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lundi 31 mai 2021

Space cluedo : La troisième griffe de Dieu, de Adam-Troy Castro

 

Emissaires des morts avait été la bonne surprise science-fictionnesque du mois de janvier et les critiques n’avaient pas manqué de le faire savoir un peu partout sur la toile. Les éditions Albin Michel remettent donc le couvert avec le deuxième opus de la série Andrea Cort, qui devrait en compter un troisième si les ventes suivent. Alors carton plein pour Adam-Troy Castro ? Pas vraiment si l’on s’en tient aux ventes du premier volume et c’est, il me semble, fort dommage au regard des immenses qualités de cette série. Par conséquent, la sortie de La troisième griffe de Dieu est l’occasion de rappeler tout le bien que nous pensons d’Andrea Cort.

Ce deuxième tome comprend donc un roman, La troisième griffe de Dieu, ainsi qu’une nouvelle, Un coup de poignard, placée en fin de volume. Les présentations avec le personnage d’Andrea Cort ayant été faites à l’occasion de la recension d'Émissaires des morts, contentons-nous d’un bref résumé des événements. Après avoir démasqué le coupable des meurtres de l’habitat Un, Un, Un, Andrea est devenue l’agent d’une puissante coalition IA. Sa position au sein du corps diplomatique a également changé puisqu’elle dispose du statut de procureur extraordinaire et évolue en dehors de toute hiérarchie. Autant dire que pour un électron libre de son envergure, ces nouveaux privilèges sont du pain béni. En échange, Andrea a accepté d'œuvrer pour les IA, mais tout en sachant qu’au sein de cette nébuleuse existent des factions dissidentes, qui intriguent et cherchent à nuire à l’humanité dans des proportions encore difficiles à évaluer. Par ailleurs, Andrea a bien du mal à comprendre le rôle qu’elle joue dans l’affrontement qui oppose ces différentes factions IA, d’autant plus que ses employeurs aiment à entretenir le mystère et ne lui confient pas toujours l’intégralité des éléments en leur possession. C’est qu’en réalité, Andrea influe sur le cours des choses par son libre-arbitre, autant que par les manipulations dont elle fait l’objet. Une savante et délicate association que l’on pourrait croire antinomique, mais qui entretient une certaine tension narrative et un voile de mystère habilement géré par Adam-Troy Castro.



Dans ce deuxième roman, Andrea est invitée à rejoindre la planète Xana, fief de la famille Bettelhine, une dynastie de marchands d’armes de la pire espèce, dont elle abhorre incontestablement la posture morale et la position sociale.  Mais incitée par les IA à accepter l’invitation et intriguée par cette demande, Andrea décide de se rendre sur leur planète afin de savoir ce que lui veulent exactement les Bettelhine. A peine arrivée au port orbital de Xana, Andrea doit faire face à une tentative de meurtre, dont elle n’aurait pas réchappé sans la vigilance de ses deux gardes du corps et assistants, Oscin et Skye. Rien que de très ordinaire cependant pour la jeune-femme, dont la réputation la précède en général partout où elle se rend. L’incident aurait pu en rester là, si ce n’était la nature et la rareté de l’arme utilisée, la troisième griffe de Dieu, dont les effets révèlent un haut degré de cruauté. Au cours de la descente mouvementée de l’ascenseur spatial, Andrea devra mener une enquête serrée, dont les enjeux sont dissimulés comme autant de boîtes gigognes, avec pour seules armes la rigueur, l’intelligence et une bonne dose de misanthropie.  



 Nous l’avions déjà évoqué, la grande force de cette série réside avant tout dans son personnage central et dans la capacité d’Adam-Troy Castro à écrire des intrigues bien ficelées et dans l’ensemble plutôt astucieuses. Rien de révolutionnaire dans son approche de la science-fiction et parfois même un petit côté old-school pas déplaisant, voire même asimovien dans la construction narrative et la manière d’exploiter une intrigue (on retrouve un peu les mêmes schémas dans les nouvelles du cycle des robots). Pour l’univers et les personnages en revanche, la filiation est plutôt à aller chercher du côté de Iain M. Banks, en nettement moins brillant il faut bien le reconnaître. Mais peu importe, ce qui fonctionne chez Adam-Troy Castro réside moins dans le caractère novateur et conceptuel de sa SF, que dans sa maîtrise de la narration et du suspense. Dans ce cas précis, le schéma est bien connu et transpose dans un univers de SF, ni plus ni moins qu’un roman policier sous forme de huis-clos. Les amateurs de Cluedo et autres romans d’Agatha Christie ne devraient pas être dépaysés. Toute la question est de déterminer si la dimension science-fictive du roman n’est ici qu’un décorum ou bien si l'auteur américain exploite plus en profondeur les thématiques propres à la science-fiction. C’est à mon sens l’un des bémols de cet excellent roman. Là où les nouvelles du premier tome exploitaient de bout en bout une idée, un concept puissant, ce roman se montre bien plus paresseux sur ce point. On peine à trouver un peu de fond en dehors du discours anti-riches et anticapitaliste de surface. 


Faut-il pour autant bouder son plaisir ? Certes, non. Si l’idée de lire un bon roman policier à intrigue dans un univers de SF vous séduit, si l’évolution du personnage d’Andrea Cort ne vous laisse pas insensible et si le premier volume vous avait déjà enthousiasmé, alors aucun doute, vous pouvez foncer tête baissée sur La troisième griffe de Dieu, c’est une excellente lecture de divertissement et en ce qui nous concerne, nous attendons la suite avec impatience.

lundi 10 mai 2021

Japan flow : La pierre et le sabre, de Eiji Yoshikawa

 

De la littérature japonaise, nous connaissons essentiellement les auteurs classiques du XXème siècle, les Mishima, Tanizaki, Akutagawa, Inoue, Kawabata et autres grands noms des lettres nippones. Mais finalement, de la littérature grand public, celle qui divertit le plus grand nombre et que l’on peut qualifier de populaire, nous n’avons en France que peu d’échos. C’est d’autant plus étonnant que la France représente le marché le plus important pour le manga, juste derrière le Japon, et que toute une génération de quadras et autres trentenaires a été biberonnée à l’animation japonaise dès sa plus tendre enfance. Il est paradoxal que dans un pays où le Japon exerce une fascination et une influence culturelle si importantes, sa littérature populaire soit si méconnue. La littérature japonaise garde aujourd’hui encore, une certaine aura de mystère, une réputation de sophistication et, ne l’éludons pas, d’inaccessibilité, qui à mon sens ne lui rendent pas complètement justice. Reconnaissons tout de même que les éditions Picquier tentent depuis plus de trente ans de combler le fossé, en proposant à leur catalogue de très nombreux auteurs contemporains talentueux et populaires dans leur pays d’origine (toutes proportions gardées évidemment, une auteure comme Hiromi Kawakami est loin d’atteindre les chiffres de vente de One Piece). Mais, à toute règle il existe forcément une ou plusieurs exceptions. Publié sous forme de feuilleton dans la revue Asahi Shibun entre 1935 et 1939, Musashi, de Eiji Yoshikawa, a été scindé lors de sa parution française en deux volumes, La pierre et le sabre et La parfaite lumière. Qualifié d’Autant en emporte le vent à la japonaise, il s’agit d’un pur roman de cape et d’épée, qui n’est pas sans rappeler un certain Alexandre Dumas ; aventure enlevée, narration sans temps mort et personnages archétypaux… les 1500 pages du roman se boivent comme du petit lait. Depuis sa traduction, en 1986, le roman a été réédité à de multiples reprises, signe d’un succès qui ne se dément pas. Les plus curieux pourront également aller jeter un coup d’oeil sur l’adaptation du roman sous forme de manga, Le vagabond, qui ne démérite pas le moins du monde, mais qui paraît tout de même un peu fade après avoir pris goût au style d’Eiji Yoshikawa.  



Personnage historique éminemment populaire au Japon, Miyamoto Musashi vécut au XVIIème siècle. Maître bushi, peintre, calligraphe et même philosophe, il construisit sa renommée sur ses talents de bretteur d’exception, au point de devenir le maître de sabre le plus réputé de son temps. Outre ses aptitudes remarquables pour le combat, l’immense prestige de Miyamoto Musashi tient au fait qu’il fut certainement l’une des dernières  grandes  figures guerrières de cette période. Prestige d’autant plus grand qu’il participa à la mythique bataille de Sekigahara (du côté des vaincus), dont le vainqueur fut le célèbre Ieyasu Tokugawa, qui termina la grande entreprise de réunification de Japon entamée par Oda Nobunaga et Hideysoshi Toyotomi, devenant ainsi le fondateur d’une longue dynastie de shoguns. Après plus d’un siècle de guerres incessantes et fratricides, le Japon connut alors une période de paix d’environ deux siècles et demi. Durant l’époque Edo, les combats au sabre furent interdits et le pouvoir des Daimyos (seigneurs de guerre) fut habilement jugulé. Dans un pays désormais pacifié, des cohortes de samouraïs se retrouvèrent sans emploi, devenant rônins pour une grande partie d’entre-eux. Les compétences guerrières devinrent ainsi progressivement des arts martiaux, répondant à une philosophie du bushido poussée à son paroxysme, mais désormais bien éloignée du champ de bataille.  De brutes sanguinaires à la lame facile, nombre de samouraïs devinrent des maîtres de la cérémonie du thé, d’excellent calligraphes et de fins lettrés... ou des brigands sans foi ni loi pour les rônins que la pauvreté et la misère guettaient. Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que Miyamoto Musashi fut dressé en figure archétypale du samouraï, guerrier invincible et parangon de vertu, car la Pax Tokugawa fut aussi une période d’essor pour le divertissement et en particulier pour le théâtre kabuki, qui narrait les talents des plus grandes figures guerrières du Japon. Les exploits singuliers de Miyamoto Musachi furent donc repris, amplifiés et évidemment déformés par les conteurs itinérants, pour le plus grand plaisir des Japonais. 



Eiji Yoshikawa ne fait que reprendre à son compte cette tradition théâtrale et romance avec un certain talent la vie du grand guerrier. Son récit commence juste après la bataille de Sekigahara, alors que Musachi (qui se nomme alors Takezo Shinmen), blessé, gît sur le champ de bataille. En recouvrant ses esprits, il constate que son ami d’enfance, Matahachi, a lui aussi échappé au massacre. Ensemble, ils tentent de regagner leur petit village de Miyamoto, où Otsü, la fiancée de Matahachi, se fait en sang d’encre. En chemin, ils tombent sur la petite masure d’Oko et de sa fille, la jeune Akemi. Mais au bout de quelques jours, alors que leurs blessures sont guéries, Matahachi refuse de retourner au village et s’enfuit avec la séduisante Oko. De retour à Miyamoto, Takezo doit faire face à la vindicte de la mère de Matahachi, qui l’accuse de tous les maux et jure d’avoir sa tête. C’est finalement grâce à l’aide d’un moine, Takuan, et de Otsü, qu’il parvient à échapper à un lynchage en règle. Commence alors une longue errance à travers le Japon, une fuite autant qu’une recherche de la voie du sabre. Ceux qui l’aiment comme ceux qui le détestent sont à sa poursuite, alors que lui tente de se faire un nom à travers la maîtrise des armes. Il y a dans l’aventure de Musachi, quelque chose de rocambolesque et d’infiniment romanesque, ce puissant rônin poursuivi par une petite vieille acariâtre qui a juré de lui faire la peau, ainsi que par une jeune fille tombée éperdument amoureuse et un petit garçon qui ne cesse de vouloir devenir son apprenti, est évidemment un ressort puissamment comique. Le ton du roman, que l’on aurait pu croire plus grave, est donné. Yoshikawa manie le burlesque et l’assume parfaitement. Ce qui n’empêche pas l’auteur, de s’éloigner assez régulièrement de la farce, dans un registre plus intime, voire parfois même très poétique, notamment lors de la rencontre de Musashi avec la célèbre geisha Yoshino (sans aucun doute l’un des chapitres les plus subtils du roman). Le reste de l’histoire relève de l’aventure débridée, avec moult poursuites et scènes de combat. Le ton du roman d’Eiji Yoshikawa contraste cependant avec l’image de Miyamoto Musachi qui nous est parvenue jusqu’en Occident. La légende laissait augurer un maître bushi dans toute sa splendeur, à la fois posé et plein de sagesse, n’usant de son arme qu’en cas d’absolue nécessité. Un sensei entouré de disciples avides d’acquérir les arcanes les plus subtiles de l’art du sabre, tout aussi enclin à savourer un thé en regardant les cerisiers en fleurs qu’à faire une démonstration de sa maîtrise technique. Mais le premier tome étant consacré à la jeunesse de Musachi, Eiji Yoshikawa décrit plutôt un jeune homme impulsif, prêt à en découdre pour prouver sa valeur et à bousculer les convenances. Pas toujours sympathique et progressivement conscient de ses imperfections, Musachi cherche cependant la voie. Quête sans fin dont on se demande désespérément  s’il comprendra un jour qu’elle n’est pas tant dans le maniement du sabre que dans le développement de ses aptitudes morales et spirituelles. Les vicissitudes de la vie se chargeront néanmoins de lui mettre un peu de plomb dans la cervelle. Se dessinent alors les contours d’un homme plus sage, plus responsable, mais aussi et surtout un peu plus subtil. Yoshikawa reste cependant suffisamment subtil pour ne pas en faire des tonnes et sans nous assommer d’une mystique à trois francs six sous, si chère à certains auteurs. 



Enlevé, incroyablement dynamique, le récit ne souffre aucun temps mort, multiplie les personnages, qui se croisent et s’entrecroisent dans un ballet incessant, jouant constamment avec le lecteur. Formellement, le récit est une grande réussite, grâce à une technique narrative qui doit tout à sa forme épisodique et qui use plutôt habilement des cliffhangers. Mais c’est aussi une des limites de l’écriture de Yoshikawa, dont on perçoit assez facilement les ficelles lorsqu’on lit le roman d’une traite (ce qui n’était pas le cas lors de sa parution par épisodes dans les années trente). Certains pourront également trouver les personnages quelque peu stéréotypés (la bêtise crasse de Matahachi, la méchanceté gratuite d’Osugi, la brutalité de Musachi ou bien encore la fragilité agaçante d’Otsü), mais c’est un peu la règle du jeu dans ce type de littérature, il faut s’en amuser plus que s’en agacer car cela fait partie du comique de répétition qu’emploie allègrement Yoshikawa. D’autant plus que l’auteur arrive régulièrement à dépasser cette caractérisation simpliste et à donner un peu de profondeur aux scènes clés.

lundi 3 mai 2021

Littérature levantine : Villa des femmes, de Charif Majdalani

 

En dehors d’Amin Maalouf et de Khalil Gibran, écrivains incontournables de la littérature libanaise, j’avoue ma grande méconnaissance des auteurs levantins et je remercie donc Carmen de m’avoir gentiment conseillé la lecture de Charif Majdalani, qui fut pour moi une bien belle découverte. Cette lacune était d’autant plus béante que le Liban est fort d’une longue et riche tradition littéraire, en particulier francophone. En dépit de l’annulation des deux dernières éditions, le salon du livre de Beyrouth, organisé par l’Institut français du Liban, est ainsi l’un des événements consacrés à la littérature francophone les plus importants au monde, juste après ceux de Paris de de Montréal.


Villa des femmes est un court roman d’un peu plus de deux cents pages, qui se présente sous la forme d’une chronique familiale, celle d’une riche famille chrétienne de Beyrouth, qui s’enrichit dans l’industrie textile durant la première partie du XXème siècle. Le récit, raconté par Noula, chauffeur, gardien et homme de confiance de la famille, mêle différentes époques et retrace le déclin d’un clan autrefois puissant, mais dont la chute paraît inexorable. Le schéma est plutôt classique et il existe évidemment de très nombreuses variations sur la fameuse loi des trois générations (une première génération pour construire, une seconde pour préserver, une troisième pour dilapider selon l’adage populaire), mais le récit fonctionne parfaitement et a le mérite de s’inscrire dans la grande Histoire, puisque le déclin de la famille est aussi celui d’un pays tout entier, qui sombre inexorablement dans la guerre civile. La chute de la maison Hayek n’est toutefois pas seulement le fait d’une situation géopolitique explosive, mais aussi et surtout le résultat d’un égarement familial. Durant les années cinquante et soixante, le Liban fait figure de “petite Suisse” du levant, les différentes communautés vivent en harmonie, conférant une certaine stabilité politique à un pays à l'économie florissante. Quelques grandes familles, très puissantes, se partagent les richesses et les postes politiques clés. La famille Hayek n’est pas en reste : une usine de textile qui tourne à plein régime, des propriétés foncières importantes et des entrées en politique. Ce petit empire économique est dirigé de main de maître par Skandar Hayek, respectable chef de famille, marié à la belle Marie Ghosn (autre grande famille libanaise), avec laquelle il eut la joie d’avoir trois beaux enfants : Noula (à ne pas confondre avec le narrateur cité plus haut), bellâtre au train de vie fastueux et aux moeurs quelque peu dissolues, Hareth, le cadet doux et rêveur, et Karine, énergique jeune femme à la beauté incendiaire, qui fait la fierté de son père. Confortablement installés dans leur villa d’Ayn Chir (quartier chtrétien de Beyrouth), ils vivent grâce à Skandar, une existence oisive et insouciante, en compagnie de Mado, leur tante, est d’une floppée de domestiques fort bien traîtés. Tout cela paraît un peu lisse, mais ici et là le vernis laisse apparaître quelques craquelures, des blessures familiales qu’on a néanmoins habilement dissimulées pour ne pas ternir l’image de la famille. 



Dans ce contexte faussement idyllique, le décès brutal de Skandar fait figure de coup de tonnerre. Soudain la famille se retrouve sans guide et part inexorablement à la dérive. La reprise de l’affaire familiale par le fils aîné s’avère catastrophique, le fils cadet a quitté le pays en quête d’aventure. Seules les femmes ont encore la tête sur les épaules et tentent envers et contre tout de maintenir à flot le clan, alors même que le pays s’enfonce peu à peu dans la guerre civile.

Ce qui frappe dès le début de la lecture, c’est tout d’abord la qualité de la plume de Charif Majdalani. Une écriture fluide et élégante qui participe grandement au plaisir de lecture. Mais au-delà du style, l’auteur libanais est également un excellent conteur et sait parfaitement entraîner le lecteur dans son sillage. On est immédiatement saisi par le ton du récit et par l’habileté de l’auteur à casser toute forme de linéarité, en mêlant le présent et le passé dans une expérience qui convoque les nombreux souvenirs du narrateur, avec le degré d’imprécision que cela sous-entend, mais avec, en compensation, une authenticité qui ferait presque passer ce roman pour d’authentiques mémoires. En revanche, ceux qui chercheraient une certaine forme de dépaysement aux accents exotiques en seront pour leurs frais, Charif Majdalani n’est pas de ces auteurs qui s’inscrivent dans une tradition orientaliste, avec son cortège de poncifs et de clichés éculés. Il est entendu que les personnages de son roman évoluent dans les strates les plus privilégiées de la société libanaise et que leur mode de vie, très occidentalisé, est bien éloigné des masses populaires, mais c’est un regard qui a aussi quelque chose de singulier. D’autant plus que l’intérêt du roman se situe ailleurs, dans sa capacité à s’inscrire dans l’Histoire du Liban et, en particulier, de la guerre civile qui éclata à la fin des années soixante-dix. Là encore, il n’est pas question d’être plongé au coeur même des combats, mais d’en percevoir les conséquences funestes, comme des ondes sur la surface qui viennent s’écraser contre les murs de la villa des Hayek et qui, lentement mais inexorablement, dégradent la façade, dénaturent les jardins luxuriants, détruisent les champs d’orangers…. L’urbanisation des années 60-70 avait radicalement changé la la géographie du quartier d’Ayn Chir, la guerre civile le défigure durablement. Au milieu des routes défoncées et des immeubles éventrés, la villa fait figure d'îlot de résistance à la marche de l’histoire. Et malgré la déroute financière et la déchéance sociale, au milieu du chaos et de la chute de la maison Hayek, ce sont les femmes qui font preuve du courage et de la résilience nécessaires. Elles qui se dressent contre les abus des milices, elles qui refusent de partir et de quitter la seule chose qui leur reste, leur demeure. Ensemble, elles font preuve de la solidarité de ceux qui ont le courage, envers et contre tout, d’affronter l’adversité et de se confronter au réel. Il est bien dommage qu’après un tel discours, la fin vienne quelque peu tempérer la force de ce symbole avec le retour du fils prodigue.


En dépit de ce léger bémol, Villa des femmes est un beau roman et une belle découverte. L’occasion de s’intéresser de près au  reste de la production de Charif Majdalani et d’explorer encore davantage la richesse de la littérature libanaise contemporaine.