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vendredi 27 novembre 2020

Spleen littéraire : Mr Gwyn, d'Alessandro Baricco

Il me faut en préambule remercier chaleureusement Carmen, fidèle lectrice de ce blog, qui m’a gentiment recommandé ce roman d’Alessandro Baricco à la suite de ma lecture passionnée de Soie. Qu’elle reçoive ici toute ma gratitude pour cette merveilleuse suggestion. Reste qu’il est toujours un peu difficile de parler d’un livre qui nous a non seulement enthousiasmé, mais également profondément touché… et c’est évidemment le cas de Mr Gwyn. On réfléchit, on tergiverse, on recule, on griffonne quelques mots que l’on efface aussitôt en se disant que non, finalement, ce n’est décidément pas la bonne approche, que le ton ne convient pas et que, de toute manière, qui sommes-nous pour juger du talent de ces créateurs d’univers que nous appelons écrivains. Oui, le doute assaille inlassablement celui qui prend la plume, ne serait-ce que pour écrire une modeste chronique sur un blog perdu au fin fond du web (deuxième porte à droite, juste avant la sortie). Qu’Alessandro Baricco me pardonne, que les lecteurs de ce blog me pardonnent, mais je vais devoir écrire une bafouille comme dirait l’autre, une petite chronique maladroite pour parler d’un beau livre. L’excuse est légère, je le conçois, je plaide même coupable, mais les desseins sont sincères et honnêtes.  En définitive et si l’on y réfléchit bien, je pourrais me contenter de vous dire qu’Alessandro Baricco est un génie des mots, que son imaginaire poétique n’a d’égal que la profondeur de ses personnages et son histoire touchera certainement un point extrêmement sensible au plus profond de votre être. Ce serait vrai et même pas exagéré et nous pourrions nous en tenir là. Ou alors je vous en raconte un tout petit peu plus, oui voilà, dévoilons très légèrement l’histoire. 



Avec seulement trois romans à son actif, Mr Gwyn est un écrivain à succès, tant du point de vue critique que populaire. Mr Gwyn pourrait s’en tenir là et écrire ces jolis romans dont il a le secret jusqu’à son dernier souffle. Mourir la plume à la main, ne serait-ce pas une fin prédestinée pour un auteur. Oui mais voilà, de cette fin Mr Gwyn n’en veut point, et au cours d’une de ses promenades dans un parc de Londres, il décide qu’il lui faut changer de mode de vie, abandonner ce travail qui lui permet de vivre si confortablement et trouver une nouvelle voie, un nouveau but à son existence. De retour chez lui, Jasper Gwyn écrit un article qu’il soumet au Guardian et dans lequel il énumère les cinquante deux choses qu’il se promet de ne plus jamais faire, la dernière étant de ne plus écrire de livres. A quarante trois ans, Mr Gwyn met fin à sa brillante carrière d’écrivain. Son article ne provoque pourtant guère de remous et suscite surtout l’incrédulité de son agent, qui le suspecte d’avoir voulu faire “un coup médiatique”. Et le petit microcosme de la littérature anglaise semble s’être mis au diapason, comme s’il était l’auteur de la bonne blague du moment. Bref, personne ne le prend vraiment au sérieux. Après tout, pourquoi vouloir se saborder alors que sa carrière connaît une telle réussite ? 



“Un jour je me suis aperçu que plus rien ne m’importait et que tout me blessait mortellement”



Sauf que Mr Gwyn est bien décidé à aller jusqu’au bout de sa démarche, n’en déplaise à ceux qui ne croient qu’à un mouvement d’humeur passager. Alors il profite de sa nouvelle liberté, réfléchit, pense, tente de se projeter dans une nouvelle activité. Au fil du temps pourtant, le geste d’écrire finit par lui manquer, manier les mots, construire des phrases, se projeter dans la tête d’autres personnages…. tout cela revêt encore de l’importance à ses yeux, mais il ne veut plus écrire de romans. Au bout de cette réflexion lui vient une idée à la fois incongrue et évidente, il lui faut devenir copiste. Mr Gwyn rêve de copier des gens avec des mots et, à la manière d’un peintre, en faire le portrait. Non pas une simple description, mais un véritable portrait constitué de mots et retranscrivant le plus fidèlement possible l’être dans son entièreté, dans sa personnalité et sa singularité. Mais pour cela il lui faut une technique bien spéciale et réunir des conditions qui favoriseront la rencontre entre l’artiste et son modèle. 


Réflexion douce-amère sur la condition d’artiste, Mr Gwyn est un récit à la fois lumineux et terriblement mélancolique. C’est beau à se damner, écrit avec un talent fou et extrêmement touchant. C’est aussi un livre de rencontres avec des personnages certes fictifs, mais profondément attachants, c’est simple on a envie de tous les rencontrer, ou presque. Parce qu’ils sont beaux, parce qu’ils sont différents, parce qu’ils sont terriblement humains, avec leurs forces, leurs failles, leurs joies et leurs déceptions. Avec toute sa poésie et sa sensibilité, la littérature d’Alessandro Baricco nous rappelle une chose essentielle et fondamentale, c’est à quel point la condition d’être humain peut être une souffrance si l’on erre sans but.


 

dimanche 15 novembre 2020

Voyage en pays statuaire : Les Mers perdues

 

Cher Emmanuel,


Il y a bien longtemps maintenant, tu as éclairé le chemin vers des contrées où je n’aurai jamais jeté qu’un regard distrait sans le secours de ton érudition. Certes, je n’étais pas une ignorante totale, mais à peine une novice sans autre souci que de rapiécer une culture lacunaire et de satisfaire à peu d’efforts un goût pour les voyages immobiles qui s’accomplissent avec le lent mouvement des pages tournées.

Bien sûr j’avais déjà visité quelques cités obscures esquissées par un dessinateur de talent assisté d’un architecte à l’imagination romantique, où les personnages dépassés se confrontaient à des urbanismes oniriques. Bien sûr j’avais déjà voyagé dans le temps, parfois fort loin, en compagnie de robots qui rêvaient. Bien sûr, j’avais déjà, entre terre et mer, découvert quelques créatures écailleuses et sages… Mais ce n’étaient là que petits sauts de puce par rapport aux autres voyages dans le temps, ceux-là dans notre passé, qui m’emportaient bien plus souvent, beaucoup moins dans l’imaginaire des hommes que dans leurs déraisons profondes et la singularité des destins échus.


Et puis voilà donc notre rencontre, par des aléas administratifs tortueux et implacables, qui menaient les gens du sud radieux vers le nord grisâtre et les habitants des vallées royales vers les terres ravagées par la guerre.

Et vint une rouge servante, et au fil des années tant d’autres compagnes et compagnons de papier que j’ai oubliés. Nous avons partagé nos lectures comme d’autres s’attablent autour d’une bonne chair arrosée du nectar de la vigne, pour échanger nos impressions sur des catastrophes nucléaires, des mondes étranges, de misérables destins ou de goûteux crayonnages, de longs classiques mémorables ou de courts et secs récits et des terres fertiles où poussent des idoles de pierre dans des jardins clos.


De lecteurs peu convaincus en découvreurs plus enthousiastes, une lecture qui en appelle une autre, encore une autre. A force de suivre les recommandations du plus aiguisé des chroniqueurs littéraires, et de ses affidés, même anonymes, surtout anonymes, on glisse sur la pente fatale qui vous mène aux acquisitions de petits délires livresques, où un écrivain se mue en explorateur d’un monde merveilleux dans lequel s’entrechoquent les vestiges de deux conceptions du rêve humain, capturées dans les images d’un dessinateur émerveillé épris du souci de nous restituer toute l’atmosphère aux limites du sensé de cette quête sans but tangible. De cet album, on se demande par quel miracle il m’est parvenu, quel chemin improbable il a suivi pour venir s’ouvrir entre mes mains, et qui semble s’adresser à moi non en tant que lectrice mais en tant que confidente. Car c’est presque une histoire personnelle entre chaque lecteur et chaque exemplaire de ce récit qui s’épanouit dès l’ouverture de l’ouvrage.


Tout à coup un doute surgit : peut-être suis-je tout simplement en train de détruire un peu de l’enchantement qui s’empare peu à peu de la lectrice attentive en tentant de le transmettre, comme ces particules quantiques qui s’évanouissent aussitôt qu’observées, ou plus encore dans ce monde statuaire, comme ces furtifs qui se figent aussitôt qu’aperçus. Mais si seulement l’un ou l’une d’entre celles qui lisent ces lignes pouvait, ne serait-ce qu’apercevoir entre mes mots si maladroits, l’ombre de l’esquisse du bonheur qui m’a emporté sur les chemins ouverts par cette correspondance entre l’explorateur et moi, alors tous ces détours n’auront pas été vains…


Mais n’est pas Jacques la première écrivaillonne venue, et quant à François, la simple idée que j’esquisse un croquis pour rendre compte de son talent est déjà une insulte à son art. Aussi, cher Emmanuel, après ce long détour nostalgique et ce pastiche si gauche, je te prie de croire sur parole que Les Mers perdues méritent le temps de sa lecture, et que celle-ci te transportera une nouvelle fois, sans faillir, dans un espace et un temps indéterminé, du côté des rêveurs de monde.


Ton affectionnée lectrice, Valérie

 

Post-scriptum : la Toile est un incomparable espace, et voilà un éclairage sur cette œuvre singulière.



 


vendredi 6 novembre 2020

Maître es nouvelles : Neuf histoires et un poème, de Raymond Carver

 

On lit souvent de Carver qu’il est un écrivain de la banalité du quotidien et en particulier de celle des classes moyennes américaines, c’est vrai, mais c’est aussi le sentiment que peut laisser transparaître l’oeuvre d’un photographe aussi essentiel que Stephen Shore. Les similitudes entre les oeuvres de ces deux géants américains sont assez fascinantes, mais pour bien comprendre leur démarche, il faut avant tout garder à l’esprit que les nouvelles de Carver ou bien les photographies de Shore ne doivent pas être décontextualisées du projet auquel elles appartiennent. En simplifiant à l’extrême, on pourrait affirmer que lire un seul texte de Carver n’a que peu d’intérêt, c’est l’accumulation de ses nouvelles, qui forme un immense panorama de la société américaine à un instant T et donne du sens à son oeuvre. C’est d’ailleurs ce qu’avait parfaitement compris le cinéaste Robert Altman, en adaptant au début des années 90 cet excellent recueil de Raymond Carver. Si vous n’avez jamais vu Shortcuts, n’hésitez pas c’est un grand film et Altman a bien saisi l’essence même du travail de celui que l’on considère aujourd’hui comme le plus grand nouvelliste américain de sa génération (même si le film a fait polémique auprès des connaisseurs de Carver). Au passage, si vous souhaitez compléter cette vision essentielle de l’Amérique des années 70-80, procurez-vous de toute urgence American Surfaces de Stephen Shore, l’une des oeuvres phares de la photographie du XXième siècle. 



Pour qui n’a jamais lu Carver, ce recueil est probablement l’un des plus iconiques de l’auteur, mais il peut surprendre au premier abord car en réalité il ne s’agit pas d’un recueil pensé comme tel, mais d’un florilège de textes piochés dans différentes oeuvres de Carver et représentant environ quinze ans de sa production. Le film d’Altman donne le sentiment d’une construction chorale homogène en raison d’une narration croisée extrêmement bien menée, mais qui ne trouve aucun écho dans le recueil de Carver ; chaque histoire se voulant indépendante et parfaitement linéaire. Il n’empêche que le film d’Altman a l’intelligence d’adopter une structure narrative judicieusement adaptée à un long métrage et ceux qui lui en ont fait le reproche sont probablement hermétiques au langage du cinéma (et sans doute à la notion d’adaptation).  Il n’y a pas non plus de thème central dans ce recueil de Carver, sinon le projet de présenter quelques tranches de vies, des instantanés de l’existence d’Américains moyens pris dans les rets d’une vie monotone et répétitive. Cette banalité est renforcée par une écriture qui ne cherche aucun artifice et se veut la plus dépouillée possible, mettant les personnages littéralement à nu et les présentant dans leur plus simple appareil. Aucun lyrisme chez Carver, juste la réalité brute. Les premières pages peuvent désemparer le lecteur qui ne sait trop où l’auteur souhaite l’amener, mais progressivement une petite musique entêtante s’impose, un schéma se dessine, et le tout, comme on se plaît souvent à l’affirmer, est infiniment supérieur à la somme des parties. Est-ce pour autant que chaque texte se vaut ? Pas forcément et, même s’il n’est pas question de dresser ici un palmarès, en fonction des affinités de chacun, certains textes auront plus de force que d’autres, certains personnages seront plus marquants ou plus touchants.



Si jamais cette approche, à la fois très photographique et sociétale, de la littérature ne vous attire pas, il y a peu de chances pour que Carver devienne pour vous une nouvelle référence, mais si en revanche l’oeuvre singulière de Stephen Shore vous interpelle et fait vibrer une corde au plus profond de vous, nul doute que la littérature de Raymond Carver saura vous intriguer et remporter votre adhésion.

                                                        

mardi 3 novembre 2020

Polar de la côte est : Un moindre mal, de Joe Flanagan

Le moins que l’on puisse dire c’est que le premier roman de Joe Flanagan a suscité l’enthousiasme de la critique, devenue quelque peu dithyrambique à son sujet, convoquant ainsi les plus grands maîtres du polar et du roman noir, évoquant les influences les plus prestigieuses du genre. Avouez tout de même qu’un auteur sorti de nulle-part et comparé sans coup férir à James Ellroy a de quoi intriguer et la revue de presse a sans aucun doute grandement flatté Joe Flanagan tout autant qu’elle l’a probablement embarrassé car les éloges démesurés ont toujours quelque chose de malséant. Nous éviterons, même si nous avons bien compris le sens de la comparaison, les parallèles oiseux et un peu boiteux avec le quattuor Los Angeles de James Ellroy, qui n’a guère de commun avec le roman de Joe Flanagan que d’être un polar et de se dérouler à la même époque. J’entends bien, les deux romans mettent en scène un combat de flics (flics pourris vs bons flics), mais là où Ellroy se montrait beaucoup plus complexe et fin, Flanagan se veut davantage manichéen, son personnage de méchant étant bien plus monolithique, qu’au hasard, un certain Dudley Smith. Loin de moi l’idée de porter au pinacle James Ellroy au point de ne supporter aucune comparaison, mais il me semble que les oeuvres des deux auteurs ne portent pas exactement la même ambition. 


Le roman de Joe Flanagan se déroule donc dans les années cinquante, du côté de Cape Cod, prestigieuse station balnéaire du Massachusetts marquée par l’épisode du Mayflower et bastion de la dynastie Kennedy (et de nombre de familles bostoniennes aisées). William Warren, ancien flic de Boston, est venu s’installer dans le comté de Barnstable et y exerce les fonctions de lieutenant et assure même depuis peu la suppléance du capitaine de la police. Mais son intégration est loin d’être la réussite attendue, très respectueux des règles et de la procédure, il refuse d’entrer dans le système clientéliste propre à ces petites villes bourgeoises de province, où tout le monde est censé se serrer les coudes et pratiquer le népotisme, au mépris parfois des lois. Warren est vu comme le vilain petit canard qui refuse, par mépris ou par élitisme, de devenir l’un des leurs. Et puis il y a sa situation personnelle, qui alimente elle aussi la rumeur et les commérages faciles. Depuis que sa femme, alcoolique notoire, a quitté le domicile, Warren élève seul son fils, atteint d’un handicap mental sévère. Une situation un peu difficile mais qui aurait pu être gérable si le comté n’avait pas subitement été le théâtre d’une sordide série de meurtres d’enfants. L’affaire est bien trop explosive et médiatique pour relever de la police locale et la police d’Etat, menée par le très charismatique enquêteur Dale Stasiak, flic aux méthodes musclées et quelque peu discutables, est envoyée sur place. Dépossédé de l’affaire, Warren a du mal à accepter d’avoir été mis sur la touche, mais surtout, l’attitude de Stasiak, personnage violent et imbus de lui-même, lui paraît détestable au-delà du raisonnable. 


Sombre et quelque peu désespéré dans son approche initiale, le roman de Joe Flanagan a tout du récit maîtrisé de bout en bout. C’est plutôt bien écrit et bien construit, l’intrigue est prenante et entraîne le lecteur sur différentes pistes avant de trouver une issue assez logique mais plutôt classique. Le tout soutenu par un suspense raisonnable et une ambiance, qui, époque oblige, n’est effectivement pas sans rappeler l'univers d’Ellroy. Flics pourris contre flics vertueux sur fond de corruption et de népotisme, voilà qui n’est pas forcément d’une originalité folle, mais qui a le mérite de bien fonctionner. En revanche on restera un peu plus circonspect sur certains personnages du roman. Autant Warren est un personnage bien construit, relativement complexe et, même si l’on en cerne rapidement les contours, capable de surprendre le lecteur, autant la plupart des personnages secondaires sont très largement sous-exploités, voire parfois quelque peu stéréotypés. C’est le cas de Dale Stasiak, flic violent et corrompu jusqu’à coeur, tellement monolithique dans sa caractérisation qu’il en deviendrait presque fade tant il est prévisible. Joe Flanagan semble avoir oublié que ce qui rend un personnage de méchant intéressant, c’est la complexité de sa personnalité, ses multiples facettes encore entachées d’un peu d’humanité comme ses contradictions. Stasiak est trop peu nuancé pour susciter l’intérêt plus de quelques pages. Certaines ficelles scénaristiques sont également un peu grosses et laissent le lecteur quelque peu sceptique face à ce qui apparaît comme une facilité de la part de l’auteur. Tout comme on restera dubitatif concernant la fin du roman, que je me garderai bien de vous révéler néanmoins, mais vous aurez sans doute compris qu’elle tranche très largement avec la noirceur initiale du roman. Ceci dit, on suivra avec intérêt les prochaines oeuvres de Joe Flanagan, dont le potentiel est indiscutable, mais qui manque encore un peu de métier. N’est pas Ellroy qui veut.