Né de la rencontre entre Tom Clancy, tout juste auréolé du succès de son premier roman, Octobre rouge (1984), et Larry Bond (le fameux créateur du jeu Harpoon), Tempête rouge (1986) est l’un des rares romans de l’auteur à ne pas appartenir au cycle de Jack Ryan, cet agent de la CIA devenu une superstar du renseignement. La préface de Tom Clancy est d’ailleurs tout à fait claire concernant la genèse du roman et souligne tout ce que l’auteur doit au travail de Larry Bond ; l’attitude est suffisamment rare pour être soulignée. Si au milieu des années 80 le roman pouvait passer pour une habile histoire de politique-fiction superbement documentée, il paraît aujourd’hui difficile d’adopter ce type de point de vue tant la réalité politique s’est éloignée de ce que la fiction de Tom Clancy avait imaginé à l’époque. Peut-être faut-il considérer le roman comme une uchronie mettant en scène une troisième guerre mondiale, dans un conflit conventionnel mais purement hypothétique. Toujours est-il que la suspension de l’incrédulité sera chez les lecteurs mise à rude épreuve durant près de 800 pages. Ces précautions ayant été prises, nul doute que nous ayons affaire à l’un des meilleurs romans d’un auteur devenu hélas, au fil des années, non seulement répétitif, mais également fortement conservateur, voire politiquement douteux. Pour être honnête, Tom Clancy reste un auteur très intéressant dans la première partie de sa carrière littéraire, jusqu’au virage fatidique de Rainbow Six, où l’écrivain se transforme en véritable faucon, fer de lance d’un patriotisme triomphant….jusqu’au ridicule. Ses interventions publiques, notamment consécutives aux attentats du 11 septembre ne laissent planer aucun doute quant à ses orientations politiques ; Donald Rumsfeld n’aurait sans doute pas renié ses saillies les moins subtiles. Mais rien de tout cela dans Tempête rouge, le roman paraît même étonnamment mesuré sur le plan idéologique et n’a rien du brûlot anticommuniste auquel on aurait pu s’attendre.
L’action se situe donc au milieu des années 80. Alors que l’URSS peine à soutenir la compétition qui l’oppose aux Etats-Unis et s’enlise du côté de l’Afghanistan, son économie est mise en péril par un attentat perpétré par un groupe de terroristes islamistes dans l’une de ses plus importantes raffineries d’hydrocarbures. Quasiment au bord de l’asphyxie énergétique, l’URSS cherche une solution qui ne l’obligerait pas à courber l’échine et à mendier auprès de l’Occident une aide substantielle. Le politburo imagine donc un plan en deux étapes, qui lui permettrait de mettre la main sur les champs pétrolifères du Moyen Orient. Mais pour cela il doit détourner l’attention de l’Otan de ses véritables objectifs stratégiques, et pour le coup la méthode, intitulée opération Dreamland, est un rien brutale. Les soviétiques organisent sur leur territoire un attentat mettant en cause les services de renseignement ouest-allemands, Bohn est accusée d’orchestrer la déstabilisation du régime communiste et sommée de se justifier. Evidemment, tout ceci n’est qu’un prétexte pour envahir l’Allemagne et affaiblir les forces de l’Otan, histoire d’avoir ensuite le champ libre du côté du Moyen Orient. Le roman relate pour l’essentiel le déroulement des opérations, depuis leurs prémices jusqu’à leur résolution finale, avec un grand souci de réalisme et une minutie dans les détails qui plongent le lecteur au coeur de l’action d’un conflit conventionnel moderne.
Tempête rouge est un roman dont la réputation en matière de réalisme technologique et militaire n’est plus à prouver, Tom Clancy a d’ailleurs en grande partie fondé sa renommée sur sa capacité à proposer un background politique, technologique et stratégique fortement crédible, notamment grâce à un travail de documentation considérable. Pour autant, si l’ensemble paraît effectivement solide et hautement réaliste, la victoire de l’Otan dans le roman est basée sur l’existence et l’efficacité d’un avion purement hypothétique à l’époque, le F19A Ghostrider, avion furtif qui n’a jamais existé et dont l’équivalent, le fameux F117 n’a jamais disposé de capacités air air. Or la victoire de l’Otan, ou tout du moins sa capacité à éviter une défaite rapide et humiliante en début de conflit, repose sur l’efficacité mortelle de cet avion furtif sur le front allemand, stoppant la progression des divisions blindées soviétiques. Mais faisons appel à nouveau à nos capacités de suspension de l’incrédulité et imaginons que cet avions ait réellement existé ou bien que le F117 (dont l’existence n’a été reconnue qu’en 1988 par le Pentagone) ait été engagé sur le théâtre des opérations. On pourrait effectivement croire que disposer d’une escadrille de bombardiers furtifs soit un avantage considérable sur l’ennemi et puisse conférer à l’Otan un avantage tactique décisif. C’est sans doute simplifier à l’extrême la complexité d’un conflit conventionnel moderne et méconnaître par ailleurs l’histoire militaire récente. Les Américains et leurs alliés l’ont d’ailleurs appris à leurs dépens lors de la guerre de Yougoslavie lorsqu’ils ont tenté de réduire à néant les défenses antiaériennes serbes déployées en particulier autour de Belgrade. A ce petit jeu l’Otan a perdu face à l’inventivité et à la mobilité des défenses antiaériennes serbes, qui en dépit de leur infériorité technologique ont toujours déjoué les offensives aériennes des forces de l’Otan (pendant 79 jours très exactement). Pire, malgré son arsenal technologique, l’aviation américaine a connu une sévère humiliation lorsqu’un de ses fameux F117 furtifs fut abattu en 1999 par une batterie antiaérienne serbe considérée comme obsolète (un autre F117 fut d’ailleurs touché par un missile serbe, mais réussit à regagner une base de l’Otan). Une affaire qui mit plus ou moins fin à la carrière de cet avion au sein de l’armée américaine, mais qui fit également le bonheur des Chinois, qui achetèrent aux Serbes les débris de l’appareil abattu.
Tout cela est-il finalement annexe ? Probablement, car il s’agit d’un roman et non d’un essai ou d’un rapport de prospective, le plus important c’est que l’ensemble donne l’apparence d’être crédible sur le plan tactique et très honnêtement de ce côté on ne peut pas reprocher grand chose à Tempête rouge.
Sur le plan purement littéraire, Tom Clancy vise avant tout l’efficacité et la clarté du propos, multipliant les points de vue presque à la manière d’un récit choral, dans une succession de chapitres très courts, dynamisant au maximum la narration. Si l’on peut rester dubitatif concernant les motivations réelles de cette troisième guerre mondiale, on est en revanche littéralement happé par le rythme du roman et par la capacité de Tom Clancy à donner de la substance à son récit. Les amateurs d’histoire militaire ne seront pas dépaysés et retrouveront facilement leurs marques malgré la multiplication des explications et des détails concernant le matériel ou les tactiques employées sur le terrain (y compris concernant les aspects purement logistiques de la guerre, comme l’approvisionnement en carburant ou bien encore la gestion des stocks de munition). En contrepartie, si vous n’avez qu’une vague idée de ce qu’est un missile SAM, un Mi24 ou un Backfire, vous ne serez pas à la fête ; sauf à faire preuve d’une étonnante capacité d’abstraction ou à garder sous la main un accès à wikipedia. Plus étonnant, les personnages qui émaillent le roman sont loin d’être inconsistants, certains sont même plutôt fouillés en dépit du fait que tous ne sont pas développés avec le même traitement de faveur. Par ailleurs, Tom Clancy n’oublie jamais que malgré toute l’horreur de la guerre, les militaires, du modeste soldat de deuxième classe au général quatre étoiles, restent avant tout des hommes, avec leurs forces et leurs faiblesses ; une dimension qui aurait pu passer à la trappe dans la description d’un conflit en grande partie technologique, déshumanisé et impersonnel. On est tout de même loin de l’horreur des tranchées, ici les morts restent des chiffres et les blessures sont davantage morales que physiques. Une dimension psychologique qu’incarne parfaitement bien l’un des personnages les plus intéressants du roman, le capitaine Morris, commandant d’un bâtiment de guerre spécialisé dans la chasse anti-sous-marine et souvent torturé par son combat contre l’ennemi invisible. Les cas de conscience demeurent cependant relativement peu nombreux, Tom Clancy n’a rien d’un antimilitariste convaincu et il ne faut pas chercher dans ses romans l’ombre d’une critique en la matière, ce n’est d’ailleurs pas pour ces raisons qu’on lit du Tom Clancy.