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mardi 23 mai 2023

Littérature chinoise : Six récits au fil inconstant des jours, de Shen FU

 

Oui oui, je sais, j’avais promis une chronique du Chevalier aux épines, le dernier roman de Jean-Philippe Jaworski publié chez Les moutons électriques, mais il se trouve que je suis sur le point de terminer un petit roman chinois qui m’a littéralement enchanté et dont je vais m’empresser de vous parler. Six récits au fil inconstant des jours n’est pas vraiment une nouveauté, on peut en trouver d’ailleurs deux versions différentes, mais pour ma part je possède celle publiée en avril 2023 chez Libretto. Vous pouvez également choisir l’édition éditée chez Gallimard dans la collection Connaissance de l’Orient et intitulée Récits d’une vie fugitive : mémoires d’un lettré pauvre, puisqu’il s’agit de la même œuvre nonobstant l’appareil critique qui l’accompagne bien évidemment. 


Né à Suzhou, dans la province du Jiangsu (à l’Est de la Chine), en 1763, Shen Fu était issu d’une famille de petits fonctionnaires. Fin lettré mais totalement désargenté, faute d’avoir réussi à entrer durablement dans l’appareil administratif impérial, il occupa différents emplois subalternes, s’essaya au commerce des livres, à la peinture (avec talent) avant de mourir en 1807 en laissant derrière lui une œuvre littéraire quantitativement modeste, mais oh combien précieuse par son contenu. De ses six récits d’une vie fugitive, il ne nous en est parvenu en réalité que quatre, publiés en un mince volume en 1877, mais c’est bien suffisant pour entrer dans la grande histoire de la littérature chinoise classique. 


" L'univers n'est que l'auberge des créatures, et le temps, l'hôte provisoire de l'éternité; au fil inconstant des jours, notre vie n'est qu'un songe, et nos joies sont fugaces ..." Li Bai


Mais de quoi s’agit-il à proprement parler ? Ces récits ont toute l’apparence de la banalité puisqu’ils retracent en partie l’existence de Shen Fu, de sa vie conjugale en passant par ses voyages, ses péripéties professionnelles ou bien encore ses problèmes financiers, l’auteur se confie sans pathos excessif sur les aléas de la vie dans la Chine impériale de la fin du XVIIIème siècle. Tout cela pourrait paraître ennuyeux si Shen Fu se laissait aller à l’épanchement égotique, mais c’est tout le contraire qui se produit. Au fil du récit se dévoile ainsi un homme cultivé, un fin lettré doté d’une grande sensibilité et d’une éducation poussée. Le regard qu’il porte sur le monde qui l’entoure a  valeur documentaire et se montre extrêmement riche de précisions sur les mœurs de son temps, mais il est surtout singulier pour son époque. Sans doute ses contemporains considéraient-ils Shen Fu comme un perdant, un raté incapable de faire fortune, ni même de gagner sa vie décemment. Plus grave sans doute, Shen Fu semble avoir été coupable d’avoir profondément aimé son épouse, la délicate et lumineuse Yun, et de s’en être contenté. Cette absence d’ambition, en fait un personnage parfaitement décalé dans une Chine où les apparences et les traditions dirigent la vie de chacun à tout instant. L’amour que Shen Fu éprouve pour sa femme, disparue prématurément, éclate à chaque instant du récit. Au fil des pages, il est rare qu’il n’évoque pas son souvenir avec une émotion vive et une sincérité très touchante. Sa relation avec Yun fait ainsi figure de colonne vertébrale d’un récit au style fluide et poétique, empreint d’une  sensibilité toute en  retenue et d’une certaine candeur.


Cette candeur affichée ne doit pas faire oublier la volonté plus ou moins consciente, de s’affranchir du carcan sociétal de l'époque, de ses conventions et de ses codes extrêmement rigides. Shen Fu et Yun sont des esprits libres, de gentils rêveurs portés par leur amour mutuel, mais des rêveurs prêts à s’affranchir des règles et du qu’en dira-t-on pour vivre leur passion, quitte à payer leur liberté et leur indépendance au prix fort. Toujours soudés, respectueux et soucieux du bien-être de l’autre, ils sont le yin et le yang délicatement entrelacés, unis par un lien sacré et indéfectible jusque par delà la mort. A la fois Ode à l’amour, petit traité de philosophie, précis de littérature, étude de mœurs, essai sur l’esthétique chinoise… Six récits au fil inconstant des jours est une œuvre d’une étonnante richesse, d’une beauté stylistique envoûtante et d’une poésie peu commune, un délicat petit chef d'œuvre, intemporel et universel. 

samedi 6 mai 2023

Cette chose étrange en moi, d'Orhan Pamuk

 

Auréolé du prix Nobel de littérature, et donc du prestige qui lui est associé, Orhan Pamuk est un écrivain qui fait très souvent l’unanimité auprès de la critique, mais qui divise les lecteurs. Il y a ceux qui tombent à chaque fois sous le charme de ses romans et ceux qui lui reprochent de tourner un peu en rond et de se montrer un tantinet verbeux.  Honnêtement, à condition de ne s’en tenir qu’à l’aspect formel de sa littérature, ces reproches ne sont pas tout à fait infondés, mais hélas c’est oublier l’aspect obsessionnel de la littérature d’Orhan Pamuk. Cette capacité à revenir sans cesse parcourir les rues de sa ville natale, à évoquer inlassablement ses souvenirs à travers ses romans sont au cœur même du projet de l’écrivain turc et en font justement tout l’intérêt. Si ce contrat tacite ne vous convient pas, alors vous risquez effectivement de ne pas saisir pleinement la mesure (voire la démesure) de cette littérature si personnelle et si profondément ancrée dans les racines familiales de l’écrivain stambouliote. Lire Orhan Pamuk c’est être plongé irrémédiablement dans l’âme d’Istanbul, c’est en saisir toute la richesse culturelle et la dimension historique, car à chacun de ses romans, il explore des facettes différentes de sa cité et la fait vivre aux yeux d’un lecteur désormais ivre de sensations d’une richesse inouïe.  


Cette chose étrange en moi ne déroge pas à la règle, mais s’éloigne quelque peu du milieu petit-bourgeois que l’on découvrait dans les romans les plus autobiographiques d’Orhan Pamuk.  Cette fois, l’écrivain s’intéresse aux petites gens, à ceux venus des lointaines campagnes d’Anatolie, attirés par le dynamisme de la grande cité turque, par les promesses d’emploi et le désir d’y faire fortune. Ainsi, Mevlut a quitté son village natal pour rejoindre son père, vendeur de yaourt le jour et de boza le soir venu. La boza, c’est cette boisson traditionnelle très légèrement alcoolisée, obtenue à partir de la fermentation de céréales et que l’on consomme avec une poignée de pois chiches grillés. L’islam interdisant l’alcool, la boza eut beaucoup de succès à l’époque ottomane (nonobstant quelques polémiques à certaines époques), mais à la fin des années soixante, elle est en perte de vitesse en raison d’une certaine libéralisation des mœurs à Istanbul. La vente de yaourt et de boza en faisant du porte à porte est loin d’être une activité de tout repos, Mevlut et son père doivent se lever tôt pour aller chercher au marché de gros leurs plateaux de yaourt et leur boza, entreposer ce qu’ils ne peuvent pas porter toute la journée dans quelques endroits stratégiques de la ville et parcourir inlassablement les rues des quartiers les plus populaires en ployant sous le poids d’une perche chargée au maximum, quelle que soit le temps ou la saison. Au cri du vendeur, les fenêtres s’ouvrent et les clients font descendre les paniers pour récupérer leurs commandes, parfois les portes s’ouvrent pour laisser entrer le vendeur, le temps d’une discussion et Mevlut aperçoit alors la manière dont vivent les stambouliotes, riches ou pauvres, religieux ou laïcs, jeunes ou vieux, toute la diversité de la cité s’offre à ses yeux et à ses oreilles. Mais le père et le fils ne font guère fortune, les citadins préfèrent acheter désormais des yaourts en pots et le raki devient bien plus populaire que la boza, il n’y a guère qu’auprès des anciens qu’elle obtient encore un peu de succès. Mais Mevlut s’entête, malgré la fatigue d’un métier éreintant, malgré la pluie et le froid l’hiver, malgré la chaleur étouffante l’été et en dépit de recettes de plus en plus maigres. Parcourir les rues, observer le monde, rencontrer d’autres concitoyens, telle est la vie qu’il a choisie. 
 
Mais un jour, alors qu’il assiste au mariage de son cousin, Mevlut rencontre les yeux de Rayiha, la petite sœur de la mariée à peine âgée de 15 ans. Le jeune-homme en tombe immédiatement amoureux. C’est décidé, il épousera celle à qui appartient ce merveilleux regard, quitte à l’enlever au milieu de la nuit, au cœur de son petit village natal. 


“La vie, les aventures, les rêves du marchand de boza Mevlut Karatas et l’histoire de ses amis 

et

Tableau de la vie à Istanbul entre 1969 et 2012, vue par le yeux de nombreux personnages”


Tel est le sous-titre de Cette chose étrange en moi et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il résume de manière extrêmement fidèle le projet d’Orhan Pamuk, il en délimite même avec une grande exactitude le périmètre. Pour autant, il se dégage de ce roman une indescriptible poésie mâtinée de douce mélancolie. On sent bien que malgré le désir de réussite affiché extérieurement par Mevlut, ce qui lui tient à cœur n’est pas et ne sera jamais l’argent. Le bonheur tient à des choses à la fois plus fugaces et plus tangibles, la joie de retrouver sa femme adorée et ses filles à la fin d’une rude journée de travail, le plaisir d’échanger avec des clients de longue date, la satisfaction d’observer la vie de la cité, la foule bigarrée qui parcourt les ruelles tortueuses d’Istanbul… Mevlut est un fin observateur de la vie et un contemplateur infatigable de la beauté du monde. Ce côté candide de sa personnalité mêlé à une certaine forme de rigidité le rendent profondément attachant et en font l’un des personnages les plus touchants de la littérature d’Orhan Pamuk.