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lundi 9 décembre 2019

Direct du droit : King county sheriff, de Mitch Cullin

King County sheriff de Mitch Cullin, c’est cent vingt pages de noirceur enrobée d’une plume à la fois poétique et épurée, un monologue halluciné écrit en vers libres qui glace le sang et rappelle les plus belles pages d’un certain Jim Thompson. 



Si vous êtes fan d’American psycho, d’Un tueur sur la route ou bien encore de The killer inside me, la novella de Mitch Cullin devrait vous ravir puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de mettre le lecteur dans la tête d’un véritable psychopathe. Doté d’une apparence un peu bonhomme, marié à une épouse amoureusement choyée (Mary) dont il élève le fils issu d’un premier mariage, le sheriff Branches a tout du parfait citoyen texan. Ce qui lui importe avant tout c’est que la paix et le calme règnent sur sa petite ville, ce qui n’est pas bien difficile au regard des missions qui lui échoient. Il y a bien quelques Mexicains qui tentent de traverser la frontière illégalement ou bien encore cette histoire de chiens empoisonnés à travers le comté, mais les responsables croupissent depuis au fond d’un puits. Affaire réglée. D’ailleurs ce puits, c’est celui dans lequel il vient d’envoyer le fils de Mary, celui-là même qui le considérait comme son père et qui petit venait poser sa tête sur ses genoux en lui réclamant un peu d’attention. Cette chère tête blonde qui brusquement s’est mise à grandir, à se raser le crâne et à porter des rangers et des treillis militaires. Mais c’est surtout cette fascination pour les croix gammées et les discours extrémistes qui l’ont convaincu de mettre un terme à cette dérive. Pendant que l’ado hurle depuis son trou, le sheriff Branches n’aspire qu’à une chose, retrouver un peu de tranquillité, celle de son foyer dans lequel Mary l’attend, c’est soirée Burritos ce soir et personne ne les prépare mieux que sa femme, un vrai cordon bleu. Il aura tout le temps d’imaginer une stratégie pour expliquer la disparition de son beau-fils, d’ailleurs il prendra les choses en main, soulèvera des montagnes, organisera une battue et mettra la ville en effervescence pour le retrouver. Il doit bien ça à sa tendre Mary. De toute façon, il a maintenant compris qui était responsable de ces meurtres de chiens et ce n’est que justice qu’il ait rejoint ces deux pauvres Mexicains au fond du puits, bientôt il faudra pourtant que ces cris cessent, il n’en peut plus de l’entendre hurler et supplier, après tout à quoi bon entretenir amoureusement son magnifique Colt s’il ne peut de temps à autres en soupeser toute l’efficacité. Bientôt le silence régnera à nouveau sur la vieille maison de son enfance et il pourra rentrer chez lui. De toute façon, à part lui personne n’y vient jamais, il n’en reste que des ruines depuis l’incendie. 


    Autant être direct, King county sheriff ne s’adresse pas à tous les lecteurs et très honnêtement j’ai rarement eu l’occasion de lire un livre aussi noir et aussi sombre. Bien évidemment, il existe des romans qui usent du même principe et ce n’est pas la première fois qu’un écrivain nous plonge dans la tête d’un psychopathe, mais c’est sans doute la première fois qu’un auteur nous laisse aussi démunis. Le texte nous immerge directement dans l’horreur sans nous laisser le moindre répit et puis nous abandonne en rase campagne, sans explication, sans avoir pris soin de prendre le temps de souffler, d’avoir pris la mesure des choses. C’est un uppercut puissant, direct en pleine poire et on en ressort un brin hébété, K.O. par la violence du propos. L’intensité de l’impact est liée à la fois à la narration et au format très bref du roman (à peine 120 pages), mais également au style absolument brillant de Mitch Cullin, admirablement traduit soit-dit en passant. On se laisse rapidement emporter par le rythme de la prose, sa métrique implacable, voire même son élégance en dépit des mots crus et de la violence sous-jacente, ponctuée à l’occasion de quelques traits de poésie naïve. C’est sans doute dans cette parfaite dichotomie entre la violence des faits et la légèreté du propos que réside la force de ce roman brillant et glaçant.

jeudi 7 novembre 2019

SF subtile : Dans la forêt, de Jean Hegland

A la lecture de la quatrième de couverture du roman de Jean Hegland, la première remarque qui me vint à l’esprit fut : “tiens, Gallmeister se met à la SF !”. Il faut dire que la science-fiction a très largement exploré les voies du récit post-apocalyptique, souvent avec succès d’ailleurs, que ce soit dans la littérature ou bien au cinéma. Il serait bien évidemment trop fastidieux d’énumérer la liste des oeuvres majeures, mais je ne saurais trop vous conseiller de lire l’extraordinaire Enig Marcheur de Russel Hoban, l’excellent Malévil de Robert Merle ou bien encore La route de Comarc McCarthy, terrifiants à bien des égards. Mais loin d’agiter l’épouvantail du grand cataclysme thermonucléaire cher aux écrivains de SF du XXème siècle (vous pouvez remplacer par guerre bactériologique ou zombies, ça fonctionne à l’avenant), Jean Hegland nous raconte au travers du regard de deux soeurs, Nell et Eva, la brusque chute des Etats-Unis à l’orée du nouveau millénaire. De cet effondrement avant tout économique, duquel découlera la faillite de tout un système politique, puis de la société américaine dans son intégralité, l’auteure a choisi d’adopter un point de vue presque périphérique lié au mode de vie des deux adolescentes, qui de par leur éducation et leur situation familiale, se trouvaient déjà à la marge de l’american way of life. 

Nell et Eva grandirent dans une région isolée du nord de la Californie, une zone forestière éloignée de la ville la plus proche (Redwood) d’une quarantaine de kilomètre. Leurs parents, avaient fui la civilisation moderne bien avant le grand effondrement du pays. Réfugiés dans leur forêt, ils avaient construit de leurs mains le chalet de bois qui constituerait leur petit havre de paix. Elle, ancienne danseuse du ballet de San Francisco, avait raccroché ses chaussons à la suite d’une grave blessure, lui, ne voyait pas d’inconvénient à faire chaque jour le trajet jusqu’à l’école de Redwood pour exercer ses fonctions d’enseignant. Retirés du monde moderne, ils menaient une existence simplement rythmée par les saisons et les tâches quotidiennes liées à une vie rustique (potager, coupe de bois, chasse, travaux manuels…). Ensemble ils élevaient leurs deux filles, désormais âgées de 14 et 15 ans, mais qui n’avaient jamais connu l’école, leurs parents s’étant chargés de leur instruction comme de leur éducation. Ce qui ne les empêchèrent pas de réussir brillamment leur parcours scolaire. Nell, se préparait à entrer avec succès à Harvard, alors qu’Eva, sur les traces de sa mère, se destinait à une grande carrière de danseuse. L’isolement de la famille, s’il agit comme une sorte de filtre, ne fit que retarder l’inéluctable. Les coupures d’électricité furent l’une des premières manifestations du dérèglement de l’économie, rares au début, elles se firent de plus en plus nombreuses, puis la lumière s’éteignit pour toujours, avec comme corollaire l’impossibilité de faire fonctionner les appareils modernes pourtant autrefois indispensables. La ligne de téléphone restait désespérément muette et bientôt Internet ne fut plus qu’un souvenir. Puis vint la mort de leur mère, des suites d’un cancer pourtant détecté à temps, leur père ne s’en remit jamais. Leur potager permit aux deux soeurs de se nourrir convenablement durant la première saison, mais les produits de première nécessité vinrent rapidement à manquer. A Redwood de toute façon, la pénurie commençait à sérieusement se faire sentir. Les commerces fermaient boutique les uns après les autres et les supermarchés n’eurent bientôt plus que des rayons vides à offrir. De toute façon l’essence devint rapidement une denrée rare et après un ultime aller-retour en ville, il fallut se rendre à l’évidence, la voiture était devenue un objet parfaitement inutile. Désormais orphelines, les deux jeunes filles étaient livrées à elles-mêmes, seules au milieu d’une immense forêt, privées de moyens de communication et donc incapables de savoir où en étaient les affaires du monde et si quelque part dans le pays des citoyens s’organisaient pour survivre. Mais elles avaient un toit, un potager et du bois pour se chauffer. Et puis la grande forêt et leur éloignement les protégeaient des éventuels comportement prédateurs.

La démarche de Jean Hegland s’inscrit donc dans une certaine tradition du récit d’anticipation, mais son approche se veut bien plus intimiste et si l’arrière-plan social, économique et politique est bien évidemment esquissé, il s’efface pour laisser place à une histoire centrée sur la relation entre les deux soeurs, avec justesse et sensibilité, mais sans aucun pathos. C’est à travers leurs yeux innocents que l’auteure décrit l’effondrement brutal et inéluctable d’une Amérique qui ne s’était jamais réellement préparée à chuter de sa place de leader du monde moderne. On observe donc fasciné à la fin d’une civilisation qui se croyait invincible, mais qui, telle un colosse aux pieds d’argile, s'effondra en quelques mois. Mais tout cela est maintenu à distance, l’auteure préfère ici se concentrer sur le plus petit dénominateur commun, l’intime, l’humain. Pas de scènes de violence urbaine, pas d’épisodes de pillage décomplexé, par de révolution ou de guerre civile. Tout est raconté à l’échelle locale, le plus simplement du monde, parfois la violence reste suggérée, comme dans cet épisode où la famille tente de rejoindre la maison d’un couple d’amis et découvre une fois arrivé à destination, que la maison est occupée par d’autres personnes. Sans explications, sans paroles, la menace reste implicite et au lecteur d’imaginer l’indicible. Il y a bien évidemment quelques scènes difficiles, l’auteure aurait bien eu du mal à y échapper car le monde qu’elle décrit n’a rien d’idyllique et il est bien évident qu’un pays sans règles et sans système de régulation et de police ne peut qu’être livré aux comportements les plus vils, les prédateurs se révèlent, laissant libre cours aux plus bas instincts.
Écrit avec une grande simplicité et une certaine économie de moyens, Dans la forêt est un récit prenant et original, loin des clichés du genre et de toute tentative d'esbrouffe. Le rythme y est lent (dans le bon sens du terme), la narration subtile et le propos à la fois touchant et profond. Evidemment, il y a dans ce genre de littérature quelques passages obligés et on n’échappe pas totalement au petit guide de survie, mais c’est écrit avec tellement d’intelligence et de bon sens, qu’on ne peut que s’incliner. Mais la plus grande force du roman, c’est qu’il ne se montre jamais moralisateur ou idéologique, il raconte et donne à réfléchir. C’est déjà beaucoup.

samedi 2 novembre 2019

Le veilleur du jour, de Jacques Abeille

Faire la critique de l’oeuvre de Jacques Abeille n’a rien d’une évidence et encore moins d’une sinécure, face à un talent d’écriture aussi hors-norme il faut évidemment savoir faire preuve d’humilité… tout en essayant de trouver quelques chose d’intéressant à dire, un angle, une approche, une aspérité. Mais quelle que soit l’approche on se sent petit, tout petit, et si on écrivait encore avec une plume, celle-ci tremblerait face à l’ampleur d’une tâche pourtant en apparence si simple : décrire, raconter, expliciter l’histoire que l’on vient de lire et qui nous a transporté durant plus de six cents pages. A oeuvre exceptionnelle doit obligatoirement répondre une critique exceptionnelle, mais évidemment, cette attente démesurée ne peut donner lieu qu’à la fameuse angoisse de la page blanche (ou du curseur qui clignote sur l’écran du traitement de texte, choisissez l’image qui vous convient le mieux). Alors on se fait violence et on commence à écrire, mot après mot, ce qui sera fatalement une tentative un peu vaine de faire preuve d’éloquence. Après le point final viendra fatalement la sensation désagréable ne n’avoir pas su retranscrire parfaitement ce que l’on voulait transmettre, comme une légère amertume en bouche face à sa propre médiocrité. Et pourtant Jacques Abeille mérite que son oeuvre soit davantage mise en lumière, que les lecteurs transmettent à d’autres lecteurs leur expérience et leur ressenti, ce vertige immense face à la démesure d’une oeuvre fondamentale et pourtant méconnue, mais qu’une poignée d’initiés a su préserver du destin tragique qui semblait l’attendre, à savoir rejoindre le cimetière des livres oubliés. On ne remerciera donc jamais assez les éditions Le Tripode d’avoir depuis 2010 entrepris de rééditer l’oeuvre de Jacques Abeille, de manière à la fois exhaustive et qualitative, en témoigne le choix des illustrations réalisées par François Shuiten, dont l’univers graphique colle parfaitement avec celui de l’écrivain.

Dans ce second volume du cycle des Contrées, le lecteur est invité à rejoindre la capitale de l’empire, Terrèbre, dont la splendeur et la démesure attirent à elle les foules venues des quatre coins des Contrées chercher travail, fortune ou luxure. Parmi cette masse grouillante et affairée figure un homme singulier, seul, sans passé, sans histoire et dont l’unique élément distinctif consiste en une ceinture de serpent finement ouvragée, signe qu’il vient probablement de la région des Hautes Brandes, la zone frontalière des Jardins statuaires. L’homme est peu disert, discret mais sans excès et il est l’un des rares à ne pas vouloir s’attarder à Terrèbre. Ce sont les îles qui l’intéressent et la cité opulente et grouillante de vie qui règne sur l’empire ne semble être pour lui qu’une étape mineure avant qu’il puisse embarquer sur un navire qui le mènera vers sa destination. Mais il n’aura jamais l’occasion d’embarquer, car à peine a-t-il déposé ses maigres possessions dans une petite auberge proche du port, qu’il s’éprend d’une jeune serveuse qui lui dessine un nouveau destin. Il ne lui faut guère mettre à l'épreuve ses talent de séductrice pour que son protégé accepte de changer ses plans et de trouver un travail qui lui permette de subvenir à ses besoins tout en continuant à voir sa belle. Las, sur les docks personne ne semble avoir besoin de ses talents de débardeur et les entrepôts à proximité n’offrent guère de perspectives plus optimistes alors que ses maigres économies fondent comme neige au soleil dans la grande ville. Finalement la solution viendra de l’aubergiste, un homme solide et digne de confiance qui lui propose de le mettre en relation avec une obscure société archéologique à la recherche d’un veilleur. Barthélémy Lécriveur, puisqu’on apprendra plus loin dans le roman qu’il s’agit de son nom, accepte donc l’étrange mission de veiller sur un entrepôt parfaitement vide d’occupants et de marchandises. Moyennant un salaire plus que décent et quelques avantages non négligeables comme le gîte et le couvert, il n’a d’autre tâche que d’ouvrir le bâtiment le matin et de le refermer le soir jusqu’à ce qu’un jour, comme il est écrit dans une obscure prophétie, celui qu’il est censé attendre, vienne prendre possession du bâtiment. Terrassé par l’ennui inhérent à ses nouvelles fonctions, Barthélémy décide de prendre possession des lieux et entreprend d’entretenir le vieux cimetière attenant au bâtiment, puis d’explorer plus en profondeur cet étrange entrepôt…. qui révèle au fil de ses explorations sa véritable nature, à la fois riche et complexe. Envoûté par les lieux, il étudie finement l’architecture du bâtiment, expérimente et note scrupuleusement chacune de ses observations, révélant peu à peu des secrets enfouis depuis des milliers d’années.
Le veilleur du jour ne fait pas à proprement parler figure de suite aux Jardins statuaires, il en est l’extension logique sur un plan purement géographique, politique et culturel. En somme, l’auteur nous invite à découvrir une nouvelle facette de son univers, mais alors qu’il nous avait conduits à la périphérie de l’empire, cette fois il nous plonge en son coeur. Terrèbre, cette cité foisonnante, grouillante de vie et d’intrigues, est un personnage à part entière dont Jacques Abeille dévoile peu à peu quelques pans, sans forcément chercher à en faire un panorama complet. Tantôt il nous conduit dans quelque ruelle obscure et humide, dans une vieille librairie ou bien encore chez un antiquaire aux étranges manières, tantôt il nous ouvre les portes des somptueuses demeures où se livrent à des libations sans retenue des hommes et des femmes aux moeurs bien légères. Plus tard ce seront les bancs de l’université et les chaires des professeurs les plus émérites que le lecteur découvrira, avant que les palais de la cité haute ne laissent entrapercevoir les arcanes du pouvoir et d’une administration parfaitement rodée. Mais au-delà de ces descriptions hautement fascinantes d’une cité qui se croit encore à l’apogée de sa puissance, c’est son atmosphère déliquescente qu’il nous livre, ce mélange de fébrilité, d’affairement mâtiné de corruption dont on se doute qu’il marque le début de la fin. Déjà les fissures les plus évidentes craquellent l’unité de façade dont se pare la cité, le peuple montre des signes d’agitation, les facultés grognent à l’unisson et le pouvoir répond par un autoritarisme qui ne fait que révéler davantage son impuissance à juguler cet esprit de révolte.

Cette capacité à nous faire sentir et ressentir l’atmosphère puissante de cette ville étonnante, est liée bien évidemment au talent d’écriture hors-norme de Jacques Abeille, sa plume presque organique, d’une richesse inouïe est littéralement envoûtante. Elle se veut encore plus travaillée que dans Les jardins statuaires, plus complexe, presque baroque. Chaque mot est choisi avec soin, chaque tournure de phrase fait preuve d’une élégance folle et colle parfaitement à l’univers surréaliste dépeint par l’auteur. Le pendant de cette incroyable richesse stylistique, c’est qu’elle ne souffre aucune faute d’inattention, l’oeuvre requiert un engagement de tous les instants de la part du lecteur, sous peine d’être rapidement éjecté du flow. Le veilleur du jour n’est pas de ces romans que l’on peut lire entre deux stations de métro, coincé entre un jeune cadre dynamique et un ado victime d'une panne de réveil. Il nécessite un certain état d’esprit, de la volonté et bien évidemment du temps car vous ne plierez pas ce roman en deux soirées. Un peu comme une bonne bouteille de spiritueux, un roman de Jacques Abeille se savoure, s’apprécie en prenant son temps, se déguste avec délectation et distinction car au-delà de l’exercice de style, se déploie toute la poésie subtile et délicate d’une histoire profondément touchante et sincère, celle de Barthélémy Lécriveur, homme sans passé et sans histoire, dont le destin se montre aussi magnifique qu’émouvant… et dont la fin tragique est inscrite dès les premières lignes du texte. Le veilleur du jour est une nouvelle pierre apportée à l’univers livresque de Jacques Abeille, un univers d’une richesse étonnante où onirisme, merveilleux et surréalisme se conjuguent harmonieusement pour former peu à peu une véritable cathédrale littéraire dont on retrouve certes quelques échos chez d’autres écrivains du mouvement surréaliste, mais dont on peine à trouver l’équivalent dans la démesure créatrice, mis à part peut-être chez un certain J.R.R. Tolkien.

vendredi 27 septembre 2019

Nord-Michigan, de Jim Harrison

Après tout un été passé en compagnie de Jim Harrison, voici venu le temps de lui dire adieu pour une période indéfinie. Bien qu’il me reste encore quelques lectures essentielles de cet auteur, il est l’heure de faire une petite pause et d’aller voir d’autres contrées littéraires, bien que les paysages des romans de Big Jim soient un émerveillement de tous les instants. Et quelle meilleure occasion que de terminer sur une aussi belle note que Nord Michigan, dont les derniers mots résonnent encore à mon oreille avec une douceur à nulle autre pareille.


A 43 ans, Joseph mène une vie tranquille, engoncé dans ses habitudes et dans une certaine forme de tranquillité mélancolique. Son métier d’enseignant de campagne commence désormais à lui peser, lui, le fils d’un agriculteur suédois venu aux Etats-Unis pour échapper à la conscription. C’est comme si son destin avait été directement écrit à sa place le jour où, au cours d’un accident agricole, il eut la jambe en partie broyée par une machine. Durant toute son enfance Joseph traîna cette jambe invalide sans jamais se plaindre, se réfugiant dans ses rêves d’océan, mais contraint pourtant de se contenter d’aller chasser ou de pêcher dans les rivières et les lacs de sa campagne natale. C’est sans doute à cause de cette infirmité que Joseph accepta le destin modeste qui s’offrait à lui. Jamais il ne quitta son Nord Michigan et lorsque son père mourut, il entretint la ferme familiale du mieux qu’il put, bien conscient qu’il n’avait pas de grandes compétences et encore moins d’appétences sur le plan agricole. Il aurait pu s’en contenter si son métier d’enseignant lui avait permis de s’épanouir, mais cette voie était elle aussi celle du dépit, celle que la communauté avait tracé pour un jeune infirme sans doute incapable de reprendre l’exploitation agricole de ses parents. Mais à 43 ans, Joseph cale, il lui semble que la plus grande partie de sa vie est désormais derrière lui et qu’il n’a pas su en faire grand chose. Il n’a même pas pu se résoudre à épouser Rosealea, son amour d’enfance, qui épousa son meilleur ami, mais finit par revenir dans ses bras. Elle est pourtant jolie Rosaelea, douce, aimante et compréhensive. Tout le monde dans le coin sait que ces deux là finiront par se marier. Mais Joseph bloque, comme s’il n’arrivait pas à pardonner à Rosaelea d’avoir choisi Orin vingt ans plus tôt. Puis vint Catherine, l’une de ses élèves de terminale. Sa beauté insolente, sa fraîcheur et son intelligence subtile ne laissent pas Joseph indifférent. Elle a du caractère Catherine. Elle sait ce qu’elle veut et Joseph ne peut s’y soustraire. 


Avec ses faux airs de Lolita, Nord Michigan pourrait laisser penser que l’ombre de Nabokov plane sur ce roman, mais il n’en est rien car les apparences ne sont que superficielles et le Joseph de Jim Harrison n’a que peu de similitudes avec le Humbert de Lolita, pervers patenté abusant d’une fillette de douze ans. D’abord parce que Catherine est beaucoup plus âgée, mais aussi parce qu’elle n’a rien d’une ingénue. Elle est intelligente, éduquée et c’est elle qui est à la manoeuvre davantage que Joseph. Il n’y a d’ailleurs aucun jugement de valeur dans le roman de Jim Harrison et, en dépit du contexte historique, pas véritablement de scandale au sein de cette petit communauté du Midwest. C’est assurément l’un de ses principaux points faibles du récit, mais aussi sa plus grande force. On a peine à croire qu’une liaison aussi sulfureuse, en plein milieu des années cinquante, ait pu voir le jour sans faire au moins jaser, mais on se laisse porter par ce beau roman, sur lequel plane un spleen indéfinissable et dont la saveur évoque la douceur d’un automne ensoleillé. Pas de cri, pas de violence, même pas l’ombre d’une tragédie. Jim Harrison raconte avec simplicité les amours d’un homme qui n’a jamais pu être maître de sa propre existence. Ballotté par les vicissitudes de la vie, il a courbé l’échine face au destin que l’on avait tracé à son intention, avant d’en saisir toute la vacuité. On pourrait trouver Joseph pathétique et sa tentative de rébellion ridicule, mais Jim Harrison sait trouver les mots justes et décrit avec beaucoup de sensibilité son personnage, lui donnant de l’épaisseur, de la substance, laissant le lecteur entrevoir son âme. Et puis il y a cette nature splendide que Jim Harrison décrit avec un immense talent, au point de donner envie au lecteur de découvrir ces terres méconnues qui bordent les grands lacs du nord est des Etats-Unis, ce Michigan ou ce Wisconsin mal aimés et qui pourtant regorgent de trésors. On s’imagine par une belle journée d’automne, chaussé de longues cuissardes, habillé d’une épaisse chemise à carreaux, une casquette de trappeur enfoncée jusqu’aux oreilles, lancer d’un geste habile une canne légère et souple de pêcheur à la mouche, avec pour seul compagnon le bruit d’un torrent rapide et sauvage s’écoulant au milieu d’une clairière bordée d’épicéas. Plus loin, un rat musqué pointe son museau moustachu hors de l’eau, humant l’air pur et frais, et une demi-douzaine de canards sauvages s’arrachent du plan d’eau dans un concert de battement d’ailes. Vous êtes bien et vous voulez que ce roman ne s’arrête jamais, c’est là tout le talent de Jim Harrison.

mardi 10 septembre 2019

Hold-up livresque : Sorcier, de Jim Harrison

Petite chronique éclair pour un roman un peu à part dans la carrière de Jim Harrison, dans lequel on retrouve relativement peu d’éléments caractéristiques du reste de son oeuvre, mais qui réussit pourtant à divertir avec succès son lecteur grâce à un humour assez bon enfant et un second degré qui frôle le hold-hup.

Imaginez un grand gaillard prénommé John Lundgren, alias Jonny, alias le Sorcier, amateur de bonne chère et de galipettes enthousiastes en compagnie de sa magnifique épouse Diana. Sans emploi depuis qu’il a perdu son job d’analyste financier à 45 000$ par an, Sorcier sombre dans une douce mélancolie parsemée de brusques changements d’humeur et de phases d’hyperactivité culinaire. Epuisée par ce mode de fonctionnement alternatif, Diana lui dégote un nouveau boulot auprès d’un de ses collègues, le richissime et très particulier Dr Rabun, inventeur de génie de prothèses médicales, englué semble-t-il dans des placements hasardeux, une ex-femme pour le moins dépensière et un fils avide de toucher sa part d’héritage. En charge pour sorcier de mettre de l’ordre dans les affaires du bon docteur, d’enquêter sur les différents vols dont il fait certainement l’objet dans ses participations financières, de mettre un terme aux revendications de l’ex-femme et à la voracité de son fils exilé en Floride. Un boulot d’enquêteur privé en somme, qui lui permettra de ramasser un joli pactole. 

Oubliez le Jim Harrison des grands espaces, proche de la nature et père de personnages complexes et travaillés. Sorcier évolue dans le registre de la farce bon enfant, dans le seul but de faire sourire et de divertir le lecteur. La bonne nouvelle c’est que même un roman mineur de Jim Harrison vole très largement au-dessus de la mêlée. Certes, son personnage de John Lundgren a toutes les apparences d’un bouffon des temps modernes. Faussement dépressif et vaguement instable, bourré de troubles compulsifs plus ou moins obsessionnels, Sorcier n’est en apparence pas d’une grande substance. Et on a beau sourire de certaines de ses pitreries, la plupart de ses frasques nous laisse sans voix et sa propension à tromper une femme superbe, amoureuse et soucieuse de son bien-être ne nous laisse pas moins interloqué. La réaction la plus naturelle serait donc de jeter le bébé avec l’eau du bain et de ne retenir de ce roman que l’aspect le plus superficiel, celui d’une blague de potache, une vaste pitrerie qui fut sans doute une belle récréation pour son auteur. Vous n’auriez pas forcément complètement tort, mais au-delà de la farce, se cache souvent un clown triste, un personnage qui dépasse sa frivolité apparente et interroge forcément. Les interrogations existentielles de Sorcier, son côté entier et fonceur en font un personnage loin d’être complètement lisse. Au fond, sorcier est un marginal, un hédoniste au sens le plus pur, qui refuse les conventions et prend un malin plaisir à foutre le bordel partout où il passe en mode grand seigneur. Certes, ce n’est pas du Spinoza ou du Nietzsche, mais comme philosophie de vie, ça peut se défendre.

jeudi 5 septembre 2019

Littérature des grandes plaines : Dalva, de Jim Harrison

Rares sont les auteurs à n’avoir publié au cours de leur carrière que des chefs-d’oeuvre et Jim Harrison, en dépit d’une production d’une grande constance, n’échappe évidemment pas à la règle. En raison de son ambition littéraire évidente, Dalva est considéré communément comme l’un de ses romans majeurs, aux côtés de Légendes d’automne ou bien encore De Marquette à Veracruz. On y retrouve tous les éléments constitutifs de son écriture comme l’influence évidente de la nature et des grands espaces, une certaine critique de l’establishment et des élites bourgeoises, mais aussi et surtout des personnages profonds irrigués par l’immense sensibilité de l’auteur. Probablement inspiré de certains éléments biographiques (le monde des grands exploitants agricoles, ses origines suédoises), Dalva est en quelques sorte le pendant féminin de l’auteur. Dans ce roman, Big Jim mêle chronique familiale et histoire de la conquête de l’Ouest en alternant deux époques différentes pour mieux éclairer le présent. 

A 45 ans, Dalva a déjà vécu plusieurs vies. Issue d’une famille de grands propriétaires terriens, la jeune femme quitta son Dakota natal après la mort de son grand-père paternel, qu’elle adorait et qui fut pour elle un substitut de père lorsque ce dernier disparut en Corée. Désormais rattrapée par son passé, Dalva accepte d’assumer un héritage pour le moins complexe, au risque de raviver des souvenirs qu’elle préférait garder enfouis au plus profond d’elle-même. Mais de retour dans le ranch familial, au milieu de ses terres, des chevaux et des lieux qui ont marqué son enfance, elle ne peut empêcher de se rappeler Duane ; celui qui fut dès l’âge de quinze ans l’amour de sa vie et qui lui donna un enfant dont désormais elle ne sait rien, contrainte à l’abandonner dès sa naissance. Duane était sioux, taiseux et sauvage, il fut son meilleur ami puis son amant, avant que son grand-père, lui-aussi à moitié sioux, ne mette fin à l’idylle et ne renvoie Duane d’où il était venu. Jamais elle ne l’oublia et ne put le revoir qu’une fois, un peu avant sa mort, alors que la guerre du Vietnam l’avait brisé et détruit de l’intérieur. Désormais Dalva n’a plus qu’une idée en tête, retrouver son fils et lui donner l’amour qu’elle n’a pu lui accorder au cours des presque trente dernières années. Après toute une vie sans but précis, la jeune femme remet donc de l’ordre dans son existence et se trouve une nouvelle raison de vivre, mais sa quête promet d’être longue et délicate. Dalva peut néanmoins compter sur le soutien de sa mère, de sa soeur et de quelques amis, peu nombreux mais fidèles. Dans ses bagages elle ramène son petit ami du moment, Michael, un universitaire en quête de reconnaissance, mais au comportement souvent parfaitement immature, voire même complètement enfantin. Ce brillant professeur d’histoire à l’esprit acéré et à la rhétorique bien affutée, est pourtant bien incapable de se conduire en adulte, alors Dalva le materne et veille sur lui. En rentrant dans le Dakota, elle aurait pu s’en tenir là et laisser Michael en Californie, mais ce dernier est spécialiste d’histoire amérindienne et la famille de Dalva détient depuis plusieurs générations d’importants documents, notamment le journal de l’arrière grand-père, qui fut marié à une indienne et très tôt acquis  à la cause des peuples autochtones. Missionnaire auprès des tribus sioux, il fut le porte-parole et le grand défenseur des Lakotas. Michael a promis au conseil de son université qu’il pourrait accéder à ces documents et en faire la synthèse, en dépit d’un certain agacement, Dalva ne se sent pas d’abandonner Michael alors que sa carrière est en jeu. 

Roman profondément intimiste, au rythme lent émaillé de nombreuses digressions, Dalva prend son temps et se tient éloigné des lignes à grande vitesse empruntées par les page turners et autres bestsellers calibrés à la sauce marketing. Non, il n’y a pas d’action débridée dans ce roman, qui vogue au gré des souvenirs de son personnage principal, il faut en saisir le rythme, comme un blues low tempo, lent, puissant, éminemment profond. Si vous atteignez la centième page et que vous trouvez que le roman ne décolle pas, laissez tomber, ça n’ira pas plus vite, Dalva évolue dans les strates atmosphériques les plus hautes, sans faire varier sa vitesse de croisière. En revanche, si vous vous laissez emporter par sa petite musique, vous découvrirez un roman d’une grande richesse, émouvant, érudit, parfois même drôle (essentiellement grâce au personnage de Michael), une oeuvre enracinée dans l’histoire de l’Amérique des grandes plaines et de la région des grands lacs, profondément irriguée par un féminisme apaisé et loin des combats de genre. Dalva est l’un des plus beaux personnages féminins qu’il m’ait été donné de lire, sa modernité transperce le roman de part en part. Belle, certes, mais aussi libre dans sa manière de penser et de se comporter, Dalva séduit par son refus de se conformer aux stéréotypes et par sa soif de vivre dans le vrai. C’est dans sa capacité à se débarrasser de tous les artifices de la vie moderne qu’elle nous touche au plus profond. Elle incarne avec brio l’âme des grandes plaines, ses vastes prairies où l’herbe bruisse au grès du vent, ses rivières sauvages où les truites sauvages s’ébattent dans l’eau vive… et là, au milieu de ces paysages grandioses, Dalva chevauche son cheval favoris, l’air fouette son visage épanoui alors que ses talons s’enfoncent avec l’assurance des grands cavaliers dans les flancs de sa monture. Presque un cliché, et pourtant non car Dalva sait encore s’émerveiller de ce qu’elle voit pour la énième fois et parce que c’est dans sa nostalgie qu’elle puise sa force et trouve la source d’un plaisir à chaque fois renouvelé. Si vous trouvez une meilleure philosophie de vie, faites-moi signe.

jeudi 15 août 2019

Fureur de vivre : Un bon jour pour mourir, de Jim Harrison

Il y a des moments dans sa vie de lecteur où la rencontre avec un univers littéraire paraît inévitable, cette année je suis entré en collision avec l’oeuvre de l'auteur américain Jim Harrison. Je n'avais jamais lu aucun roman de Big Jim, tout juste avais-je fait le lien avec le film Légendes d'automne, adapté de trois longue nouvelles. Mais après avoir lu un peu par hasard Un bon jour pour mourir puis enchaîné sur De Marquette à Vera Cruz, j'ai eu un énorme coup de cœur pour cet écrivain des grands espaces, à l'écriture âpre et sèche, mais d'une profonde humanité. L'avantage c'est que son œuvre est riche est foisonnantes de romans et de nouvelles aux thèmes très variés, mais toujours attachés à décrire l'humain dans sa dimension la plus intime et la plus bouleversante.


Alors qu'il n'est pas encore âgé de trente ans et traverse une grave crise existentielle, un jeune américain parti du côté de la Floride pour noyer sa profonde mélancolie dans les eaux bleu turquoise des Caraïbes, fait la rencontre d’un allumé prénommé Tim. Ancien militaire désormais sans boulot, il semble bien décidé à flamber le petit pécule amassé au cours de sa carrière de barbouze en drogues diverses  et variées, alcools forts, parties de billards et prostituées. Rapidement, les deux lascars deviennent inséparables et à force de s’échauffer les sangs (et accessoirement de consommer trop de drogue et d’alcool), ils se mettent en tête rien moins que de faire sauter un barrage du Colorado. Leurs revendications paraissent pour le moins aussi obscures que leur discours d’alcooliques patentés et leur méthodologie est digne d’une stratégie élaborée par un gamin de dix ans. On fonce, on fait tout sauter et on verra après. En chemin, Tim récupère sa petite amie, la douce et magnifique Sylvia, à laquelle il avait promis le mariage à son retour du Vietnam, mais qu’il ne peut se résoudre à épouser. Bien évidemment, la jeune femme fait rapidement tourner la tête de notre narrateur, charmé par ses jambes sublimes et touché en plein coeur par sa grâce et sa fragilité à fleur de peau. Déchirés par une tension sexuelle difficilement exprimable, mais unis par leurs fêlures  intérieures, ces trois là foncent sur les routes du grand ouest, écumant les bars et les boîtes de strip tease, l’esprit embrumé par les vapeurs de l’alcool, la raison profondément obscurcie par l’adrénaline.


Taxé, à mon sens à tort, de road trip à l’américaine Un bon jour pour mourir n'est pas exactement un roman majeur de Jim Harrison, mais il réussit néanmoins le tour de force de transmettre quelque chose d'assez indéfinissable et de difficilement quantifiable ; au-delà de son apparente légèreté thématique et d’une certaine vacuité de façade, il recèle une certaine profondeur, une sorte d'immense tristesse désabusée qui confine au spleen et que l’on imagine facilement générationnelle. L’histoire en elle-même n’a que peu d’intérêt et le roman est surtout porté par ses personnages, à la fois torturés et étrangement émouvants. Et comme souvent dans ce genre de roman, ce n’est pas tant le but final qui retient l’attention, mais le voyage en lui-même et ce qu’il nous apprend sur la nature humaine. Toutefois, si les délires érotico-existentiels des personnages de Jim Harrison ne sont guère votre tasse de thé, je vous suggère d’aller plutôt arpenter les grands espaces de ses romans majeurs, comme le splendide Dalva ou le non moins excellent De Marquette à Vera Cruz.

jeudi 20 juin 2019

Dans la combi de Thomas Pesquet, de Marion Montaigne

Comme de nombreux enfants j’imagine, j’ai longtemps eu une passion dévorante pour l’espace. Passion qui me poussait à compulser une quantité astronomique d’ouvrages divers et variés ayant trait au sujet : documentaires, magazines de vulgarisation scientifique, romans de science-fiction, bande-dessinées…. sans compter les films, séries TV et autres jeux vidéos qui me permettaient de me plonger avec délice dans les limbes les plus profondes de l’univers. Oui, j’ai longtemps rêvé d’être astronaute, mais à cet âge cela ne signifie pas grand chose puisque plus petit encore je rêvais de conduire un camion poubelle. En grandissant on finit par devenir raisonnable et on choisit un métier qui assurera une certaine stabilité familiale et une forme de sécurité professionnelle… mais on n’oublie jamais complètement ses rêves d’enfant. Aussi, dès que j’en ai l’occasion je replonge avec une fascination toujours intacte dans un roman de SF ou dans un documentaire sur la conquête spatiale. Et pourtant, je suis complètement passé à côté du phénomène Thomas Pesquet. J’ai bien vu dans les médias que l’astronaute français était devenu au fil de sa mission à bord de l’ISS extrêmement populaire, que sa jeunesse, son enthousiasme et sa joie de vivre son rêve étaient communicatifs… mais rien à faire, pour moi, tout cela relevait surtout de la communication. C’est finalement par l’intermédiaire d’un de mes élèves, que j’ai plongé dans l’aventure Thomas Pesquet, après qu’il m’eut longuement fait l’article du documentaire graphique de Marion Montaigne. Et paf, après quelques pages j’étais désormais devenu fan du bonhomme.

Commençons par lever d’entrée une ambiguïté. Non, en dépit de son graphisme volontairement naïf, Dans la combi de Thomas Pesquet n’est pas une BD pour enfants, mais un vrai documentaire, avec un contenu scientifique certes limité, mais néanmoins limpide et pédagogique. Bien évidemment, les enfants peuvent parfaitement lire cet album et en comprendre l’essentiel, mais l’ensemble est tout de même dense et nourri d’allusions et de références qui risquent certainement de leur passer bien au-dessus de la tête. Pour les adolescents et les adultes, c’est en revanche une lecture hautement recommandable. Le lecteur est ainsi invité à suivre le parcours de Thomas Pesquet depuis les premières phases de sélection pour devenir astronaute jusqu’à la fin de sa mission à bord de l’ISS, en juin 2017. On pourrait se dire que lire un album dont les ⅔ concernent pour l’essentiel des tests et des entraînements aurait quelque chose de fondamentalement rébarbatif, mais il n’en est rien pour deux raisons. La première c’est que l’enthousiasme de Thomas Pesquet est d’une telle sincérité qu’il finit par être touchant et communicatif. L’homme a quelque chose de naïf et de fondamentalement droit, son intelligence est à la fois simple et lumineuse et son attitude force l’admiration et le respect. Il y a comme une évidence à le voir réussir tant il semble habité par son projet. Dans un monde où règnent l’hypocrisie, la communication à outrance et, il faut bien l’avouer, une certaine forme de cynisme, son parcours redonne de l’espoir et de l’énergie. Thomas Pesquet est un bon gars, c’est indéniable, mais il est aussi brillant et il ne faudrait pas l’oublier. La seconde raison pour laquelle cet album est incontestablement une grande réussite, a trait à l’humour bon enfant et parfois assez fin qui émaille le récit. C’est à la fois drôle, enlevé et profondément enthousiaste. Marion Montaigne et Thomas Pesquet ont l’art de dédramatiser et de raconter par le petit bout de la lorgnette un dessein éminemment plus vaste. Les enjeux économiques deviennent des détails sans importance alors qu’apprendre à faire caca dans l’espace devient un sujet capital et éminemment technique. Chaque anecdote est ainsi l’occasion de souligner le génie de ces hommes et de ces femmes qui depuis les années cinquante ont oeuvré pour que l’homme, ce mammifère si fragile, puisse affronter un environnement incroyablement hostile et dangereux. Alors on se plaît encore à rêver et à réenchanter la conquête spatiale parce que depuis que l’homme est apparu sur Terre, il n’a eu de cesse d’explorer et de repousser ses propres limites. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’aventure de Thomas Pesquet résonne si fort en nous, que vous ayiez rêvé d’être astronaute ou pas.

dimanche 9 juin 2019

Dune, de Frank Herbert

Faut-il encore présenter Dune, cette oeuvre phare de la science-fiction vendue à des millions d’exemplaires depuis sa parution initiale en 1965 et qui donna lieu à une adaptation cinématographique réalisée en 1984 par David Lynch (plus ou moins reniée depuis par le réalisateur), à une mini-série télévisée (hélas très discutable) et à de multiples jeux vidéo. On passera rapidement sur le projet avorté d’Alexandro Jodorowsky, qui fut mis en lumière par le documentaire parfaitement édifiant Jodorowsky’s Dune, qui eut surtout pour mérite d’illustrer la folie contagieuse du bonhomme autant que la démesure  d’un projet désormais devenu culte dans les milieux autorisés (trois ans de préproduction tout de même et 15 millions de dollars de budget partis en fumée). Depuis, Dune continue de fasciner les lecteurs du monde entier et les cinéastes, puisqu’une nouvelle adaptation devrait voir le jour en 2020 sous la houlette du désormais très en vue Denis Villeneuve. Mais cinquante ans après la parution du premier tome, que reste-t-il de Dune ? Contrairement à nombre d’oeuvres de SF qui résistent parfois difficilement aux outrages du temps, le roman de Frank Herbert peut-il prétendre à autre chose qu’à être constamment relégué à sa dimension “classique de la science-fiction” ? Autrement dit, au regard de son influence considérable sur la culture populaire du XXème siècle, faudra-t-il un jour publier Dune dans la bibliothèque de la Pléiade ?




Evidemment, je vois déjà les gardiens du temple monter sur leurs grands chevaux, quel que soit leur bord, les amoureux du verbe et de la langue travaillée dans le style le plus pur et le plus classique tomber de leur estrade (ou de leur piédestal) sous le coup de l’émotion, choqués au plus profond de leur être, atteints dans leur intégrité morale et intellectuelle. Mais quelle mouche vous a donc piqué cher monsieur, pour oser comparer Frank Herbert à Marcel Proust ou bien encore Léon Tolstoï ?  Très honnêtement il y a là un brin de provocation, mais aussi une vraie question sur la notion de chef d’oeuvre et sur l’intemporalité de certaines oeuvres. Il serait sans doute amusant de compter les romans ayant obtenu le prix Goncourt (ou quelque autre prestigieuse récompense) désormais parfaitement oubliés (et ne parlons pas de leur auteurs). Evidemment, il y a quelque chose d’injuste dans mes propos, la valeur d’une oeuvre ne se résume pas au succès populaire ou à ses distinctions, quantité de romans formidables ne rencontrent jamais le succès et restent oubliés sur les étagères des bibliothèques. Mais il n’empêche que le succès populaire de Dune ne semble guère faiblir et son influence considérable sur la culture populaire de ces cinquante dernières années interroge. Au-delà de la fable écologique et politique, l’oeuvre contient incontestablement des éléments qui fascinent les lecteurs au fil des générations. La puissance de l’univers de Dune, sa dimension mystique, mais également sa profonde réflexion sur la religion et le pouvoir  en font une oeuvre hors-norme, quasi philosophique mais aussi profondément ancrée dans le réel. Cette critique est essentiellement consacrée au premier tome d’un cycle qui en compte six au total*, mais nous ferons référence parfois à d’autres éléments clés contenus dans les romans ultérieurs.




Il est nécessaire d'appréhender Dune comme un récit initiatique où l’on suit le parcours du héros de son enfance (ou plutôt adolescence) jusqu’à sa mort supposée. Par cette approche, Frank Herbert ne fait que s’inscrire dans les traces des grands mythes, comme le fera plus tard George Lucas dans Star Wars. Mais là où Lucas se montrait assez naïf et manichéen, Herbert fait preuve d’un recul et d’une distanciation critique inédits. C’est ce qui fait la qualité première de Dune et la base d’une réflexion riche aux ramifications multiples, une oeuvre dans laquelle les différents romans du cycle dialoguent en permanence et se répondent dans une histoire qui aime s’inscrire dans la durée, dans le temps long de Fernand Braudel pourrait-on dire.

Dune débute par le récit de Paul Atréides, âgé alors d’une quinzaine d’années. Le jeune homme est l’héritier du duc Leto, dont la famille occupe la planète Caladan depuis vingt générations. Mais l’empereur Shadam IV a décidé de confier au duc le fief d’Arrakis , une planète désertique prénommée également Dune et connue à travers l’univers pour être la seule planète productrice de l’épice gériatrique, le fameux mélange. Une substance très précieuse, qui accroît l’espérance de vie et étend la conscience. Mais l’épice a également d’autres vertus, il est indispensable aux navigateurs de la guilde et leur permet de replier l’espace afin de voyager à travers la galaxie, il est également au coeur des secrets les mieux gardés du Bene Gesserit, un ordre matriarcal qui use de ses pouvoirs à des fins politiques et religieuses. Arrakis est connue pour être une planète particulièrement inhospitalière, l’eau s’y fait extrêmement rare et sa surface est balayée par des tempêtes de sable d’une rare violence. On ne s’y aventure qu’à ses risques et périls car, en sus de ces conditions climatiques difficiles, le désert profond est le territoire du ver des sables. Un monstre long de plusieurs centaines de mètres, d’une puissance extraordinaire et dont la gueule est constituée de milliers de dents incroyablement acérées. Leto et ses proches flairent le piège, mais ne peuvent se soustraire à la volonté de l’empereur, qu’ils soupçonnent de s’être fait l'allié du baron Vladimir Harkonnen, ennemi juré des Atréides. La popularité du duc auprès des autres maisons majeures de cette caste très fermée appelée Landsraad, mais également ses appuis politiques et la puissance de ses forces armées, ne cessent d’inquiéter l’empereur, qui ne voit pas d’un bon oeil l’influence du duc s’étendre, pas plus que les Harkonnen, qui avaient jusqu’à présent la gestion d’Arrakis et de ses bénéfices colossaux. Arrivés sur Dune, les Atréides constatent à quel point leur situation est périlleuse, voire presque désespérée, mais ils découvrent également l’écosystème étrange et fascinant de la planète, ainsi que ses habitants, les farouches Fremen dont ils espèrent se faire des alliés puissants afin de résister à une offensive des troupes Harkonnen et impériales. Paul, qui a été élevé par sa mère, dame Jessica, à la manière Bene Gesserit, fait preuve d’étonnantes dispositions et semble particulièrement retenir l’attention des Fremen. Serait-il l’enfant de la prophétie, celui que le peuple Fremen attend depuis des centaines d’années pour le guider sur la voie sacrée. Sur Wallach IX, les révérendes mères du Bene Gesserit sont informées des talents hors norme de Paul, ce qui contrarie leur maître-plan établi depuis des milliers d’années et qui visait à établir des croisements génétiques entre les membres les plus prometteurs de la race humaine, afin d’obtenir l’être suprême, le Kwisatz Haderach. Mais celui-ci pourrait bien être arrivé plus tôt que prévu et échapper à leur contrôle.




En surface, le réussite de Dune tient à cet habile mélange de récit mythique, mâtiné de complots aux ramifications complexes et d’intrigues politiques de haute volée, le tout enrobé d’une bonne dose d’un mysticisme étonnamment digeste car profondément distancié. Doté d’une narration prenante et d’une atmosphère d’une rare tension, le roman assure sa part de divertissement et peut parfaitement se lire au premier degré, mais s’en tenir à ce niveau de lecture serait évidemment une grave erreur car Dune propose un étonnant éventail de réflexions qui vont de l’écologie, à la religion, en passant par le pouvoir et la politique. Frank Herbert semble fasciné par les mécanismes qui permettent d’influer sur le devenir de l’humanité sur le long terme. Ces mécanismes ont trait à la religion, en tant qu’outil de manipulation des masses populaires, autant qu’à l’exercice du pouvoir. L’idée en soi n’a rien de révolutionnaire tant religion et politique ont depuis l’aube des temps entretenu des relations extrêmement étroites, mais elle est ici au service d’une intrigue qui se déroule sur des milliers d’années. Dans Dune, le complotisme est élevé au rang d’art à part entière, des intrigues se cachent dans des intrigues, laissant entrevoir des plans d’une complexité stupéfiante, à la fois cruels et élégants. Pour exemple, à son arrivée sur Arrakis Dame Jessica, qui rappelons-le a été formée dans l’une des meilleurs écoles de son ordre, constate qu’une mission du Bene Gesserit très ancienne (la fameuse Missionaria Protectiva) a déjà inoculé au sein de la société Fremen des leviers religieux d’une grande puissance afin d’asseoir l’autorité de l’ordre sur la planète et assurer la protection des soeurs. La population locale est donc particulièrement bien disposée à son égard pourvu qu’elle sache manipuler les bons curseurs en s’appuyant sur les éléments clés de la prophétie.  Ce sont ces leviers que Jessica manie donc avec prudence pour assurer sa survie et celle de son fils et ce sont ces mêmes leviers qui feront de Paul un personnage quasi divin. Les stratégies politiques sont à l’avenant et rien n’est laissé au hasard, les plans se calculent longtemps en amont et chaque camp tente d’avoir plusieurs coups d’avance sur son adversaire avant d’avancer ses propres pions. Evidemment, ce genre d’exercice a aussi ses limites et peut parfois faire preuve d’une certaine suffisance de la part de l’auteur, frappé à l’occasion du syndrome “oh mon Dieu, regardez comme je suis génial”. Mais Frank Herbert dispose d’une étonnante faculté à retomber sur ses pieds, malgré des développements et des logiques parfois un peu trop poussés dans leurs retranchements. On n’évoquera qu’avec la plus grande circonspection la question du style, qui me paraît pour une fois secondaire. Sans être l’indigne galimatias dont on l’a parfois accusé, Dune ne brille effectivement pas par la qualité de sa prose, mais cela n’en fait pas pour autant une purge à lire. Il faut néanmoins reconnaître une certaine lourdeur dans l’écriture et une tendance au verbiage qui ne manqueront pas d’irriter certains (moi perso, j’aime bien les joutes verbales). Mais il faut dire que l’univers est complexe et l’auteur aime, comme nombre d'écrivains de SF, user parfois de manière immodérée de nombreux néologismes. Pour ma part, j’estime qu’ils participent au contraire à la richesse du roman et contribuent à plonger le lecteur dans cet univers étrange et fascinant.




Frank Herbert saura cependant se renouveler et changer son fusil d’épaule en terme de construction narrative et son projet prendra de l’ampleur au fil des romans suivants. La réussite d’une aussi longue saga ne pouvait reposer uniquement sur le rôle de Paul et sur son parcours initiatique, les développements ultérieurs de l’histoire, que l’on retrouvera dans Le messie de Dune et Les enfants de Dune, prennent littéralement le contrepied de ce que le lecteur était en mesure d’attendre. Désormais repu de vengeance, arrivé à la tête de l’imperium, Paul, qui n’a eu de cesse de lutter contre le destin qui l’attendait et qui dans ses visions cherche le chemin qui sera le moins sombre pour l’humanité, doute du bien fondé de son combat. Sa quasi divinité lui fait horreur et son rôle de monarque absolu, il ne l’assume que pour mieux éviter à l’humanité de sombrer dans la barbarie. Cette réflexion sur le pouvoir, avec en toile de fond d’autres questionnements gigognes (libre-arbitre, altruisme…), est au coeur de ce qui fait l’essence même de l’oeuvre de Frank Herbert et n’est pas sans rappeler un certain Machiavel, toutes proportions gardées bien évidemment.




    Livre univers riche et fascinant, Dune est probablement l’une des oeuvres les plus complexes de la science-fiction moderne. Mais sa plus grande qualité c’est son étonnante capacité à parler aux lecteurs de tous les âges, chacun y trouvant son propre cheminement intérieur et des résonances personnelles parfois très fortes. Même après une énième lecture (la quatrième en ce qui me concerne), le roman révèle des sagesses qui nous avaient initialement échappé et des niveaux de lecture qui forcent le respect…. à condition de bien vouloir lâcher prise et se laisser emporter par la puissance de son flux.




* Dune, Le messie de Dune, Les enfants de Dune, L’empereur-Dieu de Dune, Les hérétiques de 
Dune et La maison des mères.

vendredi 26 avril 2019

Everest littéraire : L'insoutenable légèreté de l'être, de Milan Kundera

Je ne me souviens pas exactement pour quelles raisons j’ai eu envie de me frotter à l’oeuvre de Milan Kundera, et en particulier à son roman phare : L’insoutenable légèreté de l’être. Il y a certainement une part de fascination liée à ce titre absolument splendide, comme la promesse d’un chef d’oeuvre intemporel, mais il y a aussi sans doute l’influence d’une certaine A., qui se reconnaîtra si elle lit un jour ces lignes, puisqu’il s’agit de l’un de ses romans favoris. Mais la fascination et le désir de s’attaquer à une oeuvre aussi majeure de la littérature sont parfois contrecarrés par l’angoisse de celui qui s’apprête à escalader, métaphoriquement parlant, la face nord de l’Everest. Parce que chacun sait bien qu’il n’y a rien de pire que d’être encalminé au milieu d’un roman dont on peine à terminer laborieusement chaque chapitre. Une fois la bête vaincue, évidemment, c’est à ce moment précis que l’on se dit qu’il n’était peut-être pas nécessaire de s'en faire toute une montagne.




De Kundera et de son roman je ne savais avant de le commencer absolument rien, sinon que l’oeuvre était en grande partie influencée par la philosophie de Nietzsche et s’inscrivait dans la longue tradition des grands romans d’Europe centrale. Autant dire, qu’il ne faisait pas vraiment partie des candidats sélectionnés pour une lecture à la plage, les doigts de pieds en éventail, le chapeau de paille enfoncé jusqu’aux oreilles et la main gauche caressant distraitement les courbes généreuses d’une bouteille de limonade bien fraîche. Les quatre premières pages promettaient même l’enfer à votre serviteur, cueilli à froid dès l’incipit par un paragraphe qu’il dut reprendre par deux fois avant d’en saisir tout le sens. Mais rassurez-vous, l’angoisse fut de courte durée car L’insoutenable légèreté de l’être est loin d’être un pensum, c’est même un roman d’une grande fluidité, parfaitement limpide dans son propos pour peu que l’on s’y plonge avec la concentration suffisante. Et puis nous sommes venus à bout des romans d’Alain Damasio, donc il n’y a pas de raison (je plaisante évidemment, c’est très bien Alain Damasio et ça parle aussi de Nietzsche).

Doté d’une construction narrative relativement complexe, qui croise différentes périodes et des points de vue alternatifs, le roman s’articule autour de quatre personnages dont les vies sont étroitement mêlées : Tomas, Tereza, Sabina et Franz. Tomas est un chirurgien reconnu et apprécié à Prague, libertin et amoureux passionné, il multiplie les aventures et les conquêtes, sans jamais réellement s’attacher, jusqu’à l’arrivée de Tereza dans sa vie. La jeune-femme, très romantique, bouscule ses habitudes et il éprouve pour elle un attachement qui progressivement se transforme en véritable amour, sans pour autant qu’il renonce à ses aventures, au grand désespoir de celle qui désormais est devenue sa femme. Sabina est l’une de ses nombreuses maîtresses, artiste peintre, elle se montre à la fois frivole, passionnée et légère, faisant preuve d’une grande créativité sur le plan sexuel, ce qui convient fort bien à Tomas, à qui elle n’accorde pourtant aucune exclusivité, puisqu’elle entretient également une relation avec Franz, un professeur d’université genevois.

On serait évidemment tenté de faire débuter le récit à  Prague, à la fin des années soixante, alors que la Tchécoslovaquie doit faire face à l’invasion des troupes soviétiques, mais en réalité pour remonter au point de départ du propos de Milan Kundera il faut nécessairement effectuer un saut dans le passé de plusieurs siècles, jusqu’au VIème siècle avant J.C., et s’intéresser à la pensée d’un certain Parménide, philosophe grec un brin manichéen qui, en plus d’être l’un des premiers à avoir développé une théorie géocentrique de l’univers, fut l’auteur d’une vision binaire de l’individu. Selon Parménide, l’être humain est ainsi constamment ballotté par des contraires puisque le monde est régi par des paires d’entités opposées (chaud/froid, être/néant, lumière/obscurité). Éclairé par cet élément, le titre du roman devient ainsi bien plus limpide et le propos de Kundera est ainsi mis en perspective. Mais il ne faudrait pas oublier pour autant l’apport de l’auteur tchèque, qui se montre bien moins manichéen que le philosophe grec, ainsi il ne porte aucun jugement de valeur ; la pesanteur n’est ainsi pas plus positive ou négative que la légèreté, elle habite chacun de nous à des degrés divers et se manifeste différemment tout au long de notre vie en fonction de notre vécu. On peut ainsi, à l’instar des personnages principaux, passer d’un extrême à l’autre car la vie et l’individu ne sont pas figés dans le marbre. Pour être tout à fait honnête, le roman est également traversé par la pensée d’un autre philosophe ancien, Héraclite, dont Kundera semble avoir repris les propos, en opposition à la théorie de l’éternel retour de Nietzsche. Ainsi les choses ne sont jamais figées et l’histoire n’a pas de caractère cyclique.

L’une des grandes idées de Kundera, c’est d’accorder au hasard un rôle fondamental dans la vie des individus. La succession de ces hasards au cours de l’existence forme des motifs plus ou moins répétés, qui impriment un caractère singulier à chaque individu. Ainsi, Tomas ne cesse de se rappeler que le couple qu’il forme avec Tereza n’était qu’à six hasards de n’avoir jamais existé. En amour, pour qu’une relation puisse durer, il faut que ces motifs s’accordent  harmonieusement. L’amour seul ne suffit pas, ou plutôt l’attirance seule n’est pas une condition suffisante pour qu’un couple traverse les rudes épreuves de la vie. L’amour n’est ainsi pas programmé, mais résulte de hasards accidentels qui s’harmonisent du mieux possible.

Une vision finalement moins poétique qu’il n’y paraît et qui rejoint la seconde grande idée de Kundera : le kitsch. Je ne vous cache pas que votre serviteur a mis un certain temps à comprendre où l’auteur voulait en venir, empêtré dans une acception bien trop moderne du terme. Pour Kundera le kitsch se résume de la manière suivante : “cachez cette merde que je ne saurais voir”. Il s’agit donc d’un voile pudique que la société déploie pour exclure ou amoindrir le caractère inacceptable des aspects les plus déplaisants de la vie. On retrouve ainsi le kitsch dans de nombreux domaines comme la politique, la religion et de manière générale les grandes idéologies de notre époque. Le kitsch exclut ce qui n’est pas beau, il ne cherche donc pas la vérité, mais détermine une vision artificielle du monde confinant parfois au totalitarisme. Il faut ainsi se couler dans le moule, se conformer au kitsch pour plaire au plus grand monde. Le kitsch c’est donc le monde des clichés, du politiquement correct et de la parole unique. Une vision pour le moins avant-gardiste de la société des mass-médias dans laquelle nous évoluons, gangrenée par les discours marketing et la communication à outrance.


Tout ceci ne doit cependant pas faire oublier au lecteur potentiel, que L’insoutenable légèreté de l’être n’est pas qu’un roman philosophique ardu, mais aussi et surtout une belle histoire d’amour qui pose une question essentielle, jusqu’où doit-on aller pour avoir la certitude que l’autre nous porte un amour sincère et entier ? Car en définitive nous sommes seuls face à l’incertitude et notre unique liberté c’est de vivre pleinement nos choix

lundi 15 avril 2019

Grosse claque : Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu

Au cas où vous ne l’auriez pas encore remarqué, lire le Goncourt annuel n’est pas vraiment dans mes habitudes. Vous pouvez y voir une forme de snobisme littéraire comme diraient mes collègues, mais la plupart du temps le choix des jurys me laisse tout simplement de marbre. Il fut une époque où, lorsque la sélection était identique, je préférais largement lire le Goncourt des lycéens, qui ne s'embarrassait ni de politique éditoriale ni de prestige (et accessoirement ne faisait pas de copinage). Oui mais voilà, le roman primé cette année m’a singulièrement intrigué et après en avoir entendu beaucoup de bien (de la part de gens dont je respecte éminemment l’avis), me voilà plongé au coeur du récit de Nicolas Mathieu.

Le roman est construit de manière assez classique, en trois parties chronologiquement distinctes (de 1992 à 1998) et se déroule intégralement à Heillange, vieille cité ouvrière perdue au coeur d’une vallée Lorraine. L’Est comme on dit, avec tous les sous-entendus que cela suscite dans l’imaginaire collectif. Il y a pourtant du vrai dans ces clichés que l’on véhicule sans trop y réfléchir. La crise économique liée à la fermeture des hauts fourneaux, le chômage endémique dans une région qui n’a ni fait le deuil de son passé industriel et encore moins réussi sa transition économique. Et puis il y a cette misère, sociale, intellectuelle et économique qui plane au-dessus de la vallée. Un fantôme qui ne porte pas de nom, mais qui semble affecter les habitants dès leur plus jeune âge. Comme si à la naissance, filles et garçons étaient marqués d’un sceau indélébile, avec l’ennui pour seul horizon. Là-bas tout le monde parle de “L’Usine”, cette vieille friche industrielle laide comme une verrue dont on peine encore à imaginer la gloire passée. Les métallos, eux,  pleurent comme une antienne leur prospérité perdue et une camaraderie parfaitement idéalisée, oubliant les ravages de la silicose et autres maladies induites par l’inhalation de poussières ou de fumées cancérigènes, les dos cassés et les meurtrissures des corps soumis à rude épreuve. Mais ils étaient fiers les métallos, fiers de la puissante machine pour laquelle ils oeuvraient et qui pourtant les brisait dès quarante ans. Depuis la fermeture, c’est leur fierté qu’on leur a enlevée, ne laissant que le vide et la misère pour seule compagne.

    Mais de tout cela, Anthony, 14 ans, n’en a cure. Avec son cousin ils tuent l’ennui et tentent d’échapper à la chaleur écrasante d’un été caniculaire au bord du lac, espérant y glaner un peu de fraîcheur et éventuellement mater quelques filles. Il paraît que du côté de la plage des culs-nuls, certaines se baignent topless. Les deux garçons en seront pour leurs frais, mais à défaut d’apercevoir ce que la morale aurait certainement réprouvé Anthony y rencontre l’amour, le coup de foudre comme on dit, hélas parfaitement unilatéral. L’objet de son désir : Stéph et ses courbes généreuses, son sourire un peu narquois et sa queue de cheval au balancement hypnotique. Stéph c’est le drame de sa vie, son obsession fatale et la raison principale de son amertume. Ils ne sont de toute façon pas du même monde, lui le fils d’un ancien de “L’Usine” devenu alcoolique et d’une mère dépressive, affublé d’un oeil de travers à la suite, dit-on, d’une mauvaise chute, complexé par sa petite taille, sa carrure filiforme et ses fringues trop grandes. Stéph est tellement inaccessible, trop belle pour lui, mais aussi trop riche et trop sophistiquée. Leurs mondes ne sont pas compatibles. Pourtant la jeune-fille est comme lui en proie au doute, sa conscience sociale s’éveille et son univers lui paraît tellement étriqué. Son insouciance s’effrite par petite touches, son environnement lui paraît de plus en plus morne et ses perspectives d’avenir sinistres. Cette bascule presque imminente dans le monde des adultes l’effraie tout autant qu’elle la fascine. Et puis il y a Hacine, la petite frappe de la ZAC, sec comme un coup de trique, long comme un jour sans pain, qui traîne son animosité sur la dalle, cherchant querelle au moindre regard  de travers. Il a la haine chevillée au corps, le coup de poing facile et l’insulte en permanence au bord des lèvres. Entre lui et Anthony, une sombre histoire de moto volée virera au drame.

Roman générationnel aux dimensions politiques et sociales évidentes, Leurs enfants après eux force l’admiration par sa maîtrise de la narration, dont on sent à chaque page l’urgence, mais également par la puissance incroyable de son écriture, travaillée à l’extrême et pourtant d’une grande fluidité. La dimension séminale du récit résonne comme une évidence et prend le lecteur à froid dès les premières pages, tel un uppercut en plein visage, on est immédiatement saisi, pris par l’histoire de ces gamins dont on ressent avec acuité les émotions, les contradictions et le désarroi profond. Mais si Nicolas Mathieu dresse le portrait d’une ville en crise dont les habitants demeurent profondément meurtris par des décennies d’injustice sociale, de chômage et de consommation abusive d’alcool, il ne sombre jamais dans la caricature ou le pathos. Ses personnages sonnent justes et vrais, ils sont pétris de défauts qui ne les rendent que plus fragiles et plus humains. En toile de fond émerge également une question essentielle, celle de la reproduction des schémas sociaux. Rien de marxiste dans cette dimension politique et sociétale, mais un constat doux-amer, terriblement implacable, sur la reproduction des élites et la vacuité d’un système qui prône la réussite par la valeur travail tout en prenant soin de freiner toute ascension sociale pour ceux qui n'appartiennent pas à la bonne classe. Le roman de Nicolas Mathieu est un livre puissant et incroyablement vivant, il s’en dégage une énergie féroce, mais également un insondable désespoir, celui des amours et des aspirations déçues. Celui d’une vie entière de travail et de sacrifice, qui se termine un soir de beuverie au fond d’un lac, comme une phrase inachevée ou une parenthèse jamais refermée. C’est triste, c’est révoltant, c’est notre monde à nous.

vendredi 12 avril 2019

Hommage à la F&SF : Morwenna, de Jo Walton

Voilà un livre bien étrange qu’il paraît délicat de recommander au plus grand nombre, non pas qu’il soit mauvais ou traite d’un sujet qu’il serait préférable de cacher, non, rien de tout cela, mais Morwenna s’adresse avant tout aux amateurs de science-fiction et de fantasy les plus chevronnés. Et pourtant il n’y a pas l’ombre d’un robot ou d’un vaisseau spatial, pas plus que de Balrog ou de sorcier à la chevelure argentée car ce roman parle avant tout de lectures, celles qui ont jalonné l’existence de la jeune Morwenna, qui ont façonné son univers de jeune galloise et son imaginaire d’adolescente. Et pourtant de magie il est question, tout au long du récit, car elle imprègne ce roman, écrit à la manière d’un journal intime, de la première à la dernière ligne de manière singulière et subtile.

Morwenna a quinze ans, autrefois elle avait une soeur jumelle, morte dans un terrible accident de voiture qui l’a laissée elle-même en partie estropiée. Depuis elle ne se déplace plus qu’à l’aide d’une béquille et se tient éloignée de sa mère, car elle la soupçonne d’être une sorcière et d’avoir voulu la tuer. Désormais Morwenna vit auprès de son père, qu’elle n’a jamais vraiment connu et qui reste pour elle en partie un mystère. Cloîtré depuis son divorce dans son domaine à la frontière du Pays de Galles et de l’Angleterre, il semble se contenter d’une vie d’ermite fortuné, bien qu’il vive sous la férule de ses trois soeurs, des tantes dont Morwenna a du mal à cerner les intentions. Qu’importe puisque de toute façon, et sans que cela ne semble révolter outre-mesure son père, ces dernières ont décidé de l’envoyer dans une école pour riches héritiers. Quitte à partir loin de son Pays de Galles natal, Morwenna préfère finalement être en pension et échapper à l’oeil inquisiteur et à la sollicitude feinte de ces tantes qu’elle ne connaît finalement pas réellement, ayant grandi dans sa famille maternelle auprès de ses grands-parents. Au pensionnat, Morwenna fait quelque peu figure de vilain petit canard, son infirmité la met à l’écart d’un grand nombre d’activités sportives et son goût immodéré pour la lecture d’oeuvres de science-fiction lui vaut d’être considérée comme une fille étrange  et peu fréquentable. Mais la jeune-fille n’en a cure et trace son chemin avec une patience et une obstination qui confinent au stoïcisme, car son univers est bien plus vaste que les locaux étriqués de l’école, son horizon va bien au-delà des mornes collines anglaises pour embrasser des milliers de mondes différents, ceux imaginés par des auteurs aussi fantastiques que Zelazny, Brunner, Asimov, Silverberg, ou bien encore Tolkien. Mais les êtres magiques et mystérieux ne peuplent pas que son imagination car Morwenna pratique un peu la magie, qu’elle voit dans toutes choses du quotidien. Au détour d’un chemin, à l’ombre d’un vieil arbre, dans les ruines d’une grange abandonnée, dans les roseaux humides d’un étang, de petits êtres fabuleux qu’elle nomme “fées”se manifestent à son intention. Tantôt biscornus tantôt diaphanes, grands, petits, beaux ou au contraires laids comme des trolls, chacun a ses spécificités et communique avec Morwenna dans un langage inconnu du commun des mortels. Les fées sont ses alliées et l’aident à se défendre contre les obscurs maléfices lancés par sa mère, qui tente de l’atteindre malgré la distance, elles l’aident également à entrer en communication avec sa soeur, dont le fantôme erre encore entre deux mondes. Mais Morwenna n’use que modérément de sa magie et seulement dans les cas d’urgence extrême.

Fascinant roman sur l’adolescence dans lequel, on l’imagine, Jo Walton a mis beaucoup d’elle-même, Morwenna est un pur ovni littéraire. C’est un roman à la fois très personnel et profondément humain, mais sa portée universelle ne paraîtra pas évidente à tout un chacun en raison des nombreuses références à la culture F&SF qui émaillent le récit. Et pourtant le personnage de Morwenna est incroyablement touchant dans sa singularité, ce n’est pas tant son infirmité qui émeut que sa profonde différence, sa solitude et le décalage par rapport aux autres adolescents de son âge. Morwenna est une sorte de nerd au féminin, brillante dans de nombreux domaines, incroyablement fine et intelligente, capable de réflexions d’une grande profondeur, mais totalement immergée dans son monde ; au point de faire douter le lecteur. Morwenna possède-t-elle réellement des pouvoirs magiques ou bien n’est-elle qu’une adolescente un peu rêveuse qui confond son imaginaire avec la réalité ? Subtilement suggéré, cet univers magique n’en est que plus fascinant encore, rappelant les meilleurs moments des romans de Robert Holdstock ou de Lord Dunsany. Brillant, tout simplement !

jeudi 21 mars 2019

Chef d'oeuvre : Les jardins statuaires, de Jacques Abeille

Comme nombre de lecteurs, je suppose, j’aime bien classer mes livres dans différentes catégories. Il y a les friandises acidulées, qui se consomment avec un plaisir coupable évident (ouais, comme les dragibus), les pavés estivaux, que l’on n’ose entamer qu’en période de vacances, les grands classiques de la littérature, que l’on se doit d’avoir lus, mais qui font quand même un peu suer, les petites perles sans prétention qui nous touchent alors qu’on avait baissé sa garde, les séries à rallonge dont on se dit qu’il faudrait indiscutablement cesser d’y succomber, les livres que l’on prête à ses amis avec l’empressement des premières fois…. et puis il y a les livres qui changent notre vie de lecteur, ceux qui hantent nos souvenirs et nous invitent à porter un regard différent sur le monde et sur ce(ux) qui nous entoure. A chaque âge de la vie, il y a un livre qui nous transporte et nous transforme. J’ai longtemps reporté la lecture du roman de Jacques Abeille, trop occupé à lire des oeuvres qui me paraissaient soit plus urgentes, soit tellement insignifiantes qu’elle n’impacteraient que marginalement mon programme de lecture. Grave erreur, impardonnable procrastination, aveuglement de celui qui se veut trop sûr de son jugement en dépit de l’évidence. Mais bon, peut-être n’était-ce pas encore le bon moment pour me plonger dans l’univers étrange et mystérieux des jardins statuaires. Voilà qui est fait, et je ne saurais trop vous conseiller d’accepter en retour ce voyage vers une destination hors du temps et des préoccupations parfois futiles de nos existences.



Les jardins statuaires a, comme nombre d’oeuvres majeures de la littérature, une histoire surprenante et improbable. Le manuscrit, écrit à la fin des années 70, connut un parcours chaotique. Initialement retenu par les éditions l’or du temps (fondées par Régine Deforges), où Jacques Abeille avait déjà publié sous pseudonyme un court récit érotique, le roman fit les frais du dépôt de bilan de la structure éditoriale, écrasée par la pression de la censure et les procédures judiciaires. Le manuscrit sombra ensuite dans une faille spatio-temporelle, échappa de justesse à un incendie, fut à nouveau égaré et finit, au fil de nouvelles faillites, par être oublié au fin fond d’un tiroir… avant d’être redécouvert on ne sait trop comment et publié chez flammarion en 1982. Depuis, Les jardins statuaires a été réédité chez Joëlle Losfeld en 2004 puis chez Attila en 2010 et même en poche désormais. Alors carton plein ? Pas vraiment, le roman de Jacques Abeille est une référence citée et admirée, mais reste finalement une lecture d’initiés, trop étrange et inclassable pour fédérer le grand public et trop peu académique pour entrer dans le cercle très fermé des grands classiques. Un roman que Francis Berthelot aurait très certainement classé dans sa bibliothèque de l’entre-mondes, au milieu d’autres oeuvres évoluant aux frontières des genres, quelque part entre L’aleph de Borges et Le K  de Buzzatti. Mais le lecteur aura tôt fait de constater que l’appartenance à un genre n’a finalement ici que peu d’importance tant l’auteur évolue dans un univers à nul autre pareil, à la fois étrangement hors du temps, un peu fantasmatique mais à la matérialité pourtant étonnamment prégnante.



Le récit est celui d’un voyageur qui parcourt la contrée des jardins statuaires à la manière d’un érudit des temps anciens. Voilà un pays bien étrange et tout à fait fascinant où les hommes et les femmes sont organisés de manière à exploiter l’étonnante faculté de ces terres fertiles à produire des statues. Les hommes surveillent leur croissance, de l’état de jeune bulbe fragile à celui d’oeuvre d’art finie. Transplantées, émondées, taillées…. les statues font l’objet de soins et d’attentions de tous les instants. Chaque domaine, d’importance variée, cultive ses propres spécificités et produit des statues aux caractéristiques plastiques bien identifiables. Fasciné par cet univers d’une délicatesse extrême, à la fois harmonieux et paisible, notre voyageur arpente donc les routes de cette contrée, du Sud jusqu’au Nord, apprenant de ses rencontres et de ses pérégrinations à la manière d’un ethnologue, rassemblant une somme considérable de connaissances sur les us et coutumes de ce pays, reconstituant patiemment le tableau d’une communauté extrêmement codifiée, riche et complexe de traditions séculaires. Mais en portant son regard subtil et faussement candide sur les gens qu’il convient d’appeler “jardiniers”, il agit comme un révélateur et bouscule un ordre immuable, un statu quo qui allait de soi et que personne n’avait jamais osé remettre en cause. Pourtant ici et là apparaissaient déjà des lignes de fracture  alors qu’aux frontières du Nord, là où s’étendent les steppes infinies, des signes de tension semblent poindre à nouveau avec les tribus nomades.



Oeuvre hors-norme, inclassable et profondément stimulante, Les jardins statuaires est un roman qui se déguste et s’apprécie à marche lente. Il se savoure comme un bon cru et se médite comme les pensées des plus illustres philosophes. Il faut prendre le temps de parcourir ce récit sans empressement, goûter la plume délicieusement surannée mais magnifiquement travaillée d’un auteur au sommet de son art. Chaque mot est délicatement choisi, avec un souci de justesse et un sens de l’à propos qui frôlent la perfection. Tout au plus pourra-t-on (un peu) se lasser de l’emploi un brin systématique de l’imparfait du subjonctif…. mais ce serait quelque peu malvenu de reprocher à un écrivain de manier avec tant de talent la langue française et d’en explorer toute l’étendue stylistique. D’autant plus que la forme colle ici de manière parfaitement harmonieuse avec le fond. Il y a dans la langue de Jacques Abeille comme une évidence au regard de son récit.  Mais la grande force de ce roman, c’est d’être un voyage à lui seul, une plongée dans un univers onirique empreint d’une touche de merveilleux, décrit avec la minutie d’un ethnologue au regard profondément humaniste, mais aussi quelque peu poétique et rêveur. Cette harmonie profonde, ce sentiment de paix qui s’emparent du lecteur qui découvre émerveillé le monde utopique des jardiniers a quelque chose d’aussi fascinant que la démesure de la Terre du Milieu de Tolkien ou la puissance mystique du Dune de Frank Herbert.  Jacques Abeille est indiscutablement un grand faiseur d’univers et un styliste incroyablement doué.


Faut-il en rajouter ? Probablement pas, toute tentative de décrire l’expérience unique que procure la lecture de ce roman est indiscutablement vouée à l’échec puisqu’il s’agit là de l’oeuvre d’une vie.  Les jardins statuaires ne se résume pas, ne se raconte pas, ne se critique pas….il se lit, mieux encore il se ressent, pour ne plus jamais nous quitter.