages qui racontent l’Afghanistan ne sont pas légion et celui-ci le fait bien, avec des mots simples et beaucoup de coeur. Il raconte les guerres successives qui ont conduit ce pays au bord de la ruine, la montée de l’islamisme, le déclin de toute forme de progressisme et le recul des droits des femmes. C’est d’ailleurs ce déclin d’une certaine forme de civilisation qui interroge, l’Islam empreint de tolérance et irrigué par une culture millénaire (de nombreux poètes sont cités tout au long de l’ouvrage), cède peu à peu la place à l'extrémisme religieux, prônant la charia et réduisant les femmes à l’état d’objets ; mais l’on sait bien au final que tout cela n’a pas grand chose à voir avec les fondements de la religion et de la foi, non, tout cela n’est qu’une lutte pour obtenir le pouvoir et contrôler les masses populeuses selon le bon vouloir de chefs de guerre qui changent de maître au regard de leurs intérêts immédiats. Au milieu de ces combats fratricides, deux figures féminines magnifiques émergent, pleines d’incertitudes mais chargées d’espoir ; leur histoire et surtout leur amitié indéfectible portent littéralement ce très beau roman vers des sommets. Alors quand la bonne littérature rencontre le succès, on ne va certainement pas s’en plaindre.

vendredi 1 juin 2018

Le sourire étrusque, de José Luis Sampedro

Décédé en 2013 à l’âge canonique de 96 ans, José Luis Sampedro fut l’unes des grandes figures des lettres espagnoles contemporaines. Economiste de formation, essayiste, critique littéraire, il fut membre de l’Académie royale espagnole. Relativement confidentiel dans nos contrées, où seulement quatre de ses romans ont été traduits, José Luis Sampedro connut un grand succès littéraire avec son septième roman, publié en 1985, Le sourire étrusque.



Roman intimiste se déroulant en Italie au milieu des années 1980, Le sourire étrusque fait référence à une oeuvre d’art exposée à Rome à la villa Giulia. Il s’agit d’un sarcophage retrouvé sur le site de Banditaccia très similaire au fameux sarcophage des époux étrusques, que tout visiteur peut admirer au Louvres.



"La femme, appuyée sur le coude gauche, les cheveux retenus en deux tresses qui lui tombent sur la poitrine, arrondit délicatement la main pour l'approcher de ses lèvres pulpeuses. Derrière elle, l'homme, pareillement appuyé, barbe en pointe sous une bouche de faune, entoure de son bras droit la taille féminine. Sur les deux corps, le ton rougeâtre de l'argile cherche à révéler le tréfonds sanguin invulnérable au passage des siècles. Et sous les yeux étirés, bridés à l'orientale, fleurit sur les visages un même sourire indescriptible : sage et énigmatique, serein et voluptueux."



Atteint d’un cancer déjà très avancé, Salvatore Roncone, un vieux berger calabrais, accepte de rejoindre la famille de son fils à Milan où, espère-t-on, un grand oncologue pourra l’examiner et éventuellement lui proposer un traitement. Salvatore, qui préfère qu’on l’appelle Bruno, son nom de maquisard, n’aime pas beaucoup Milan, et encore moins sa belle-fille, mais il a hâte de découvrir son petit-fils, âgé de quelques mois et avec lequel il espère rattraper le temps perdu. Sur le chemin, son fils est amené à s’arrêter à Rome, pour rendre visite au directeur de la Villa Giulia, où sa femme espère décrocher un poste. Déambulant dans le musée, le vieux Calabrais tombe sur ce célèbre sarcophage étrusque et reste longtemps figé par la beauté, la grâce et le caractère énigmatique des époux. Ce sourire de contentement, cette attitude de plénitude, ce geste de tendresse de l’époux ne sont pas des caractéristiques que l’on retrouve dans la statuaire gréco-latine. Alors le vieux interroge son fils, qui étaient donc ces Étrusques, pourquoi paraissent-ils si différents des statues et des fresques romaines. C’est que le Salvatore n’aime pas beaucoup les gens du nord, les romains ou les milanais lui paraissent trop maniérés, ils ont perdu leurs racines et ne font plus corps avec leur terre, leur nourriture est aseptisée, leur langage trop châtié… ils ne savent plus ce qui est vrai. Lui est un homme, un vrai, et il ne s’embarrasse guère de manières et de civilités inutiles. Alors ces Étrusques ont  beau être hautement raffinés, ils sont avant tout les ennemis de Rome et ont dû subir son joug, comme les Calabrais et autres gens du Sud. Et puis leur bonheur simple et authentique atteint sa propre sensibilité, enfouie sous des couches de rusticité, de dur labeur et d’actes de bravoure. C’est une première brèche dans son armure de vieux berger bourru, que son petit fils Bruno (comme son nom de résistant à lui) finira par agrandir au fil des jours, resserrant les liens familieux entre le père, le fils, le petit-fils et la belle-fille.



Ce choc des cultures (Nord vs Sud), c’est toute l’histoire de l’Italie, où les haines ancestrales entretenues au fil des siècles sont toujours prégnantes. Milanais, Piémontais, Florentins, Romains, Calabrais, Napolitains, Siciliens… tous vivent dans le même pays, mais par leurs différences culturelles et leur histoire, s’opposent en de nombreux points et portent sur l’autre un regard empreint de défiance et d’incompréhension. Pourtant Sampedro arrive à rendre ces antagonismes presque attachants, les particularismes deviennent des traits culturels éminemment fascinants pourvus qu’ils soient explicités et compris. C’est l’incompréhension qui mine les relations et non pas les différences. Mais le roman tire évidemment toute sa force de l’étonnant personnage de Salvatore/Bruno, ce vieux berger calabrais bourru, presque fruste en apparence, un tantinet machiste, mais doté d’une force et d’une vitalité incroyables. C’est toute l’Italie du Sud qui passe par son regard, ses commentaires in peto et sa manière d’être. Mais derrière la carapace, derrière l’homme dans toute sa splendeur, se cache en réalité un homme qui découvre sa propre sensibilité, qui se révèle au contact de son petit fils avec lequel il devient tendre, indulgent, éminemment protecteur et incroyablement complice. Et c’est toute la subtilité de ce roman de suggérer que cette transformation n’aurait jamais pu se produire si le vieux était resté en Calabre, sous l’influence des siens et de sa culture. La révélation c’est évidemment ce mélange des cultures, cette fusion des sensibilités éminemment salvatrice et pas nécessairement antagonistes si la rencontre se fait dans le respect de l’autre.


Incroyablement beau et touchant, Le sourire étrusque est un pur chef d’oeuvre de sensibilité et de subtilité, un roman rare qu’il faut lire de toute urgence pour saisir en quelques centaines de pages toute l’âme de l’Italie.