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jeudi 24 juin 2021

Thriller cyberpunk intimiste : Demain et le jour d'après, de Tom Sweterlitsch

 

Le succès est par essence bien mystérieux. Certains auteurs, en dépit de toutes leurs qualités d’écrivain, mettent des décennies avant de percer et d’obtenir une reconnaissance critique et populaire. Parfois même, bénéficient-ils de la première alors que la seconde se refuse à eux… ou inversement. Dans les cas les plus graves, ils demeureront éternellement dans l’ombre, les plus chanceux finiront alors peut-être par obtenir le titre très convoité d’écrivain maudit (ou d’écrivain culte s’ils ne sont pas nés au XIXème siècle), après leur mort cela va sans dire, ce qui leur fait une belle jambe dans l’au-delà. De toute  façon, le public est une maîtresse infidèle aux  goûts douteux, surtout lorsqu’il refuse d’accorder ses faveurs à un écrivain talentueux. Notez que chez les connards élitistes, l’inverse est également vrai, puisque le public plébiscite sans cesse des écrivains qui n’ont aucun mérite, ce qui leur fait dire que le public est un con et qu’eux seuls ont raison.  Au milieu de cette foire d’empoigne, la critique distribue les bons et les mauvais points, avec une bonne dose de partialité et de mauvaise foi, qu’elle tente pourtant de masquer en se couvrant d’un manteau d’intégrité mâtinée d’objectivité forcée. Pas d’offense, je me compte dans le lot, catégorie “connard élitiste”.  Oui bon d’accord, mais quel rapport avec Tom Sweterlitsch ? Euh aucun, il me fallait juste une petite intro qui claque pour présenter le bonhomme. Un écrivain certainement talentueux, mais aussi sans doute chanceux parce qu’après seulement deux romans, salués comme il se doit par une critique dithyrambique, Tom a visiblement tapé dans l’oeil des nababs d’Hollywood, Sony et la Fox ayant posé une option sur chacun d’entre eux. On a vu pire comme démarrage de carrière. Mais n’allez pas croire que je m’apprête à étriller Demain et le jour d’après car ce premier roman de l’auteur américain m’a vraiment séduit par ses qualités formelles et par son ambiance crépusculaire.



Autrefois éditeur et poète, John Dominic Blaxton a été fortement marqué par la mort de sa femme dans l’explosion nucléaire qui détruisit onze ans plus tôt la ville de Pittsburgh. Depuis, il n’est plus que l’ombre de lui-même et erre dans les espaces virtuels de l’Archive, une reconstitution numérique de la ville à laquelle il se connecte pour renouer avec les fantômes du passé. Incapable de tourner la page, il retrouve chaque jour la copie virtuelle de sa femme, la suit dans la rue, les magasins, au travail, la retrouve chaque soir dans ce qui était autrefois leur appartement. Pour gagner sa croûte, John travaille pour une compagnie d’assurance et mène des enquêtes pour que les familles des victimes soient indemnisées. Mais à l’occasion de ses recherches, il découvre le cadavre d’une jeune femme, assassinée dans des circonstances qui n’ont rien à voir avec l’explosion nucléaire. Sans le savoir, John Dominic vient de mettre le doigt dans une affaire qui va rapidement le dépasser et entraîner des conséquences funestes pour lui comme pour ceux qui vont croiser son chemin. 



De Blade Runner à Noir (K.W. Jeter) en passant par Carbone modifié (Richard Morgan) ou plus récemment Gnomon (Nick Harkaway), le mélange polar noir et cyberpunk a très souvent fait bon ménage. Tom Sweterlitsch emprunte cette voie avec un certain talent et l’ambiance techno-poisseuse de son roman en fait en grande partie la réussite. Mais alors que Deckard traversait un Los Angeles en décrépitude, assailli par des stimulations surtout visuelles, dans Demain et le jour d’après, l’humanité a franchi un nouveau cap en se branchant directement sur le flux à l’aide de neurospams. Des interfaces cybernétiques, qui permettent d’être relié en permanence au réseau, d’être assisté à la moindre occasion, mais également de recevoir une quantité de sollicitations publicitaires hallucinante. Un peu comme si on vous avait greffé un flux issu de la fusion de facebook et de TF1 directement sur votre cortex cérébral. Tous vos faits et gestes sont tracés, analysés, profilés et donnent lieu à des annonces et des offres commerciales, qui viennent de manière très intrusive habiller le monde en surimpression. Le plus inquiétant étant que tout ceci est intégré et parfaitement accepté par la population, pire les gens sont volontaires pour se faire spammer à longueur de journée (on me glisse à l’oreillette que tata Janine est également parfaitement volontaire pour offrir son temps de cerveau disponible à TF1). Si le monde de John Dominic Blaxton nous paraît à ce point terrifiant, c’est donc qu’il se révèle bien trop proche du nôtre et nous renvoie une image détestable du chemin que nous empruntons. Cette ambiance crépusculaire, ce spleen infini qui infuse ce livre du début jusqu’à son terme donne tout son cachet au roman et n’est pas sans rappeler, par sa violence et sa crudité, un certain K.W. Jeter, même si pour être honnête, le propos ne va pas ausi loin et se montre nettement moins nihiliste que dans Dr Adder ou bien Noir


Thriller efficace, Demain et le jour d’après est surtout mené par un personnage à contre-courant, un anti-héros fragile et émouvant, très éloigné des stéréotypes habituels.  Ce choix est à mon sens une bénédiction et  donne une dimension plus intimiste à une SF qui parfois se veut trop conceptuelle. Cette fois le message n’atteint pas seulement notre cerveau, mais aussi notre cœur et nos émotions. C’est à mon sens l’une des grandes qualités de ce roman que de réussir à concilier les deux, comme avait su le faire Walter Tevis en son temps avec L’homme tombé du ciel.

lundi 21 juin 2021

Thriller psychologique : Vis à vis, de Peter Swanson

 

C’est dans ce que j’imagine être, sans trop prendre de risque, la plus petite fnac du monde (mais avec vue sur les Pyrénées), que trônait ce petit polar de Peter Swanson publié par Gallmeister. J’avoue en général préférer une bonne discussion avec mon libraire, plutôt que foncer aveuglément sur les têtes de gondole et autres pastilles coup de coeur, mais que voulez-vous, les mystères du hasard (ou de la sérendipité) sont aussi impénétrables que pourvoyeurs d’excellentes surprises. Et puis, lorsqu’on ne connaît pas les lieux, ni les goûts du libraire en question, il n’est d’autre choix que de faire au feeling. Bref, me voilà donc reparti de cette paisible micro-fnac avec un nouvel auteur à découvrir et une publication des éditions Aux forges de vulcain dont je vous parlerai plus tard.



Hen, illustratrice de livres pour enfants, vient d’emménager avec son mari dans un quartier paisible non loin de Boston. Le couple est sans enfants, un choix raisonné eu égard à la maladie de Hen, atteinte de troubles psychologiques importants et suivant par conséquent un traitement incompatible avec une grossesse. La ville est paisible et leur quartier plutôt cossu. Rapidement, Hen et Lloyd sympathisent avec leurs voisins immédiats, qui n’ont également pas d’enfants. Mais au cours d’un repas commun, Hen fait une découverte qui la tétanise. Alors que Matthew et Mira leur font visiter leur maison, elle tombe nez à nez avec un objet qui lui fait immédiatement comprendre que son voisin est un meurtrier. Cet objet n’est autre qu’un trophée d’escrime, pièce à conviction mystérieusement disparue lors du meurtre d’un jeune étudiant quelques années auparavant. Hen sait que cet objet n’a rien à faire dans le bureau de Mathew et que cette coïncidence n’est en rien le fruit du hasard, d’autant plus que leurs regards se sont croisés et que Hen y a lu comme une confirmation de sa culpabilité. L’homme est pourtant charmant, cultivé et un brin mystérieux. Le couple qu’il forme avec Mira est on ne peut plus respectable. Mais le lendemain, le trophée a disparu, habilement caché par Mathew et Hen ne peut s’empêcher d’y voir une une preuve définitivement accablante. Dès lors, le jeune femme n’aura d’autre obsession que de confondre le meurtrier tout en sachant qu’il a, dès que leurs regards se sont croisés, compris qu’elle l’avait démasqué. 



Vis à vis n’a rien du polar classique, un peu à la manière de Colombo, le coupable est connu dès les premières pages du roman et l’auteur, plutôt que de se concentrer sur la procédure policière, préfère emprunter une autre voie, celle du thriller psychologique. Tout l’intérêt réside dans l’alternance des points de vue entre le tueur et l’une de ses victimes potentielles. Ceci dit, soyons d’emblée très  honnête, Vis à vis ne brille pas spécialement par la qualité de son intrigue et un auteur de moindre envergure aurait certainement flirté avec le ridicule tant l’histoire paraît de prime abord   improbable et irréelle. Mais le roman tient parfaitement debout grâce à deux qualités primordiales : ses personnages et son ambiance. Tout en tension, le roman entretient une sorte de dichotomie qui, en temps normal, serait parfaitement rédhibitoire, mais qui finalement participe à l’originalité de l’histoire. Oui, tout ceci est singulièrement irréaliste, mais la relation que Matthew et Hen finissent par établir est d’une étrangeté et d’une justesse psychologique qui forcent le respect. Et au lecteur d’être totalement fasciné par l’évolution de leurs rapports  étranges et vénéneux. Mais si l’on pousse la logique un cran plus loin, cette relation entre un tueur et sa victime potentielle  n’est pas si éloignée des relations que développent (au cinéma ou dans la littérature tout du moins) les fameux profileurs avec les meurtriers en série. On pense évidemment à Hannibal Lecter et Clarisse Sterling dans le Silence des Agneaux ou bien encore au duo Holden Ford et Wendy Carr dans Mindhunter, qui dans leurs interrogatoires successifs finissent par développer une véritable relation de confiance avec les serial killers. La différence, c’est que dans le cas présent, le meurtrier n’est pas en prison et enchaîné aux barreaux d’une chaise pour répondre à un interrogatoire. Il n’empêche que ce mélange de fascination morbide et de séduction malsaine est l’occasion pour deux êtres étranges et singuliers, de se livrer entièrement, d’avouer leurs peurs et leurs pulsions. D’aucuns rétorqueront qu'aujourd'hui, l’idée n’est plus si nouvelle et que d’autres sont passés avant, certes, mais Swanson a du métier et à défaut d’être génial, Vis à vis est un bon petit polar, qui sort des sentiers battus et démontre des qualités de narration indéniables. 

jeudi 10 juin 2021

Littérature levantine : Le cimetière des rêves, de Hanan El-Cheikh

 

Décidément, la littérature levantine révèle bien des richesses, que je continue d’explorer modestement et patiemment, cette fois avec l’écrivaine libanaise Hanan El Cheikh, auteure d’une demi-douzaine d’ouvrages, dont deux recueils de nouvelles. La forme courte est, en France, un exercice finalement assez peu prisé, contrairement à la longue tradition anglo-saxonne. On ne compte plus les écrivains en herbe, qui se lancent dès leurs premiers pas dans la rédaction d’un roman…. et s’épuisent fatalement avant d’arriver au terme de leur projet, ou accouchent laborieusement d’un manuscrit qui ne trouvera jamais d’éditeur. En plus d’être fondamentalement plus pragmatiques (on ne compte plus les ateliers d’écriture aux USA), les écrivains anglo-saxons font souvent leurs gammes du côté de la nouvelle, d’une part parce que le genre bénéficie de davantage de considération, mais aussi parce que les débouchés en matière de publication sont bien plus nombreux, notamment au sein de la presse. Nombre de revues, littéraires ou non, publient régulièrement des nouvelles : Collier’s, Harper’s magazine, The new yorker ou bien encore, et c’est moins connu dans nos contrées, Playboy (je vous conseille à ce sujet, l’excellent article publié dans Slate, vous seriez surpris par le niveau très élevé des textes publiés pendant de nombreuses années dans ce magazine jusqu’à la fin des années 90).  Mais je m’éloigne du sujet initial.



Revenons donc à la littérature levantine, dont la tradition plonge ses racines dans le très riche héritage des contes arabo-musulmans, une forme finalement pas très éloignée de la nouvelle. A cet héritage vient se greffer le regard singulier d’une écrivaine, d’une femme plus précisément, pour qui aucun sujet n’est réellement tabou. Pour la petite histoire, Hanan El-Cheikh dut publier son premier roman, Histoire de Zahra, à compte d’auteur, car aucun éditeur libanais ou arabe, ne voulut prendre le risque de publier un roman au sujet aussi sulfureux. Ce qui n'empêcha pas l’auteure libanaise de remporter un franc succès, notamment en France. A travers son oeuvre, qui s’étale sur plus de quarante ans d’écriture, Hanan El-Cheikh n’hésite pas à aborder des sujets aussi clivants que la place des femmes au sein de la civilisation arabo-musulmane, le viol, l’inceste, la prostitution et de manière générale toutes les violences faites à l’encontre des femmes. En filigrane apparaît bien évidemment une critique assez vive du patriarcat et de la domination des hommes, notamment au travers du mariage, dont il faut souligner le courage. 



Ces thèmes apparaissent dans les nouvelles qui composent Le cimetière des rêves, mais il serait quelque peu réducteur de ne résumer ces textes qu’à leur contenu engagé. Au fil de la lecture d’autres sujets émergent, en particulier la difficile articulation entre Orient et Occident. Le déracinement, le choc des cultures, la perte des repères (familiaux ou culturels), la nostalgie d’un passé perdu…. Tous font écho au propre parcours personnel de l’écrivaine, qui dut quitter son Liban natal pour finalement trouver un point de chute à Londres. Le personnage de la nouvelle “Je balaie le soleil des terrasses”, une jeune femmes qui a quitté son pays pour réaliser son rêve d’Occident en Angleterre, est ainsi tiraillé entre sa fascination profonde pour le mode de vie européen et les souvenirs de sa vie passée, faits de couleurs, de saveurs et de senteurs qui s’imposent à elle avec une acuité d’autant plus douloureuse qu’ils sont un contrepoint à de nombreuses désillusions. 



Ce qui émerge de ces textes au ton doux amer et parfois sombre, c’est le courage de ces femmes face à  l’adversité et au changement. Leur grandeur dépasse l'étendue de leurs failles, qu’elles tentent de surmonter avec des stratégies diverses et souvent surprenantes. Au lecteur de suivre ces lignes de fracture, comme on glisse délicatement le doigt le long d’une anfractuosité, découvrant des nœuds, des embranchements secondaires, de nouveaux chemins sur le sentier difficile de la vie. Et à la fin, s’esquisse subtilement un tableau fait de multiples visages, ceux de ces femmes qui luttent pour trouver une place, pour préserver leur intégrité et leur liberté.