Le monde du surf a quelque chose de parfaitement dichotomique. En
réalité, deux oppositions de style, ou plutôt deux philosophies
parfaitement antinomiques, s’affrontent depuis que ce sport
est devenu l’une des activités nautiques les plus populaires
autour de la planète. La première est sans doute la plus ancrée
dans l’imaginaire collectif, c’est celle qui présente les
surfeurs comme des amoureux inconditionnels de l’océan, des
mystiques qui ont organisé leur mode de vie autour du surf, ne
vivent que pour le surf et par le surf. Elle présente les surfeurs
comme des adeptes de la coolitude extrême, se contentant de peu (une
planche, un bus Volkswagen, une combi et une belle droite qui casse
avec régularité sur une mer glassy), des êtres en quête de
spiritualité marine, ne rêvant que de voyages à travers les
océans, à la recherche de “La Vague”. Ce mythe est parfaitement
retranscrit dans le film Endless summer (Bruce Brown, 1966),
mais ne représente en réalité qu’un mirage. Loin de moi l’idée
de nier l’existence de ce type de surfeurs, mais la réalité est
incontestablement moins séduisante. Au début des années 90, Point
break proposait une vision plus contrastée du monde du surf,
certes parfois un peu outrancière, mais pas inintéressante. Un
milieu assez peu accueillant, où les “locaux” squattent les
spots les plus populaires et n’hésitent pas à jouer du
poing pour imposer leur hiérarchie dans l’eau. Quarante ans plus
tard, la situation ne s’est guère améliorée, il suffit
d’observer de qui se passe sur les plages pour se rendre compte
que, toute l’année, le moindre spot est saturé à l’envi. Le
surf est devenu un loisir de masse victime de son succès. Le fameux
spot secret du Cap St Francis d’Endless summer, qui a fait rêver
des générations entières de surfeurs, est ainsi devenu la proie
des promoteurs immobiliers sans scrupules et une usine à touristes
sans charme. Pour le rêve il faudra repasser. Cette pression sur la
moindre vague surfable a rendu certains spots quasiment
infréquentables, sauf si vous aimez poireauter au line up et
batailler au peak pour prendre la moindre vague (au risque de prendre
dans la figure autre chose qu’un mur d’eau).
Autant vous dire que
la littérature de Kem Nunn s’inscrit plutôt dans la deuxième
tendance, celle du désenchantement, que l’on avait clairement pu
percevoir dans Surf city ou bien encore Le sabot du diable.
Des polars bien noirs, qui annonçaient clairement la couleur : le
surf, c’est pas vraiment le pays des Bisounours. Dans Tijuana
Straits, la recette n’a pas changé, c’est toujours
aussi sombre, extrêmement bien écrit et l’auteur américain prend
soin d’inscrire son roman dans une dimension sociétale à la fois
engagée et finement décrite.
Au sud de San Diego,
à la frontière avec le Mexique, Sam Fahey, ancien surfeur de renom
passé par la case prison, mène une vie de reclus. Désormais rangé,
mais un peu au bout du rouleau, il tente de survivre en pratiquant la
lombriculture, c'est-à-dire l’élevage des vers de terre, sur la
petite ferme que lui a léguée son père. Mais la vallée de la
Tijuana ne fait guère rêver. Plaque tournante d’un trafic de
drogue quasiment impossible à endiguer, la région est également
polluée par les activités industrielles qui ont fait la fortune de
quelques ploutocrates des deux côtés de la frontière et le malheur
de la rivière, qui charrie des eaux chargées en toxines et
polluants divers et variés jusqu’à l’embouchure de l’océan.
Dernière ombre au tableau, la zone est aussi l’un des principaux
points de passage des migrants qui tentent de passer la frontière.
Mais pour atteindre l’eldorado, encore faut-il échapper aux
patrouilles de la police des frontières, à la noyade ou bien encore
aux bandits et autres passeurs malintentionnés qui dépouillent
régulièrement les Mexicains en quête de jours meilleurs. Jusqu’à
présent, rien n’avait réussi à troubler véritablement la
retraite quasi monastique de Fahey, jusqu’au jour où il porte
secours à une jeune mexicaine égarée au milieu de la rivière.
Malgré quelques égratignures et ecchymoses, la jeune femme semble
en bonne santé, mais complètement déboussolée et terrifiée. Sam
se serait bien passé de cet incident, mais il décide de prendre la
jeune femme sous son aile et de l’accueillir chez lui, le temps
qu’elle se remette de ses légères blessures et reprenne des
forces. Sa présence bouleverse immédiatement ses habitudes et
renvoie Fahey à sa propre condition, celle d’un homme au passé
tumultueux, quelque peu désabusé, qui a renoncé à sa plus grande
passion, le surf, pour des raisons que l’on peine à comprendre,
mais qu’il dévoile peu à peu au contact de Magdalena. La jeune
femme reste d’ailleurs un mystère pour Fahey car elle ne
correspond pas vraiment au portrait type du clandestin. Belle,
intelligente, cultivée, Magdalena est l’assistante d’une avocate
de Tijuana spécialisée dans la défense de l’environnement et
visiblement sa patronne ne s’y est pas fait que des amis. En
passant la frontière clandestinement, Magdalena cherchait surtout à
échapper à deux tueurs à gages déterminés à l’assassiner.
Bien malgré lui, Fahey se retrouve donc impliqué dans cette affaire
car il ne peut se résoudre à abandonner la jeune femme.
Profondément humain
et touchant, Tijuana Straits est un livre étonnant sur la
rédemption, mais qui, loin de se replier sur lui-même, s’inscrit
dans des problématiques plus larges, comme l’écologie ou bien
encore la situation catastrophique des migrants à la frontière
américano-mexicaine. Si le roman commence assez doucement, le rythme
finit par s’accélérer dans le dernier tiers du récit et devient
franchement prenant. Mais la réussite tient surtout à la relation
entre Fahey et Magdalena car Kem Nunn ne cède jamais à la facilité
et, tout en retenue et en délicatesse, observe ces deux êtres que
tout oppose se rencontrer, se découvrir et s’apprécier. Vu à
travers le regard de Magdalena, Fahey n’est pas le loser que les
premiers chapitres du récit semblaient esquisser, cette gloire
locale dont l’ascension s’est brisée à peine au sortir de
l’adolescence. Ses failles profondes, ses erreurs de jugement ou
bien encore ses peurs profondément enfouies, font de Fahey un homme
extrêmement attachant car il ne se laisse jamais complètement
submerger et réussit à préserver une petite étincelle de vie au
milieu du chaos ambiant. A force de côtoyer Magdalena, la
personnalité profonde de Fahey remonte à la surface et réussit à
briser les liens qui l’enchaînaient à un passé morbide. La fin
du roman est à mon sens d’une grande justesse et d’une profonde
délicatesse, même si aux yeux de certains elle pourra paraître
injuste ; il ne pouvait en être autrement. La boucle est ainsi
bouclée et Fahey rejoint son destin de surfeur pour
l’éternité. Assurément, Tijuana Straits est probablement
la plus grande réussite de Kem Nunn à ce jour.