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dimanche 3 novembre 2024

Comme un polar (très noir) : Tokyo Vice, de Jake Adelstein

 À mon tour d’aborder le Japon, avec en contrepoint absolu de la douceur de Hiro Arikawa, les enquêtes sanglantes de Jake Adelstein. Il ne s’agit pas d’une fiction, mais du récit d’une vie un peu particulière.

Jake Adelstein, jeune Juif du Missouri que rien ne prédestinait à tomber amoureux du Japon, décide de faire ses études à l’université Sophia de Tokyo. À la fin desdites études, définitivement sous le charme, il arrive à se faire embaucher comme journaliste dans un des grands journaux japonais, le Yomiuri Shibun. Il est le premier gaïjin à être embauché pour un grand quotidien japonais, mais va devoir donc faire ses classes comme n’importe quel autre journaliste débutant, c’est-à-dire à la rubrique des faits divers, à la poursuite du scoop.

Il nous décrit avec truculence ses années d’apprentissage, mais aussi la face non pas sombre mais carrément noire du Japon. Car si ce pays est réputé très sûr, il n’en compte pas moins son lot de crimes, d’escroqueries, de viols, de détournements de fonds, de trafics en tous genres, entre criminels organisés et psychopathes (les une et les autres se confondant parfois).

Jake mêle avec bonheur dans la première partie de son livre ses récits d’apprentissage, les liens tissés avec ses informateurs, ses méthodes d’enquête, avec ses sujets d’enquête, parfois tellement glauques qu’il m’a fallu faire plusieurs pauses dans ma lecture pour arriver à digérer les morceaux d’inhumanité qu’il décrit dans les bas-fonds de Tokyo ou surmonter les descriptions sexuelles des quartiers de prostituées et des bars à hôtesses. Mais c’est justement en mêlant les deux qu’il arrive à nous faire comprendre sa vie de vie de reporter et à ne pas nous faire décrocher de cet univers de violence monstrueuse.

Car dans un second temps, il va nous raconter l’enquête qui a bouleversé sa vie, et failli d’ailleurs y mettre un terme. Il a en effet découvert, pas tout à fait par hasard, qu’un chef yakuza avait réussi à se faire opérer aux USA, et pas n’importe quelle petite opération, mais une greffe du foie. C’est en creusant le comment et le pourquoi qu’il arrivera à un point de non-retour où il mettra la vie de ses proches en danger pour continuer, sur plusieurs années, son enquête, et finir par faire tomber ce yakusa, au prix d’énormes sacrifices.


Les récits de Jake Adelstein ne sont pas à mettre dans toutes les mains : ils sont crus, sanglants, et choquants par bien des aspects. C’est une facette du Japon qui nous est rarement donné à voir. Et pourtant elle n’a en rien entamé l’amour de l’auteur pour ce pays qui est devenu le sien. Certes, il a côtoyé des yakusas qui pourraient en remontrer aux maffieux de Gomorra (bien loin des “hommes d’honneur ” et autres fadaises de bandits au grand cœur). Mais à côté de ces individus détestables, il a rencontré des figures solaires, comme l’inspecteur Sekiguchi, ou tout simplement sympathiques et humains, comme ses collègues du Yomiuri Shibun ou ses informatrices et informateurs divers. Autant de petits portraits d’humanité dans un monde difficile.


Tokyo Vice a inspiré une série sur Canal+, que j’imagine édulcorée, mais que je regarderai peut-être un jour rien que pour le plaisir de retrouver Ken Watanabe à l’écran. Ce n’est que le premier des livres de Jake Adelstein. Et comme un délicieux poison, je redoute autant que j’attends avec impatience de lire les prochains. Peut-être parce qu’on ne sort pas innocente et sans questionnements d’une telle lecture. Plus probablement pour retrouver ces figures solaires qui forment comme une lueur d’espoir sur ce fond si noir.

mercredi 6 octobre 2021

Littérature japonaise : Le sabre des Takeda, de Yasushi Inoue

 

Existe-t-il une période de l’histoire du Japon qui ait davantage fasciné les écrivains et les cinéastes que la grande époque Sengoku ? Au regard du nombre d'œuvres culturelles faisant références aux événements qui ont marqué cette période historique, on est en droit d’en douter. Ce roman de Yasushi Inoue ne fait pas exception à la règle et se déroule donc au XVIème siècle, alors que le Japon est encore en proie à des conflits opposant de puissants seigneurs de guerre aux quatre coins de l’archipel. Parmi ces belliqueux daimyos, le seigneur Shingen Takeda est l’un des plus puissants et des plus ambitieux. Longtemps ce clan fera figure de vainqueur potentiel dans la course au shogunat, tant sa puissance militaire impose le respect à ses adversaires, avant de finalement s’incliner face à la puissance montante de l’époque, celle d’Oda Nobunaga. Mais au moment où se déroule le roman d’Inoue, nous n’en sommes pas encore là. D’ailleurs, cette histoire est moins celle du clan Takeda, que celle de Yamamoto Kansuke, son stratège en chef. Le sabre des Takeda est le récit largement romancé de cet homme étrange  et insaisissable, éminence grise du clan et architecte principal de la domination militaire des Takeda durant cette période.



Nul ne connaît exactement les origines de Yamamoto Kansuke, l’homme, déjà relativement âgé lorsqu’il entre au service des Takeda, est petit, difforme et borgne, en plus d’être défiguré par la vérole. Mais il est doté d’une grande intelligence, d’une connaissance profonde de l’art de la guerre  et d’une assurance apte à déstabiliser ses contradicteurs les plus féroces. Pourtant, lors de sa première entrevue avec le seigneur Takeda, il avoue ingénument, non sans avoir développé un plan d’attaque digne des meilleurs stratèges, n’avoir jamais mené la moindre bataille.  Quelques généraux s’indignent alors de l’impudence de cet obscur samouraï sans renommée, mais Shingen Takeda est immédiatement séduit par la personnalité hors-norme de Yamamoto Kansuke et lui confie  la charge d’élaborer leur plan d’attaque dans la campagne qu’ils préparent pour s’emparer de la province de Shinano. Grâce aux conseils de son nouveau protégé, Shingen Takeda remporte une victoire rapide et décisive sur son adversaire. Mais en dévoilant son appétit de conquête, le clan Takeda éveille un adversaire encore plus redoutable, Uesugi Kenshin, qui deviendra son rival le plus dangereux dans la région. Années après années, les deux clans se jaugent, mesurent leurs forces dans des escarmouches sans importance, n’osant pas s’affronter véritablement sur le champ de bataille, car une défaite de cette ampleur signifierait alors l’extermination pure et simple de l’ennemi. Les succès militaires du clan Takeda, qu’il doit en grande partie à l’intelligence des stratégies imaginées par Yamamoto Kansuke, assurent à ce dernier une place de choix aux côtés du seigneur Shingen. Un respect mutuel et une profonde amitié lie les deux hommes, mais Yamamoto éprouve également un attachement profond en la personne de dame Yubu, la concubine de son maître, à qui il accorde une fidélité sans faille. Ses efforts mèneront le clan Takeda à la victoire face à Uesugi Kenshin, mais hélas, Yamamoto n’aura pas l’occasion de la célébrer avec son seigneur car il meurt sur le champ de bataille. Persuadé que la tactique qu’il a préconisée a échoué, il se lance dans une charge désespérée contre l’ennemi, sacrifiant sa vie alors même qu’il est l’artisan d’une victoire éclatante.



Figure emblématique de la culture populaire japonaise, Yamamoto Kansuke n’est certes par auréolé du prestige d’un Miyamoto Musachi, mais on peut tout de même leur accorder quelques points communs. Tous deux sont des guerriers d’origine assez modestes, qui doivent leur ascension à leurs talents martiaux, mais alors que Musachi est un bretteur d’exception, Kansuke est surtout un stratège hors pair. Pourtant, ce qui les relie, c’est leur force de caractère assez peu commune et leur rigueur morale. Ils se posent en modèles dans un Japon où la figure du samouraï est sur le point d’évoluer drastiquement. Ils incarnent donc à la fois l’archétype du bushi (guerrier et gentilhomme qui excelle dans la science des armes), mais préfigurent également un nouveau type de Samouraï, qui progressivement abandonne le pur métier des armes (même s’il en garde les symboles les plus évidents, comme la coiffure ou le port des deux sabres) pour devenir un administrateur qui manie davantage la plume que  le katana et porte bien plus souvent le kimono que l’armure.  Tous deux, bien que marquant une rupture, préfigurent l’image sacralisée du samouraï à travers le code du bushido….. code dont l’origine remonte justement à la geste des Takeda. Le Kōyō gunkan, qui relate les exploits militaires du clan Takeda par le menu, avec force détails sur les forces en présence, les armes utilisées, les stratégies employées... est considéré comme l’embryon de ce qui sera formalisé plus tard sous le terme de bushido (la voie du guerrier). C’est dans l’un de ses volumes que sont narrés les exploits de Yamamoto Kansuke. 



A la lumière de ces éléments, on comprend évidemment mieux le rôle capital de ce personnage dans l’histoire du Japon et dans son imaginaire collectif. Tout le talent de Yasushi Inoue  réside dans la capacité de l’écrivain à donner une certaine substance à ce personnage légendaire. Ainsi, Kansuke entretient avec l’une des concubines de son seigneur une relation amoureuse purement platonique, qui n’est pas sans rappeler celle de Musachi et Otsü. Un amour contrarié, qui a tous les atours de l’amour courtois, mais qui chez Inoue n’est pas véritablement un moteur du récit, contrairement au roman de Yoshikawa. Il faut davantage y voir un moyen d’explorer les différentes facettes du personnage, une tentative pour le rendre un peu plus humain et ne pas simplement le réduire à sa dimension de génie militaire. Et il faut bien avouer que l’auteur réussit parfaitement à faire de son Yamamoto Kansuke un homme extraordinaire, au sens étymologique du terme, à la fois fascinant, hors-norme et pourtant profondément humain.