La sortie d’une nouvelle adaptation télévisuelle du roman de James Clavell, Shogun, a été marquée par un engouement que très honnêtement personne n’attendait. Il faut dire que l'œuvre avait déjà été adaptée à la télévision dans les années 80. Un Richard Chamberlain, un peu trop propre sur lui, y interprétait le rôle principal en compagnie d’un Toshiro Mifune dont on se demandait ce qu’il était venu faire dans cette bluette parfaitement lisse et stéréotypée. Cette nouvelle adaptation en série de dix épisodes a vite fait de mettre les pendules à l’heure, Shogun n’a rien d’une bluette et frappe par le réalisme de ses décors, la qualité de ses costumes et l’efficacité de sa réalisation.
Évidemment, à la suite de ces retrouvailles, votre serviteur a voulu en avoir le cœur et s’est dirigé tout droit chez son libraire pour se procurer le roman de James Clavell, deux épais volumes d’environ cinq cents pages chacun. De quoi occuper quelques soirées. Deux mots sur cette édition publiée chez Callidor, qui bénéficie d’une révision de sa traduction et dont l’éditeur nous promet cinq cents pages inédites (ce qui paraît surréaliste). Ne connaissant pas la traduction de 1978, je ne sais trop quelles modifications ont été apportées au texte, mais on imagine qu’elle avait été tout simplement massacrée puisque le roman fait un peu plus de mille pages. Néanmoins, une chose est certaine, je n’ai jamais lu un livre truffé à ce point de fautes de français, de coquilles et autres erreurs de typographie. Visiblement, l’éditeur a fait l’impasse sur un sérieux travail de relecture et c’est bien dommage. La politique éditoriale laisse également une certaine amertume en bouche puisque Callidor avait choisi d’espacer la sortie des deux tomes d’environ deux mois (pile poil le temps que la série soit diffusée sur Disney+). On comprend aisément que le roman ait été scindé en deux volumes, mais l’éditeur aurait pu choisir une sortie simultanée. La couverture reprend les codes graphiques de la série TV, c’est de bonne guerre et on s’y attendait, mais en revanche le macaron promotionnel directement imprimé sur la jaquette promouvant la chaîne FX et Disney+ n’était pas indispensable. Personnellement, je suis vraiment déçu par Callidor, qui a par le passé montré un tout autre visage (l’édition de Salammbô est une merveille absolue). A cinquante euros le roman, on était en droit d’attendre mieux de la part de cet éditeur. Heureusement, la mise en page est assez réussie.
Malgré ces regrets purement éditoriaux, le roman de James Clavell, à défaut d’avoir obtenu l’écrin qu’il méritait, est un petit bijou d’écriture et de savoir-faire. Un véritable page-turner comme disent les anglo-saxons, extrêmement prenant et loin d’être inintéressant sur le fond. Le roman se déroule au XVIème siècle, alors que le Japon s’apprête à rentrer dans l’ère moderne. Rappelons qu’à l’époque le pays s’ouvre au monde, notamment par l’intermédiaire des Portugais, qui commercent ardemment avec les populations locales et tentent d’évangéliser le pays par l’intermédiaire des Jésuites, avec plus ou moins de succès. Sur le plan politique, le Japon connaît depuis plus d’un siècle une grande instabilité et des guerres permanentes opposent les principaux Daimyos (les grands seigneurs). Trois grands unificateurs mettront fin à cette quasi-guerre civile : Oda Nobunaga, Hideyoshi Toyotomi et Ieyasu Tokugawa. Le roman s’inspire de cette période et de ses grandes figures historiques en changeant les noms toutefois et en brodant certaines situations. Il se déroule très exactement entre la mort de Hideyoshi Toyotomi (nommé Nakamura dans le roman) et la prise de pouvoir de Ieyasu Tokugawa (Toranaga dans le roman), qui vaincra tous ses adversaires, devenant à l’issue de la bataille de Sekigahara seul maître du Japon, ce qui lui permettra d’accéder au titre de Shogun (rappelons que depuis plusieurs siècles, l’empereur n’a plus aucun pouvoir temporel, son rôle est réduit à sa dimension religieuse et cérémonielle, c’est véritablement le Shogun qui gouverne). De fait, Tokugawa fera d’Edo (Tokyo) sa capitale, donnant ainsi le nom de période d’Edo à deux siècles et demi de paix et de stabilité politique. L’arrivée des Occidentaux (avant que Tokugawa ne ferme quasiment le pays à l’influence étrangère) marque aussi une rupture sur le plan militaire, grâce à l’introduction de l’armement moderne (mousquets et canons), assurant à ceux qui le détiennent un avantage tactique non négligeable sur le champ de bataille. Autre personnage d’importance, le roman met en scène un certain William Adams (John Blackthorne dans le roman, ou Anjin Sama selon son titre japonais), un navigateur anglais qui accosta sur les côtes du Japon avec seulement neuf rescapés parmi son équipage. Adams/Blackthorne est alors accusé par les Portugais d’être un pirate, son bateau est saisi et il est emprisonné avec ses compagnons. Mais Toranaga flaire la manipulation orchestrée par les Jésuites, qui voient d’un mauvais œil les anglais marcher sur leurs plates-bandes, et comprend rapidement que le navigateur anglais pourrait être un atout important dans la guerre qui l’oppose à un autre membre du conseil de régence, Mitsunari Ishida (Ishido dans le roman). Non seulement Blackthorne est un excellent navigateur, mais il dispose d’un navire puissant, de canons, d’une cargaison importante de mousquets et ses connaissances en matière de navigation et de construction navale pourraient s’avérer capitales (rappelons que les Japonais ne sont pas de grands navigateurs et qu’une flotte moderne, à l’image de celle de l’Angleterre ou du Portugal serait un avantage stratégique non négligeables). De fil en aiguille, Blackthorne finit par gagner la confiance de Toranaga, qui décide d’en faire son protégé. Il le nomme samouraï (et même hatamoto, c’est à dire vassal direct), lui confie un revenu non négligeable, une concubine pour tenir sa maison et le confie aux bons soins de dame Mariko (Tama Hosokawa en réalité), l’épouse de l’un de ses vassaux les plus importants, qui s’est convertie au christianisme et parle donc couramment latin et portugais. De quoi accélérer son apprentissage du japonais. C’est évidemment là que la fiction commence à dépasser les faits historiques, puisque les sources restent assez discrètes concernant le rôle que joua finalement Adams/Blackthorne au côté de Tokugawa/Toranaga. James Clavell construit donc une intrigue passionnante sur cette base, remplissant les zones d’ombre et imaginant une idylle secrète (mais purement fictionnelle) entre Blackthorne et Mariko.
“J'ai écrit "Shogun" pour combler un fossé entre l'Est et l'Ouest, et pour tenter d'expliquer la culture du Soleil Levant aux occidentaux par le biais de la fiction. L’œuvre est passionnément pro-Japonaise et je l'ai conçue avec soin et amour. D'une certaine façon, c'est mon cadeau au Japon.”
James Clavell
Si l’intrigue prend des apparences complexes lorsqu’il s’agit de la résumer, en réalité le récit de James Clavell est d’une grande fluidité. Certes, de nombreux personnages entrent en scène et il est parfois difficile de s’y retrouver, d’autant plus que les noms des personnages historiques ont été modifiés. Mais le roman est parfaitement limpide pour les lecteurs qui n’auraient pas une grande connaissance du Japon et l’on peut parfaitement se laisser porter par la narration sans aucunement s'embarrasser de considérations historiques. Shogun reste avant tout une fiction et un divertissement. En revanche, Clavell reste un grand connaisseur du Japon, de ses traditions et de sa culture. On pourra certes reprocher à Shogun quelques raccourcis et autres simplifications romanesques, mais dans l’ensemble il se veut très respectueux et parfaitement pertinent sur de nombreux points, notamment en ce qui concerne la place des femmes japonaises, qui au XVIème siècle étaient bien plus émancipées qu’à l’époque Meiji (XIXème siècle). Elles sont ainsi libres de divorcer, de gérer leur propre fortune et même de prendre les armes. Clavell insiste sur de nombreux aspects extrêmement raffinés de la civilisation japonaise de l’époque, la délicatesse et la subtilité de leur cuisine, la qualité de leur artisanat, le souci constant de propreté, leur fabuleuse capacité d’adaptation à leur environnement, leur extrême politesse et l'organisation rigoureuse de leur société. Ainsi, Blackthorne, surnommé initialement “le barbare”, personnage d’une grande intelligence, mais parfois assez fruste, est régulièrement confronté à son incompréhension profonde des mœurs et des coutumes japonaises (notamment vis à vis du suicide et de la mort en général). Lentement mais sûrement, son immersion dans la langue et la vie quotidienne, lui font toucher du doigt l’essence même de l’âme japonaise. Ainsi se plie-t-il progressivement aux rapports sociaux ultra codifiés, à la subtilité des concepts culturels et même à la violence des règles sociales, pour parfaitement s’y fondre et devenir littéralement Japonais. C’est notamment après avoir été séparé pendant plusieurs mois de ses anciens membres d’équipage, que Blackthorne mesure les fossé qui désormais le sépare de l’Occident.
Extrêmement bien construit, parfaitement érudit mais sans être pesant, dépaysant sans pour autant flirter avec un exotisme japonisant de pacotille, Shogun n’a rien perdu de sa force plus de quarante ans après sa parution initiale. On pourra certes lui reprocher d’être un peu long ou d’être écrit dans un style qui aurait pu être plus sophistiqué, mais tout ceci n’a guère de poids face à la maîtrise dont James Clavell fait preuve en matière de narration. C’est prenant de bout en bout et populaire dans le bon sens du terme car le roman sait se montrer accessible sans pour autant jamais céder à la facilité. De quoi amèrement regretter que Callidor n’aie pas mieux soigné cette réédition.