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mardi 8 février 2022

Chronique sociale mélancolique : Willnot, de James Sallis

 

Il y a quelques années, dans une interview accordée au magazine Première, l’une des dirigeantes de la Warner avouait de manière faussement candide que 80% des films qui sortaient au cinéma étaient des adaptations d'œuvres littéraires. Ce chiffre, sans doute aussi fiable qu’une estimation au doigt mouillé, était probablement un tantinet exagéré, mais il reflètait un paradoxe qui ne cesse de perdurer ; malgré le succès phénoménal de certains films (ou séries), les écrivains et les scénaristes qui en sont à l’origine restent, sauf exception, désespérément dans l’ombre. En témoigne James Sallis, qui malgré le succès critique et populaire de l’adaptation cinématographique de Drive (de Nicolas Winding Refn), reste sans doute pour le commun des mortels un illustre inconnu (sauf peut-être pour les amateurs éclairés de polars).  Réalité cruellement cynique et profondément injuste, qui n’est que le reflet d’une société du spectacle où le talent compte moins que le nombre de followers et le marketing davantage que la créativité. Rien de bien neuf du côté d’Hollywood, sinon que nombre de scénaristes, sans doute fatigués d’être traités comme quantité négligeable (ou comme de la merde, n’ayons pas peur des mots) ont fini par fuir et trouver refuge du côté des séries télé, où, il faut bien l’avouer, la créativité est à son paroxysme. Bref, James Sallis, à qui l’on doit quelques-uns des polars les plus fascinants de ces trente dernières années, n’est toujours pas prophète en son pays. C’est la raison pour laquelle nous nous contenterons d’enfoncer le clou et de crier au génie en évoquant l’un de ses derniers romans, Willnot, un faux polar parfaitement introspectif, dans lequel l’auteur traite par dessus la jambe son intrigue principale pour nous parler de lui, des gens, de la vie…. et c’est très bien comme ça. J’en vois déjà qui crient à l’escroquerie, mais qui devraient garder à l’esprit qu’après avoir publié des chefs d’oeuvres aussi aboutis que Drive ou bien encore La mort aura tes yeux, un écrivain n’a plus rien à prouver ; même en roue libre, sa littérature vole très largement au-dessus de la mêlée. 



Willnot, petite ville étrangement en dehors du temps, située quelque part du côté de l’Arizona, est le théâtre d’un incident peu commun. Un charnier y a été découvert par accident, dans une ancienne carrière abandonnée à la sortie de la ville. Le mystère reste entier, autant pour le shérif local que pour la cellule spécialisée envoyée par le FBI. Mais contre toute attente, le personnage principal de cette histoire n’est pas membre de la police et n’enquête sur rien. Lamar Hale est docteur, chirurgien même, et exerce ses talents dans l’hôpital du comté, ces cadavres sont le cadet de ses soucis, même si l’affaire aurait tendance à gentiment aiguiser sa curiosité. Mais les choses se compliquent un peu lorsqu’au même moment débarque un vétéran de l’armée, Bobby, dont Lamar a longuement suivi les troubles lorsqu’il était encore enfant. Y a-t-il un lien entre le retour de Bobby et ces meurtres ? Mystère, mais de toute façon le principal est ailleurs semble nous dire James Sallis.



D’une certaine manière, Willnot est un roman assez déroutant. En premier lieu parce qu’il semble se présenter comme un polar assez classique, mais oublie son intrigue en cours de route, en second lieu parce que, contre toute attente, cela fonctionne extrêmement bien. Mais ne soyons pas dupes, le roman tient debout par la seule force du talent d’écriture de l’auteur américain. Le style est faussement relâché et la narration nonchalante imprime au bout de quelques dizaines de pages son rythme lancinant et quasi hypnotique. Le vrai sujet c’est Willnot. Cette ville étrangement calme où planent les fantômes d’un passé douloureusement prégnant fait échos aux propres souvenirs de Lamar, hanté par une histoire personnelle que l’on entrevoit par bribes éparses. Lentement, James Sallis assemble pièce par pièce son puzzle, tout en prenant soin d’en laisser certains pans inachevés. Au lecteur de combler les parties manquantes, sans certitude, mais avec le sentiment que le motif global dépasse sans doute ce qu’il aspire à entrevoir. Une foultitude de personnages se bousculent…. et sortent aussi subitement du récit qu’ils y étaient entrés. Willnot fait figure d’îlot hors du temps, coupé d’une Amérique qui paraît bien lointaine. Les gens semblent y lâcher prise, cesser leur lutte contre une vie de peine et de souffrance, comme s’ils avaient atteint leur destination finale. Au milieu de cet étonnant maelstrom, Lamar fait figure de phare du bout du monde, il répare les gens tout autant qu’il tente de se réparer lui-même, observe, philosophe…. et regarde le temps qui passe. Autour de lui la vie s’écoule, avec ses hauts et ses bas, faite de gestes simples, de non-dits, de joie ou de peine. Elle est à la fois si dense et si légère. Si belle et si cruelle. 



Roman doux-amer sur le temps qui passe, profondément empreint de nostalgie, Willnot est probablement l’un des livres les plus personnels de James Sallis, il y imprime sa marque à chaque page, par son style qui va en toute simplicité droit à l’essentiel, sans aucune fioritures, mais avec l’assurance de toucher en plein coeur. 

samedi 5 février 2022

Portrait de la chasse aujourd'hui : L'animal et la mort, de Charles Stepanoff

 

Il y a un certain plaisir à découvrir un auteur avant tout le monde. Ainsi j'ai fait la connaissance de Charles Stepanoff peu après Nastassja Martin, dans mon trip sibérien. Il parlait alors des chamanes de Sibérie d'une manière à la fois très savante, très documentée, et très claire.

Reprenez donc le même ethnologue, interdisez-lui son terrain d'enquête septentrional pour cause de pandémie et plongez-le dans le Perche (pour ceux qui ne connaissent pas, c'est entre Alençon et Vendôme). Là, laissez-le faire ; interroger les autochtones de tous poils sur un sujet parfaitement polémique : la chasse.

Laisser maturer, servez en décembre 2021 dans ma petite librairie de campagne sans même que j'ai à le commander (on est dans un pays de chasse ici). Accompagnez d'une matinale sur France-Culture. Dégustez les presque 380 pages lentement.

Lentement, car si la prose de Charles Stepanoff est tout à fait accessible au commun des mortels, elle n'en est pas moins très rigoureuse et très dense. L'auteur analyse ici les rapports de notre société avec le monde sauvage et la mort, et, au prisme de l'interface privilégiée entre les deux, à savoir la chasse, il déroule une longue enquête à la fois dans l'espace et dans le temps.

Dans ce livre, on croise des chasseurs percherons et tuva et des antichasseurs romains et percherons, mais aussi des nobles passionnés, des rois invincibles, des bourgeois conquérants, des paysans braconniers, des Cévénols réfractaires, des faisans d'élevage, des perdrix dénaturées, des loups persécutés, des cerfs malins, des chiens futés, des hommes politiques, des philosophes, des naturalistes, des écologistes, des experts, des ermites, des moines, des gardes-chasse, des chasseresses, des mythes, des légendes...

Car le monde dit sauvage est complexe, plein de degrés de sauvagerie, et jamais indemne de la présence humaine jusqu'au tréfonds de la Sibérie. Comme est complexe la société des chasseurs, qui n'est une et indivisible qu'aux yeux des antichasseurs dont les courants sont eux aussi multiples.

Et c'est cette complexité que nous rapporte Charles Stépanoff. Car qui connaît le mieux le monde animal, sauvage ou domestique? Celui qui chasse ou celui qui défend les animaux ? Et quels animaux défend-on ? Pourquoi ? Comment ? Au détriment de qui ? Au détriment de quoi ?

À l'image de la duchesse d'Uzès qui fut longtemps maîtresse d'équipage et adhérente de la SPA, la chasse et la défense des animaux sont deux mondes connectés, pour le meilleur et pour le pire. Chacun parle au nom de ces animaux qui ne parlent pas, et chacun leur fait dire ce qui l'intéresse... Quant à la sauvagerie, aucun humain dans cette histoire n'en est avare.

En conclusion ? C'est compliqué. Très. La chasse n'est qu'un révélateur du rapport de toute notre société non seulement aux animaux, mais aussi à tout le vivant qui nous entoure, et à la mort que de plus en plus nous cherchons à tenir à distance de nos vies. Charles Stepanoff a pris cette complexité à bras le corps et la décortique, sans jamais donner de réponse définitive, sauf peut-être une : il est temps de nous interroger nous-mêmes sur le regard que nous portons sur le monde qui nous entoure.

Vous reprendrez bien un peu de réflexion, en dessert ?