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mardi 23 janvier 2024

Lointain futur ? Rossignol, d'Audrey Pleynet

 

Couverture du livre d'Audrey Pleynet : Rossignol

D’abord la couverture. Je choisis rarement un livre sur sa couverture, parfois même malgré celle-ci. Mais ce petit rossignol au corps nébuleux perché au-dessus d’un sombre abysse et comme enveloppé d’un délicat rameau aux feuilles évanescentes attire l’œil.

Regardez-le bien, car il ne réapparaîtra pas de sitôt. Mais ce n’est pas si grave.


A travers le regard de la narratrice, nous découvrons le monde de la station, une espèce d’île pirate du cosmos. Là, les différentes espèces de l’Univers connu se côtoient, se mêlent, s’étreignent, se métissent pour donner naissance à des hybrides plus ou moins viables. Chacun vit selon ses paramètres. La station est une espèce d’utopie anarchiste, une communauté au mélange extrême vivant de trafics plus ou moins commerciaux et d’extraction des minerais des astéroïdes, et grâce à une technologie que personne en fait ne connaît plus vraiment. Dans ce microcosme, la narratrice est en fuite, et se souvient, mêlant ses souvenirs à sa réalité du moment, passant d’un présent incertain à un passé émietté et vice-versa, jusqu’à un futur lointain. Elle est poursuivie pour on ne sait quoi, par un certain Victor, chef de file des Spéciens, tandis qu’elle est protégée par les Fusionnistes de son amie d’enfance ‘Ha.

En moins de cent trente pages (format poche), l’autrice nous fait découvrir un univers miniature extraordinaire de complexité, nous fait partager des sentiments très forts, déroule une énigme à la façon d’un thriller, tout cela par les yeux d’une héroïne au centre du maelström, petit rouage devenu actrice centrale du drame qui se joue, mais dans un fil du temps aux courbes sinueuses.

Le récit vous emporte comme une lame de fond, vous soulève, vous noie et vous recrache, hébétée dans votre fauteuil. La première lecture n’est pas aisée, car si le style est élégant, les informations sont foisonnantes. On pourrait se perdre, comme la narratrice à certains moments de sa vie, et pourtant le fil est là, toujours, qui nous empêche de dériver trop loin malgré les digressions, jamais gratuites, les retours en arrière, toujours éclairants, les bonds en avant, toujours angoissants.

Quant à la seconde lecture... Je crains qu’elle manque de la saveur incomparable de la découverte, mais elle permettra de replonger, à nouveau, dans la station, et de ressentir, un peu plus, toutes les émotions de la narratrice.


Un petit livre pour un grand moment de science-fiction.

Polar de la frontière : Tijuana straits, de Kem Nunn

 

Le monde du surf a quelque chose de parfaitement dichotomique. En réalité, deux oppositions de style, ou plutôt deux philosophies parfaitement antinomiques, s’affrontent depuis  que ce sport est devenu l’une des activités nautiques les plus populaires autour de la planète. La première est sans doute la plus ancrée dans l’imaginaire collectif, c’est celle qui présente les surfeurs comme des amoureux inconditionnels de l’océan, des mystiques qui ont organisé leur mode de vie autour du surf, ne vivent que pour le surf et par le surf. Elle présente les surfeurs comme des adeptes de la coolitude extrême, se contentant de peu (une planche, un bus Volkswagen, une combi et une belle droite qui casse avec régularité sur une mer glassy), des êtres en quête de spiritualité marine, ne rêvant que de voyages à travers les océans, à la recherche de “La Vague”. Ce mythe est parfaitement retranscrit dans le film Endless summer (Bruce Brown, 1966), mais ne représente en réalité qu’un mirage. Loin de moi l’idée de nier l’existence de ce type de surfeurs, mais la réalité est incontestablement moins séduisante. Au début des années 90, Point break proposait une vision plus contrastée du monde du surf, certes parfois un peu outrancière, mais pas inintéressante. Un milieu assez peu accueillant, où les “locaux” squattent les spots les plus populaires  et n’hésitent pas à jouer du poing pour imposer leur hiérarchie dans l’eau. Quarante ans plus tard, la situation ne s’est guère améliorée, il suffit d’observer de qui se passe sur les plages pour se rendre compte que, toute l’année, le moindre spot est saturé à l’envi. Le surf est devenu un loisir de masse victime de son succès. Le fameux spot secret du Cap St Francis d’Endless summer, qui a fait rêver des générations entières de surfeurs, est ainsi devenu la proie des promoteurs immobiliers sans scrupules et une usine à touristes sans charme. Pour le rêve il faudra repasser. Cette pression sur la moindre vague surfable a rendu certains spots quasiment infréquentables, sauf si vous aimez poireauter au line up et batailler au peak pour prendre la moindre vague (au risque de prendre dans la figure autre chose qu’un mur d’eau). 


Autant vous dire que la littérature de Kem Nunn s’inscrit plutôt dans la deuxième tendance, celle du désenchantement, que l’on avait clairement pu percevoir dans Surf city ou bien encore Le sabot du diable. Des polars bien noirs, qui annonçaient clairement la couleur : le surf, c’est pas vraiment le pays des Bisounours. Dans Tijuana Straits, la recette n’a  pas changé, c’est toujours aussi sombre, extrêmement bien écrit et l’auteur américain prend soin d’inscrire son roman dans une dimension sociétale à la fois engagée et finement décrite. 


Au sud de San Diego, à la frontière avec le Mexique, Sam Fahey, ancien surfeur de renom passé par la case prison, mène une vie de reclus. Désormais rangé, mais un peu au bout du rouleau, il tente de survivre en pratiquant la lombriculture, c'est-à-dire l’élevage des vers de terre, sur la petite ferme que lui a léguée son père. Mais la vallée de la Tijuana ne fait guère rêver. Plaque tournante d’un trafic de drogue quasiment impossible à endiguer, la région est également polluée par les activités industrielles qui ont fait la fortune de quelques ploutocrates des deux côtés de la frontière et le malheur de la rivière, qui charrie des eaux chargées en toxines et polluants divers et variés jusqu’à l’embouchure de l’océan. Dernière ombre au tableau, la zone est aussi l’un des principaux points de passage des migrants qui tentent de passer la frontière. Mais pour atteindre l’eldorado, encore faut-il échapper aux patrouilles de la police des frontières, à la noyade ou bien encore aux bandits et autres passeurs malintentionnés qui dépouillent régulièrement les Mexicains en quête de jours meilleurs. Jusqu’à présent, rien n’avait réussi à troubler véritablement la retraite quasi monastique de Fahey, jusqu’au jour où il porte secours à une jeune mexicaine égarée au milieu de la rivière. Malgré quelques égratignures et ecchymoses, la jeune femme semble en bonne santé, mais complètement déboussolée et terrifiée. Sam se serait bien passé de cet incident, mais il décide de prendre la jeune femme sous son aile et de l’accueillir chez lui, le temps qu’elle se remette de ses légères blessures et reprenne des forces. Sa présence bouleverse immédiatement ses habitudes et renvoie Fahey à sa propre condition, celle d’un homme au passé tumultueux, quelque peu désabusé, qui a renoncé à sa plus grande passion, le surf, pour des raisons que l’on peine à comprendre, mais qu’il dévoile peu à peu au contact de Magdalena. La jeune femme reste d’ailleurs un mystère pour Fahey car elle ne correspond pas vraiment au portrait type du clandestin. Belle, intelligente, cultivée, Magdalena est l’assistante d’une avocate de Tijuana spécialisée dans la défense de l’environnement et visiblement sa patronne ne s’y est pas fait que des amis. En passant la frontière clandestinement, Magdalena cherchait surtout à échapper à deux tueurs à gages déterminés à l’assassiner. Bien malgré lui, Fahey se retrouve donc impliqué dans cette affaire car il ne peut se résoudre à abandonner la jeune femme. 


Profondément humain et touchant, Tijuana Straits est un livre étonnant sur la rédemption, mais qui, loin de se replier sur lui-même, s’inscrit dans des problématiques plus larges, comme l’écologie ou bien encore la situation catastrophique des migrants à la frontière américano-mexicaine. Si le roman commence assez doucement, le rythme finit par s’accélérer dans le dernier tiers du récit et devient franchement prenant. Mais la réussite tient surtout à la relation entre Fahey et Magdalena car Kem Nunn ne cède jamais à la facilité et, tout en retenue et en délicatesse, observe ces deux êtres que tout oppose se rencontrer, se découvrir et s’apprécier. Vu à travers le regard de Magdalena, Fahey n’est pas le loser que les premiers chapitres du récit semblaient esquisser, cette gloire locale dont l’ascension s’est brisée à peine au sortir de l’adolescence. Ses failles profondes, ses erreurs de jugement ou bien encore ses peurs profondément enfouies, font de Fahey un homme extrêmement attachant car il ne se laisse jamais complètement submerger et réussit à préserver une petite étincelle de vie au milieu du chaos ambiant. A force de côtoyer Magdalena, la personnalité profonde de Fahey remonte à la surface et réussit à briser les liens qui l’enchaînaient à un passé morbide. La fin du roman est à mon sens d’une grande justesse et d’une profonde délicatesse, même si aux yeux de certains elle pourra paraître injuste ; il ne pouvait en être autrement. La boucle est ainsi bouclée et Fahey rejoint  son destin de surfeur pour l’éternité. Assurément, Tijuana Straits est probablement la plus grande réussite de Kem Nunn à ce jour.