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lundi 6 mars 2023

SF post-apo : Station Eleven, d'Emily St John Mandel

 

Peut-on encore échapper à la SF post-apocalyptique ? Si l’on s’en tient à ce que l’on nous propose depuis une bonne dizaine d’années, on serait tenté de répondre par la négative. La mode est donc aux zombies, déclinés à toutes les sauces. Des zombies à la TV, des zombies au cinéma, des zombies à flinguer sur votre console ou votre PC, des zombies à manger sous forme de friandises gélifiées ou de chips…. jusqu’à l’overdose. Le problème, c’est que depuis George Romero, plus personne n’a grand chose à dire sur le sujet. Une fois la critique du capitalisme et de la société de consommation actée, on tourne un peu en rond. Certains ont tenté parfois avec succès la parodie, mais très honnêtement il y a de quoi être agacé par l’aspect parfaitement roboratif de cette mode. Si l’on élargit quelque peu le spectre, derrière cette tendance marketing on perçoit évidemment une crainte, celle de la fin de notre civilisation, dont le zombie n’est finalement que l’instrument archétypal puisque les causes sont souvent plus profondes (virus mutant, bouleversement écologique, manipulations génétiques…). Force est de constater que ce thème de la fin du monde, s’il n’est pas neuf (coucou Paco et  les millénaristes de la fin des années 90), est omniprésent dans les oeuvres de la culture populaire depuis une bonne dizaine d’années, si ce n’est davantage ; signe que la perspective d’une fin proche résonne particulièrement fort auprès du grand public. Mais il faut dire que l’époque n’est guère rassurante, entre disparition accélérée de la biodiversité, pollution des écosystèmes, réchauffement climatique et surexploitation des ressources planétaires, il y a effectivement de quoi être inquiet. La perspective de la disparition de nos sociétés modernes,  tellement fragiles et dépendantes, est en train de prendre l’ascendant sur le discours rassurant et lénifiant prônant la toute puissance de notre civilisation ultra-technologique. La technologie nous sauvera-t-elle ? Rien n’est moins sûr affirme le courant post-apo, les hordes de zombies déchaînés nous balaieront comme des fétus de paille ou des virus foudroyants  réduiront la population mondiale à des hordes disparates de survivants hagards et faméliques. Dès lors, les technologies dont nous sommes à la fois si fiers et esclaves n’auront plus de sens, il faudra survivre dans un monde désormais hostile avec pour seule arme la volonté de se battre. Télévisions, voitures, téléphones, ordinateurs et autres machines en tous genres ne seront plus que des reliques d’un passé révolu et désormais  insignifiant.


Oui bon, d’accord, mais puisque tout semble avoir été dit, pourquoi se pencher sur le cas Station Eleven, dont les ressorts narratifs semblent répondre en tous points au cahier des charges du bon petit roman post-apo ? Eh bien parce que pour une fois, cette fin de monde a quelque chose de différent. Tout aussi effrayante et anxiogène, elle insiste sur l’extrême fragilité de notre civilisation et sur notre faible capacité de résilience face à un cataclysme imprévu. En outre, la manière dont se déroule la fin du monde entre en résonance avec notre propre expérience de la pandémie, qui, toutes proportions gardées évidemment, nous a confrontés à de nouvelles expériences (règles sanitaires renforcées, confinement, distanciation sociale, pénuries relatives….), qui laissent entrevoir le comportement pas toujours très glorieux de nos semblables en cas de crise sanitaire majeure.  


Station Eleven nous raconte la fin de notre civilisation telle qu’elle est aujourd’hui, cette civilisation ultra-technologique et ultra-connectée, où les informations, les biens et les personnes transitent à grande vitesse à travers la planète, cette civilisation ultra-consumériste, atteinte d’un  sévère complexe de “toute puissance”, qui se croit forte et solide alors qu’elle n’est qu’un colosse aux pieds d’argile. Un simple virus grippal venu d’Europe de l’Est foudroie en quelques jours l’humanité. 90% de la population mondiale est décimée, la production énergétique et industrielle s’effondre, les télécommunications s’arrêtent tout comme la production agricole et le secteur agro-alimentaire. En quelques jours notre monde disparaît, ne laissant que quelques survivants exsangues et hébétés, à peine capables de réaliser qu’ils ont été épargnés par le cataclysme. Comment survivre, comment reconstruire un semblant d’Humanité lorsque tout à été réduit à néant ? Du côté des grands lacs américains, quelques survivants tentent de redonner du sens à leur vie nouvelle en célébrant les grandes œuvres du passé. La Symphonie itinérante, regroupant des musiciens et des comédiens, parcourt les ruines de l’ancien monde offrant aux survivants leur interprétation de Shakespeare  et des grandes pièces de la musique classique. Leur caravane faite de bric et de broc, mais armée jusqu’aux dents pour éviter les mauvaises rencontres et les pilleurs, emprunte un circuit bien rodé le long du lac Michigan, visitant les quelques communautés qui ont réussi à se reconstituer, apportant la culture là où elle avait disparu. 


Cette perspective nouvelle (excepté peut-être dans Un cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller), dans un genre littéraire qui se focalisait plutôt sur la barbarie et la violence d’un monde post-apocalyptique, pose une question essentielle et parfois un peu négligée : que voulons-nous préserver du passé ? La science, la technologie, le savoir, de simples techniques ou bien serons-nous condamnés à chasser, traquer et nous disputer les dernières reliques d’un passé révolu ? Ces dimensions semblent évidemment incontournables, dans Station Eleven la violence des survivants reste un élément prégnant du récit, mais le roman nous rappelle également que nous ne sommes pas réduits à nos besoins primaires, la survie contient aussi une dimension culturelle. Reste à savoir si cela signifie garder les yeux tournés vers le passé ou bien se réinventer, créer à nouveau, pour mieux se projeter dans l’avenir. Mais les survivants de ce nouveau monde sont encore trop proches de leur passé pour pouvoir s’en détacher complètement, ils célèbrent sans cesse l’ancien monde, contemplant le désastre, faisant sans cesse le bilan comptable de leurs pertes. Cette dimension mélancolique se reflète également dans la construction narrative du roman qui navigue sans cesse entre le passé et le présent, pour mieux nous permettre d’en percevoir toute la tragédie, que l’on reconstitue pièce par pièce avec une certaine sidération. Peu à peu, on s’attache à ces hommes et à ces femmes qui tentent de reconstruire une nouvelle société sur les cendres encore fumantes de la civilisation, essayant de préserver les savoirs essentiels (la médecine, les livres, la musique) tout en remisant au musée les objets devenus inutiles, mais que notre génération à pourtant portés au pinacle (téléphones, ordinateurs, talons aiguilles, jeux vidéo, sac à main….).


Roman doux-amer d’une parfaite mélancolie, Station Eleven est un récit d’une grande qualité, admirablement écrit et superbement construit, dont les ressorts narratifs reposent moins sur l’anxiété et la peur d’une fin du monde que l’on sent pourtant si proche, que sur l’espoir d’un avenir différent, moins matérialiste et plus proche de l’essentiel. Il n’en demeure pas moins qu’à l’issue de cette lecture, une question reste toujours en suspens : faut-il nécessairement que l’humanité soit confrontée à un cataclysme pour qu’elle change enfin de dynamique et cesse de détruire la planète qui lui a donné naissance ?