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vendredi 26 avril 2019

Everest littéraire : L'insoutenable légèreté de l'être, de Milan Kundera

Je ne me souviens pas exactement pour quelles raisons j’ai eu envie de me frotter à l’oeuvre de Milan Kundera, et en particulier à son roman phare : L’insoutenable légèreté de l’être. Il y a certainement une part de fascination liée à ce titre absolument splendide, comme la promesse d’un chef d’oeuvre intemporel, mais il y a aussi sans doute l’influence d’une certaine A., qui se reconnaîtra si elle lit un jour ces lignes, puisqu’il s’agit de l’un de ses romans favoris. Mais la fascination et le désir de s’attaquer à une oeuvre aussi majeure de la littérature sont parfois contrecarrés par l’angoisse de celui qui s’apprête à escalader, métaphoriquement parlant, la face nord de l’Everest. Parce que chacun sait bien qu’il n’y a rien de pire que d’être encalminé au milieu d’un roman dont on peine à terminer laborieusement chaque chapitre. Une fois la bête vaincue, évidemment, c’est à ce moment précis que l’on se dit qu’il n’était peut-être pas nécessaire de s'en faire toute une montagne.




De Kundera et de son roman je ne savais avant de le commencer absolument rien, sinon que l’oeuvre était en grande partie influencée par la philosophie de Nietzsche et s’inscrivait dans la longue tradition des grands romans d’Europe centrale. Autant dire, qu’il ne faisait pas vraiment partie des candidats sélectionnés pour une lecture à la plage, les doigts de pieds en éventail, le chapeau de paille enfoncé jusqu’aux oreilles et la main gauche caressant distraitement les courbes généreuses d’une bouteille de limonade bien fraîche. Les quatre premières pages promettaient même l’enfer à votre serviteur, cueilli à froid dès l’incipit par un paragraphe qu’il dut reprendre par deux fois avant d’en saisir tout le sens. Mais rassurez-vous, l’angoisse fut de courte durée car L’insoutenable légèreté de l’être est loin d’être un pensum, c’est même un roman d’une grande fluidité, parfaitement limpide dans son propos pour peu que l’on s’y plonge avec la concentration suffisante. Et puis nous sommes venus à bout des romans d’Alain Damasio, donc il n’y a pas de raison (je plaisante évidemment, c’est très bien Alain Damasio et ça parle aussi de Nietzsche).

Doté d’une construction narrative relativement complexe, qui croise différentes périodes et des points de vue alternatifs, le roman s’articule autour de quatre personnages dont les vies sont étroitement mêlées : Tomas, Tereza, Sabina et Franz. Tomas est un chirurgien reconnu et apprécié à Prague, libertin et amoureux passionné, il multiplie les aventures et les conquêtes, sans jamais réellement s’attacher, jusqu’à l’arrivée de Tereza dans sa vie. La jeune-femme, très romantique, bouscule ses habitudes et il éprouve pour elle un attachement qui progressivement se transforme en véritable amour, sans pour autant qu’il renonce à ses aventures, au grand désespoir de celle qui désormais est devenue sa femme. Sabina est l’une de ses nombreuses maîtresses, artiste peintre, elle se montre à la fois frivole, passionnée et légère, faisant preuve d’une grande créativité sur le plan sexuel, ce qui convient fort bien à Tomas, à qui elle n’accorde pourtant aucune exclusivité, puisqu’elle entretient également une relation avec Franz, un professeur d’université genevois.

On serait évidemment tenté de faire débuter le récit à  Prague, à la fin des années soixante, alors que la Tchécoslovaquie doit faire face à l’invasion des troupes soviétiques, mais en réalité pour remonter au point de départ du propos de Milan Kundera il faut nécessairement effectuer un saut dans le passé de plusieurs siècles, jusqu’au VIème siècle avant J.C., et s’intéresser à la pensée d’un certain Parménide, philosophe grec un brin manichéen qui, en plus d’être l’un des premiers à avoir développé une théorie géocentrique de l’univers, fut l’auteur d’une vision binaire de l’individu. Selon Parménide, l’être humain est ainsi constamment ballotté par des contraires puisque le monde est régi par des paires d’entités opposées (chaud/froid, être/néant, lumière/obscurité). Éclairé par cet élément, le titre du roman devient ainsi bien plus limpide et le propos de Kundera est ainsi mis en perspective. Mais il ne faudrait pas oublier pour autant l’apport de l’auteur tchèque, qui se montre bien moins manichéen que le philosophe grec, ainsi il ne porte aucun jugement de valeur ; la pesanteur n’est ainsi pas plus positive ou négative que la légèreté, elle habite chacun de nous à des degrés divers et se manifeste différemment tout au long de notre vie en fonction de notre vécu. On peut ainsi, à l’instar des personnages principaux, passer d’un extrême à l’autre car la vie et l’individu ne sont pas figés dans le marbre. Pour être tout à fait honnête, le roman est également traversé par la pensée d’un autre philosophe ancien, Héraclite, dont Kundera semble avoir repris les propos, en opposition à la théorie de l’éternel retour de Nietzsche. Ainsi les choses ne sont jamais figées et l’histoire n’a pas de caractère cyclique.

L’une des grandes idées de Kundera, c’est d’accorder au hasard un rôle fondamental dans la vie des individus. La succession de ces hasards au cours de l’existence forme des motifs plus ou moins répétés, qui impriment un caractère singulier à chaque individu. Ainsi, Tomas ne cesse de se rappeler que le couple qu’il forme avec Tereza n’était qu’à six hasards de n’avoir jamais existé. En amour, pour qu’une relation puisse durer, il faut que ces motifs s’accordent  harmonieusement. L’amour seul ne suffit pas, ou plutôt l’attirance seule n’est pas une condition suffisante pour qu’un couple traverse les rudes épreuves de la vie. L’amour n’est ainsi pas programmé, mais résulte de hasards accidentels qui s’harmonisent du mieux possible.

Une vision finalement moins poétique qu’il n’y paraît et qui rejoint la seconde grande idée de Kundera : le kitsch. Je ne vous cache pas que votre serviteur a mis un certain temps à comprendre où l’auteur voulait en venir, empêtré dans une acception bien trop moderne du terme. Pour Kundera le kitsch se résume de la manière suivante : “cachez cette merde que je ne saurais voir”. Il s’agit donc d’un voile pudique que la société déploie pour exclure ou amoindrir le caractère inacceptable des aspects les plus déplaisants de la vie. On retrouve ainsi le kitsch dans de nombreux domaines comme la politique, la religion et de manière générale les grandes idéologies de notre époque. Le kitsch exclut ce qui n’est pas beau, il ne cherche donc pas la vérité, mais détermine une vision artificielle du monde confinant parfois au totalitarisme. Il faut ainsi se couler dans le moule, se conformer au kitsch pour plaire au plus grand monde. Le kitsch c’est donc le monde des clichés, du politiquement correct et de la parole unique. Une vision pour le moins avant-gardiste de la société des mass-médias dans laquelle nous évoluons, gangrenée par les discours marketing et la communication à outrance.


Tout ceci ne doit cependant pas faire oublier au lecteur potentiel, que L’insoutenable légèreté de l’être n’est pas qu’un roman philosophique ardu, mais aussi et surtout une belle histoire d’amour qui pose une question essentielle, jusqu’où doit-on aller pour avoir la certitude que l’autre nous porte un amour sincère et entier ? Car en définitive nous sommes seuls face à l’incertitude et notre unique liberté c’est de vivre pleinement nos choix

lundi 15 avril 2019

Grosse claque : Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu

Au cas où vous ne l’auriez pas encore remarqué, lire le Goncourt annuel n’est pas vraiment dans mes habitudes. Vous pouvez y voir une forme de snobisme littéraire comme diraient mes collègues, mais la plupart du temps le choix des jurys me laisse tout simplement de marbre. Il fut une époque où, lorsque la sélection était identique, je préférais largement lire le Goncourt des lycéens, qui ne s'embarrassait ni de politique éditoriale ni de prestige (et accessoirement ne faisait pas de copinage). Oui mais voilà, le roman primé cette année m’a singulièrement intrigué et après en avoir entendu beaucoup de bien (de la part de gens dont je respecte éminemment l’avis), me voilà plongé au coeur du récit de Nicolas Mathieu.

Le roman est construit de manière assez classique, en trois parties chronologiquement distinctes (de 1992 à 1998) et se déroule intégralement à Heillange, vieille cité ouvrière perdue au coeur d’une vallée Lorraine. L’Est comme on dit, avec tous les sous-entendus que cela suscite dans l’imaginaire collectif. Il y a pourtant du vrai dans ces clichés que l’on véhicule sans trop y réfléchir. La crise économique liée à la fermeture des hauts fourneaux, le chômage endémique dans une région qui n’a ni fait le deuil de son passé industriel et encore moins réussi sa transition économique. Et puis il y a cette misère, sociale, intellectuelle et économique qui plane au-dessus de la vallée. Un fantôme qui ne porte pas de nom, mais qui semble affecter les habitants dès leur plus jeune âge. Comme si à la naissance, filles et garçons étaient marqués d’un sceau indélébile, avec l’ennui pour seul horizon. Là-bas tout le monde parle de “L’Usine”, cette vieille friche industrielle laide comme une verrue dont on peine encore à imaginer la gloire passée. Les métallos, eux,  pleurent comme une antienne leur prospérité perdue et une camaraderie parfaitement idéalisée, oubliant les ravages de la silicose et autres maladies induites par l’inhalation de poussières ou de fumées cancérigènes, les dos cassés et les meurtrissures des corps soumis à rude épreuve. Mais ils étaient fiers les métallos, fiers de la puissante machine pour laquelle ils oeuvraient et qui pourtant les brisait dès quarante ans. Depuis la fermeture, c’est leur fierté qu’on leur a enlevée, ne laissant que le vide et la misère pour seule compagne.

    Mais de tout cela, Anthony, 14 ans, n’en a cure. Avec son cousin ils tuent l’ennui et tentent d’échapper à la chaleur écrasante d’un été caniculaire au bord du lac, espérant y glaner un peu de fraîcheur et éventuellement mater quelques filles. Il paraît que du côté de la plage des culs-nuls, certaines se baignent topless. Les deux garçons en seront pour leurs frais, mais à défaut d’apercevoir ce que la morale aurait certainement réprouvé Anthony y rencontre l’amour, le coup de foudre comme on dit, hélas parfaitement unilatéral. L’objet de son désir : Stéph et ses courbes généreuses, son sourire un peu narquois et sa queue de cheval au balancement hypnotique. Stéph c’est le drame de sa vie, son obsession fatale et la raison principale de son amertume. Ils ne sont de toute façon pas du même monde, lui le fils d’un ancien de “L’Usine” devenu alcoolique et d’une mère dépressive, affublé d’un oeil de travers à la suite, dit-on, d’une mauvaise chute, complexé par sa petite taille, sa carrure filiforme et ses fringues trop grandes. Stéph est tellement inaccessible, trop belle pour lui, mais aussi trop riche et trop sophistiquée. Leurs mondes ne sont pas compatibles. Pourtant la jeune-fille est comme lui en proie au doute, sa conscience sociale s’éveille et son univers lui paraît tellement étriqué. Son insouciance s’effrite par petite touches, son environnement lui paraît de plus en plus morne et ses perspectives d’avenir sinistres. Cette bascule presque imminente dans le monde des adultes l’effraie tout autant qu’elle la fascine. Et puis il y a Hacine, la petite frappe de la ZAC, sec comme un coup de trique, long comme un jour sans pain, qui traîne son animosité sur la dalle, cherchant querelle au moindre regard  de travers. Il a la haine chevillée au corps, le coup de poing facile et l’insulte en permanence au bord des lèvres. Entre lui et Anthony, une sombre histoire de moto volée virera au drame.

Roman générationnel aux dimensions politiques et sociales évidentes, Leurs enfants après eux force l’admiration par sa maîtrise de la narration, dont on sent à chaque page l’urgence, mais également par la puissance incroyable de son écriture, travaillée à l’extrême et pourtant d’une grande fluidité. La dimension séminale du récit résonne comme une évidence et prend le lecteur à froid dès les premières pages, tel un uppercut en plein visage, on est immédiatement saisi, pris par l’histoire de ces gamins dont on ressent avec acuité les émotions, les contradictions et le désarroi profond. Mais si Nicolas Mathieu dresse le portrait d’une ville en crise dont les habitants demeurent profondément meurtris par des décennies d’injustice sociale, de chômage et de consommation abusive d’alcool, il ne sombre jamais dans la caricature ou le pathos. Ses personnages sonnent justes et vrais, ils sont pétris de défauts qui ne les rendent que plus fragiles et plus humains. En toile de fond émerge également une question essentielle, celle de la reproduction des schémas sociaux. Rien de marxiste dans cette dimension politique et sociétale, mais un constat doux-amer, terriblement implacable, sur la reproduction des élites et la vacuité d’un système qui prône la réussite par la valeur travail tout en prenant soin de freiner toute ascension sociale pour ceux qui n'appartiennent pas à la bonne classe. Le roman de Nicolas Mathieu est un livre puissant et incroyablement vivant, il s’en dégage une énergie féroce, mais également un insondable désespoir, celui des amours et des aspirations déçues. Celui d’une vie entière de travail et de sacrifice, qui se termine un soir de beuverie au fond d’un lac, comme une phrase inachevée ou une parenthèse jamais refermée. C’est triste, c’est révoltant, c’est notre monde à nous.

vendredi 12 avril 2019

Hommage à la F&SF : Morwenna, de Jo Walton

Voilà un livre bien étrange qu’il paraît délicat de recommander au plus grand nombre, non pas qu’il soit mauvais ou traite d’un sujet qu’il serait préférable de cacher, non, rien de tout cela, mais Morwenna s’adresse avant tout aux amateurs de science-fiction et de fantasy les plus chevronnés. Et pourtant il n’y a pas l’ombre d’un robot ou d’un vaisseau spatial, pas plus que de Balrog ou de sorcier à la chevelure argentée car ce roman parle avant tout de lectures, celles qui ont jalonné l’existence de la jeune Morwenna, qui ont façonné son univers de jeune galloise et son imaginaire d’adolescente. Et pourtant de magie il est question, tout au long du récit, car elle imprègne ce roman, écrit à la manière d’un journal intime, de la première à la dernière ligne de manière singulière et subtile.

Morwenna a quinze ans, autrefois elle avait une soeur jumelle, morte dans un terrible accident de voiture qui l’a laissée elle-même en partie estropiée. Depuis elle ne se déplace plus qu’à l’aide d’une béquille et se tient éloignée de sa mère, car elle la soupçonne d’être une sorcière et d’avoir voulu la tuer. Désormais Morwenna vit auprès de son père, qu’elle n’a jamais vraiment connu et qui reste pour elle en partie un mystère. Cloîtré depuis son divorce dans son domaine à la frontière du Pays de Galles et de l’Angleterre, il semble se contenter d’une vie d’ermite fortuné, bien qu’il vive sous la férule de ses trois soeurs, des tantes dont Morwenna a du mal à cerner les intentions. Qu’importe puisque de toute façon, et sans que cela ne semble révolter outre-mesure son père, ces dernières ont décidé de l’envoyer dans une école pour riches héritiers. Quitte à partir loin de son Pays de Galles natal, Morwenna préfère finalement être en pension et échapper à l’oeil inquisiteur et à la sollicitude feinte de ces tantes qu’elle ne connaît finalement pas réellement, ayant grandi dans sa famille maternelle auprès de ses grands-parents. Au pensionnat, Morwenna fait quelque peu figure de vilain petit canard, son infirmité la met à l’écart d’un grand nombre d’activités sportives et son goût immodéré pour la lecture d’oeuvres de science-fiction lui vaut d’être considérée comme une fille étrange  et peu fréquentable. Mais la jeune-fille n’en a cure et trace son chemin avec une patience et une obstination qui confinent au stoïcisme, car son univers est bien plus vaste que les locaux étriqués de l’école, son horizon va bien au-delà des mornes collines anglaises pour embrasser des milliers de mondes différents, ceux imaginés par des auteurs aussi fantastiques que Zelazny, Brunner, Asimov, Silverberg, ou bien encore Tolkien. Mais les êtres magiques et mystérieux ne peuplent pas que son imagination car Morwenna pratique un peu la magie, qu’elle voit dans toutes choses du quotidien. Au détour d’un chemin, à l’ombre d’un vieil arbre, dans les ruines d’une grange abandonnée, dans les roseaux humides d’un étang, de petits êtres fabuleux qu’elle nomme “fées”se manifestent à son intention. Tantôt biscornus tantôt diaphanes, grands, petits, beaux ou au contraires laids comme des trolls, chacun a ses spécificités et communique avec Morwenna dans un langage inconnu du commun des mortels. Les fées sont ses alliées et l’aident à se défendre contre les obscurs maléfices lancés par sa mère, qui tente de l’atteindre malgré la distance, elles l’aident également à entrer en communication avec sa soeur, dont le fantôme erre encore entre deux mondes. Mais Morwenna n’use que modérément de sa magie et seulement dans les cas d’urgence extrême.

Fascinant roman sur l’adolescence dans lequel, on l’imagine, Jo Walton a mis beaucoup d’elle-même, Morwenna est un pur ovni littéraire. C’est un roman à la fois très personnel et profondément humain, mais sa portée universelle ne paraîtra pas évidente à tout un chacun en raison des nombreuses références à la culture F&SF qui émaillent le récit. Et pourtant le personnage de Morwenna est incroyablement touchant dans sa singularité, ce n’est pas tant son infirmité qui émeut que sa profonde différence, sa solitude et le décalage par rapport aux autres adolescents de son âge. Morwenna est une sorte de nerd au féminin, brillante dans de nombreux domaines, incroyablement fine et intelligente, capable de réflexions d’une grande profondeur, mais totalement immergée dans son monde ; au point de faire douter le lecteur. Morwenna possède-t-elle réellement des pouvoirs magiques ou bien n’est-elle qu’une adolescente un peu rêveuse qui confond son imaginaire avec la réalité ? Subtilement suggéré, cet univers magique n’en est que plus fascinant encore, rappelant les meilleurs moments des romans de Robert Holdstock ou de Lord Dunsany. Brillant, tout simplement !