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jeudi 30 mai 2024

Fiction historique : Shogun, de James Clavell

 

La sortie d’une nouvelle adaptation télévisuelle du roman de James Clavell, Shogun, a été marquée par un engouement que très honnêtement personne n’attendait. Il faut dire que l'œuvre avait déjà été adaptée à la télévision dans les années 80. Un Richard Chamberlain, un peu trop propre sur lui,  y interprétait le rôle principal en compagnie d’un Toshiro Mifune dont on se demandait ce qu’il était venu faire dans cette bluette parfaitement lisse et stéréotypée. Cette nouvelle adaptation en série de dix épisodes a vite fait de mettre les pendules à l’heure, Shogun n’a rien d’une bluette et frappe par le réalisme de ses décors, la qualité de ses costumes et l’efficacité de sa réalisation. 


Évidemment, à la suite de ces retrouvailles, votre serviteur a voulu en avoir le cœur et s’est dirigé tout droit chez son libraire pour se procurer le roman de James Clavell, deux épais volumes d’environ cinq cents pages chacun. De quoi occuper quelques soirées. Deux mots sur cette édition publiée chez Callidor, qui bénéficie d’une révision de sa traduction et dont l’éditeur nous promet cinq cents pages inédites (ce qui paraît surréaliste). Ne connaissant pas la traduction de 1978, je ne sais trop quelles modifications ont été apportées au texte, mais on imagine qu’elle avait été tout simplement massacrée puisque le roman fait un peu plus de mille pages. Néanmoins,  une chose est certaine, je n’ai jamais lu un livre truffé à ce point de fautes de français, de coquilles et autres erreurs de typographie. Visiblement, l’éditeur a fait l’impasse sur un sérieux travail de relecture et c’est bien dommage. La politique éditoriale laisse également une certaine amertume en bouche puisque Callidor avait choisi d’espacer la sortie des deux tomes d’environ deux mois (pile poil  le temps que la série soit diffusée sur Disney+). On comprend aisément que le roman ait été scindé en deux volumes, mais l’éditeur aurait pu choisir une sortie simultanée.  La couverture reprend les codes graphiques de la série TV, c’est de bonne guerre et on s’y attendait, mais en revanche le macaron promotionnel directement imprimé sur la jaquette promouvant la chaîne FX et Disney+ n’était pas indispensable. Personnellement, je suis vraiment déçu par Callidor, qui a par le passé montré un tout autre visage (l’édition de Salammbô est une merveille absolue). A cinquante euros  le roman, on était en droit d’attendre mieux de la part de cet éditeur. Heureusement, la mise en page est assez réussie.


Malgré ces regrets purement éditoriaux, le roman de James Clavell, à défaut d’avoir obtenu l’écrin qu’il méritait, est un petit bijou d’écriture et de savoir-faire. Un véritable page-turner comme disent les anglo-saxons, extrêmement prenant et loin d’être inintéressant sur le fond. Le roman se déroule au XVIème siècle, alors que le Japon s’apprête à rentrer dans l’ère moderne. Rappelons qu’à l’époque le pays s’ouvre au monde, notamment par l’intermédiaire des Portugais, qui commercent ardemment avec les populations locales et tentent d’évangéliser le pays par l’intermédiaire des Jésuites, avec plus ou moins de succès. Sur le plan politique, le Japon connaît depuis plus d’un siècle une grande instabilité et des guerres permanentes opposent les principaux Daimyos (les grands seigneurs). Trois grands unificateurs mettront fin à cette quasi-guerre civile : Oda Nobunaga, Hideyoshi Toyotomi et Ieyasu Tokugawa. Le roman s’inspire de cette période et de ses grandes figures historiques en changeant les noms toutefois et en brodant certaines situations. Il se déroule très exactement entre la mort de Hideyoshi Toyotomi (nommé Nakamura dans le roman) et la prise de pouvoir de Ieyasu Tokugawa (Toranaga dans le roman), qui vaincra tous ses adversaires, devenant à l’issue de la bataille de Sekigahara seul maître du Japon, ce qui lui permettra d’accéder au titre de Shogun (rappelons que depuis plusieurs siècles, l’empereur n’a plus aucun pouvoir temporel, son rôle est réduit à sa dimension religieuse et cérémonielle, c’est véritablement le Shogun qui gouverne). De fait, Tokugawa fera d’Edo (Tokyo) sa capitale, donnant ainsi le nom de période d’Edo à deux siècles et demi de paix et de stabilité politique. L’arrivée des Occidentaux (avant que Tokugawa ne ferme quasiment le pays à l’influence étrangère) marque aussi une rupture sur le plan militaire, grâce à l’introduction de l’armement moderne (mousquets et canons), assurant à ceux qui le détiennent un avantage tactique non négligeable sur le champ de bataille. Autre personnage d’importance, le roman met en scène un certain William Adams (John Blackthorne dans le roman, ou Anjin Sama selon son titre japonais), un navigateur anglais qui accosta sur les côtes du Japon avec seulement neuf rescapés parmi son équipage. Adams/Blackthorne est alors accusé par les Portugais d’être un pirate, son bateau est saisi et il est emprisonné avec ses compagnons. Mais Toranaga flaire la manipulation orchestrée par les Jésuites, qui voient d’un mauvais œil les anglais marcher sur leurs plates-bandes, et comprend rapidement que le navigateur anglais pourrait être un atout important dans la guerre qui l’oppose à un autre membre du conseil de régence, Mitsunari Ishida (Ishido dans le roman). Non seulement Blackthorne est un excellent navigateur, mais il dispose d’un navire puissant, de canons, d’une cargaison importante de mousquets et ses connaissances en matière de navigation et de construction navale pourraient s’avérer capitales (rappelons que les Japonais ne sont pas de grands navigateurs et qu’une flotte moderne, à l’image de celle de l’Angleterre ou du Portugal serait un avantage stratégique non négligeables). De fil en aiguille, Blackthorne finit par gagner la confiance de Toranaga, qui décide d’en faire son protégé. Il le nomme samouraï (et même hatamoto, c’est à dire vassal direct), lui confie un revenu non négligeable, une concubine pour tenir sa maison et le confie aux bons soins de dame Mariko (Tama Hosokawa en réalité), l’épouse de l’un de ses vassaux les plus importants, qui s’est convertie au christianisme et parle donc couramment latin et portugais. De quoi accélérer son apprentissage du japonais. C’est évidemment là que la fiction commence à dépasser les faits historiques, puisque les sources restent assez discrètes concernant le rôle que joua finalement Adams/Blackthorne au côté de Tokugawa/Toranaga. James Clavell construit donc une intrigue passionnante sur cette base, remplissant les zones d’ombre et imaginant une idylle secrète (mais purement fictionnelle) entre Blackthorne et Mariko.


“J'ai écrit "Shogun" pour combler un fossé entre l'Est et l'Ouest, et pour tenter d'expliquer la culture du Soleil Levant aux occidentaux par le biais de la fiction. L’œuvre est passionnément pro-Japonaise et je l'ai conçue avec soin et amour. D'une certaine façon, c'est mon cadeau au Japon.”

James Clavell


Si l’intrigue prend des apparences complexes lorsqu’il s’agit de la résumer, en réalité le récit de James Clavell est d’une grande fluidité. Certes, de nombreux personnages entrent en scène et il est parfois difficile de s’y retrouver, d’autant plus que les noms des personnages historiques ont été modifiés. Mais le roman est parfaitement limpide pour les lecteurs qui n’auraient pas une grande connaissance du Japon et l’on peut parfaitement se laisser porter par la narration sans aucunement s'embarrasser de considérations historiques. Shogun reste avant tout une fiction et un divertissement. En revanche, Clavell reste un grand connaisseur du Japon, de ses traditions et de sa culture. On pourra certes reprocher à Shogun quelques raccourcis et autres simplifications romanesques, mais dans l’ensemble il se veut très respectueux et  parfaitement pertinent sur de nombreux points, notamment en ce qui concerne la place des femmes japonaises, qui au XVIème siècle étaient bien plus émancipées qu’à l’époque Meiji (XIXème siècle). Elles sont ainsi libres de divorcer, de gérer leur propre fortune et même de prendre les armes. Clavell insiste sur de nombreux aspects extrêmement raffinés de la civilisation japonaise de l’époque, la délicatesse et la subtilité de leur cuisine, la qualité de leur artisanat, le souci constant de propreté, leur fabuleuse capacité d’adaptation à leur environnement, leur extrême politesse et l'organisation rigoureuse de leur société. Ainsi, Blackthorne, surnommé initialement “le barbare”, personnage d’une grande intelligence, mais parfois assez fruste, est régulièrement confronté à son incompréhension profonde des mœurs et des coutumes japonaises (notamment vis à vis du suicide et de la mort en général). Lentement mais sûrement, son immersion dans la langue et la vie quotidienne, lui font toucher du doigt l’essence même de l’âme japonaise. Ainsi se plie-t-il progressivement aux rapports sociaux ultra codifiés, à la subtilité des concepts culturels et même à la violence des règles sociales, pour parfaitement s’y fondre et devenir littéralement Japonais. C’est notamment après avoir été séparé pendant plusieurs mois de ses anciens membres d’équipage, que Blackthorne mesure les fossé qui désormais le sépare de l’Occident. 


Extrêmement bien construit, parfaitement érudit mais sans être pesant, dépaysant sans pour autant flirter avec un exotisme japonisant de pacotille, Shogun n’a rien perdu de sa force plus de quarante ans après sa parution initiale. On pourra certes lui reprocher d’être un peu long ou d’être écrit dans un style qui aurait pu être plus sophistiqué, mais tout ceci n’a  guère de poids face à la maîtrise dont James Clavell fait preuve en matière de narration. C’est prenant de bout en bout et populaire dans le bon sens du terme car le roman sait se montrer accessible sans pour autant jamais céder à la facilité. De quoi amèrement regretter que Callidor n’aie pas mieux soigné cette réédition. 




vendredi 24 mai 2024

Légende livresque : Le sorcier et la luciole, de Christine Campadieu

Huit ans après sa mort, la vigneronne Christine Campadieu évoque sa rencontre et son amitié avec l’écrivain américain Jim Harrison, gastronome itinérant et poète de la bonne chère. Un livre simple et émouvant, qui donne un aperçu de la personnalité complexe de l’auteur des grands espaces américains. 


Le livre est assez court et se présente sous la forme d’une structure faussement relâchée, très agréable à feuilleter, mêlant anecdotes rabelaisiennes, souvenirs de voyage et même recettes de cuisine, sans trop s’embarrasser d’une chronologie précise. Le style de Christine Campadieu a l’élégance d’être simple et accessible, sans fioriture ni effets de manche. L’auteure s’efface ainsi devant le maître, pour faire émerger l’émotion qui transparaît à travers la relation amicale née un peu par hasard à l’occasion d’un voyage en Espagne sur les traces de Federico Garcia Lorca, le grand poète andalou exécuté en 1936 par les milices franquistes. Si la France connaît bien le romancier, elle a tendance à oublier la passion de Jim Harrison pour la poésie, et ses talents d’écrivain dans le domaine, passion qui semble particulièrement insistante dans la dernière partie de sa vie ; en témoigne un autre pèlerinage, à Collioure cette fois, sur les traces d’Antonio Machado, autre poète espagnol victime du franquisme (Machado mourut à Collioure quelques semaines seulement après avoir franchi les Pyrénées en compagnie de sa mère). C’est d’ailleurs ce pèlerinage qui fut à l’origine de la rencontre de Christine Campadieu et de Jim Harrison, puisque ce dernier était un grand amateur du vin que la vigneronne produisait du côté de Banyuls. 


Au fil de ces souvenirs égrenés avec une certaine pudeur, émerge la personnalité quelque peu fantasque de Jim Harrison, un homme que l’on sent sur le déclin physique (en témoigne aussi le très touchant documentaire de François Busnel Seule la Terre est éternelle), mais dont la vitalité intellectuelle est toujours intacte. Sa fantaisie, sa générosité, sa spontanéité quasi enfantine, son sens de l’humour piquant font écho à sa roublardise, ses colères subites et son caractère parfois ombrageux ; Jim aime croquer la vie à pleine dents et son amour  pour les bons vins et la bonne chère témoignent également de son caractère emporté et parfois excessif. Christine Campadieu ne cache rien de ces différentes facettes, dressant un portrait en creux finement contrasté de l’écrivain américain, dont on imagine aisément la personnalité flamboyante et charismatique lorsqu’il était physiquement au mieux de sa forme. 


Assurément, cette succession de tranches de vies partagées, d’anecdotes truculentes ou tout simplement touchantes, racontent autant de Jim Harrison qu’une biographie parfaitement circonstanciée et détaillée. A travers son récit, Christine Campadieu laisse percevoir le grand poète et le grand romancier qu’était Jim Harrison tout autant que le bon vivant ou le râleur irascible et c’est bien ce qui rend ce livre aussi précieux et attachant. Et quoi qu’il arrive, il nous restera pour toujours la plume inimitable de Big Jim, gravée à jamais au firmament des grands écrivains qui l’ont inspiré.

mardi 21 mai 2024

Littérature levantine : L'empereur à pied, de Charif Majdalani

 

La littérature libanaise réussira-t-elle un jour à surmonter le traumatisme de la guerre civile et l’éclatement d’un pays autrefois cité en exemple pour sa capacité à faire cohabiter les différentes communautés qui forment la mosaïque improbable mais tellement fascinante  qu’est le Proche Orient ? A la lecture de ce troisième roman de Charif Majdalani, on est en droit de se poser la question tant ces thématiques traversent de part en part son œuvre. Comme dans Villa des femmes ou bien encore Le dernier seigneur de Marsad,  L’empereur à pied prend la forme d’une chronique familiale sur fond de nostalgie du paradis perdu, dont les réminiscences ne cessent de surgir au fil du récit. Un roman fascinant sur le poids du passé dans nos parcours de vie. 


Le récit débute au milieu du XIXème siècle. Au cœur des montagnes du Liban, la paisible communauté de Massiaf voit un jour débarquer de nulle part un étranger, Khanjar Jbeili, accompagné de ses trois fils. L’homme semble démuni, mais il a pourtant l’attitude d’un prince et il annonce qu’il est à la recherche de terres à cultiver. Après d’âpres discussions, le cheikh local lui offre quelques arpents caillouteux situés en altitude, tout juste bons à faire paître quelques brebis et dont personne ne veut. Mais sur les montagnes en apparence ingrates de Jabal Safié, Khanjar Jbeili réussit le tour de force de créer un véritable domaine. A force de travail acharné, lui et ses fils rendent ces terres fertiles, grâce aux oliviers et aux arbres fruitiers qui semblent s’y plaire, mais aussi grâce à l’élevage. Au fil des années, Khanjar fait construire une confortable maison et sa réussite lui assure le respect de la communauté et des élites locales, au point d’être surnommé “l’empereur”. Mais Khanjar Jbeili, en dépit de sa fortune nouvelle, n’a pas l’esprit tout à fait serein quant-à l’avenir. Ainsi édicte-t-il une règle qu’il espère immuable ; parmi ses fils et au fil des générations, seul l'aîné aura droit de se marier et héritera de ses biens, afin de préserver le patrimoine familial. Cette loi n’aura de cesse de créer des conflits au fil des générations, provoquant de profondes fractures familiales, schismes et autres exils plus ou moins consentis. Ce qui donnera lieu aux récits fascinants des mauvaises pousses de la famille, qui refusèrent de se soumettre et acceptèrent d’en subir les conséquences. L’occasion de suivre les parcours chaotiques de ces cadets rebelles, poursuivis par leur malédiction  des confins d’un empire ottoman en déliquescence jusqu’aux grandes propriétés terriennes du Mexique, prémices d’une diaspora annoncée et d’une guerre civile qui couve insidieusement. 


Avec L’empereur à pied, Charif Majdalani confirme tout le bien que l’on pensait déjà de cet écrivain puissamment ancré dans l’histoire du Liban. Cette fois son récit prend encore davantage d’ampleur et observe finement les évolutions d’un pays que l’on croyait alors béni des dieux, mais dont la violence latente n’était jugulée que par une certaine prospérité économique. Mais encore fallait-il que cette richesse perdure et soit équitablement répartie. Sans doute faut-il voir dans ce roman une fable allégorique. A l’instar de cette loi injuste édictée par Khanjar Jbeili, qui creuse profondément les inégalités dans le clan familial et attise la défiance des puînés, le Liban, engoncé dans une certaine aisance économique et le poids des structures sociales, n’a pas su combattre le feu qui couvait  ni voir le vent mauvais qui allait attiser les braises du futur brasier.