Second volume de l’intégrale consacrée aux nouvelles de Conan, L’heure du dragon
est composé de seulement trois textes de Robert Howard, accompagnés
comme dans le premier opus d’un matériel éditorial de grande qualité,
qui sera surtout indispensable aux exégètes de l’oeuvre howardienne. Si
le sommaire peut donc paraître assez léger, c’est parce que les textes
en question sont bien plus longs que la moyenne, on y retrouve
d’ailleurs le seul et unique roman écrit par Robert Howard dans la masse
des nouvelles qui constituent l’univers originel de Conan. L’heure du dragon,
puisqu’il s’agit du titre du roman en question, est précédé par une
longue nouvelle intitulée “Le peuple du cercle noir” et complétée par
“Une sorcière viendra au monde”, une nouvelle un poil plus courte mais
néanmoins conséquente au regard des standards habituels.
Commençons
donc par “Le peuple du cercle noir”, une nouvelle au début de laquelle
Conan incarne le chef d’une peuplade de pillards rebelles, aux confins
de l’Afghulistan. Alors qu’il s’infiltre dans une forteresse pour
libérer plusieurs de ses meilleurs guerriers il se retrouve pris dans
une intrigue complexe entre la jeune princesse Devi Yasmina, déterminée à
venger la mort suspecte de son frère, un sorcier renégat et sa belle,
plusieurs espions à la solde des royaumes voisins et une étrange secte
de sorciers aux pouvoirs maléfiques extrêmement puissants. Autant dire
que le géant cimmérien ne s’embarrasse guère de subtilité pour démêler
les tenants et les aboutissants de cette affaire et se contente
d’enlever purement et simplement la princesse Yasmina, espérant que
l’otage sera une bonne monnaie d’échange pour faire libérer ses
compagnons d’arme. Hélas rien ne se déroule comme prévu, alors qu’il se
croyait en position de force, Conan se retrouve traqué, rejeté par ses
propres guerriers et doit affronter en dernier ressorts les terribles
sorciers du cercle noir. “Le peuple du cercle noir” constitue
probablement la nouvelle la plus longue du cycle de Conan, cela se
ressent évidemment dans la narration, qui paraît moins maîtrisée qu’à
l’accoutumée, Howard multiplie les péripéties et les personnages
secondaires, sans jamais vraiment les creuser. Yasmina est heureusement
un personnage féminin un peu plus subtil que les jeunes filles très
légèrement vêtues que l’on croise habituellement dans les récits de
Robert Howard, c’est une princesse certes bien faite, mais loin d’être
potiche, elle est intelligente, déterminée, courageuse et soucieuse du
bien de son peuple. Sa relation avec Conan donne lieu à quelques
dialogues non dénués d’intérêt vers la fin du récit (toutes proportions
gardées, Howard n’est pas non plus Machiavel.
On trouvera d’ailleurs d’autres éléments de cette réflexion politique dans L’heure du dragon,
un roman qui tient une place à part dans l’oeuvre de Robert Howard, car
ce récit fut rédigé non pas pour le public américain, mais dans
l’espoir de percer sur le marché britannique. L’éditeur anglais à qui
Howard avait envoyé quelques-unes des meilleures nouvelles de Conan
refusa de les publier pour des raisons obscures, mais laissa entendre à
l’auteur texan qu’il lui achèterait volontiers un roman. Robert Howard,
qui n’était pas franchement rompu à l’exercice, s’attela à la tâche à
deux reprises avant d’aboutir à L’heure du dragon, un roman qui emprunte
allègrement des idées dans les textes précédents de Conan et qui
inscrit son aventure dans un cadre plus européanisé (dans les noms des
personnages ou bien encore la toponymie). Comme à son habitude Howard
n’hésite pas à manier l’ellipse narrative et au risque de surprendre ;
Conan est dès le début du récit devenu roi d’Aquilonie, mais perd son
trône après avoir subi une cuisante défaite face à la coalition menée
par le roi de Némédie, allié à un puissant sorcier, Xaltotun de Python,
revenu du fond des âges. Pour récupérer son trône, Conan devra partir à
la recherche du coeur d’Arhiman, une puissante gemme capable d’annihiler
le puissante magie noire de Xaltotun, une quête qui le mènera sur les
routes du Sud, jusqu’en Stygie. L’ennui, c’est qu’en dépit de bons
passages et de quelques trouvailles narratives intéressantes, Howard
s’embourbe à nouveau dans les péripéties secondaires et inutiles, comme
s’il avait décidé de faire de ce roman un pot-pourri des aventures de
Conan à l’usage de ceux qui ne le connaissent pas. On a connu l’auteur
américain en meilleure forme.
Heureusement,
la dernière nouvelle du recueil, “Une sorcière viendra au monde” relève
légèrement le niveau. Non pas que la trame de départ soit d’une
originalité folle, mais ce récit comporte tout simplement l’une des
scènes les plus marquantes des aventures de Conan, que John Milius
reprendra d’ailleurs à son compte dans le long métrage. Mais avant d’en
arriver là, Conan, qui n’est pas encore devenu roi d’Aquilonie mais
seulement capitaine de la garde de la reine Taramis du Khauran (comme à
son habitude Howard se refuse à respecter un quelconque enchaînement
chronologique dans ses récits), assiste impuissant à un véritable coup
d’état. La propre soeur de la reine, Salomé, que l’on croyait morte à
l’occasion de sa naissance, usurpe l’identité de la souveraine et livre
la cité de Khauran au chef d’une bande de mercenaires shémites, qui
s’empresse de mettre au pas la populace. Le peuple vit désormais sous la
férule de ce couple infernal et ploie sous les impôts, les mauvais
traitements et la famine. Les exactions sont monnaie courante alors que
chaque jour la reine livre en sacrifice les éléments les plus brillants
de la cité. Tous les espoirs reposent désormais sur les épaules de
Conan, qui, après avoir échappé à une mort cruelle, mène la rébellion.
On retrouve dans ce récit les éléments habituels des nouvelles de Conan,
une trame resserrée, beaucoup d’action, quelques jeunes femmes dénudées
et une pointe d’astuce chez le Cimmérien, ce qui n’est pas pour nous
déplaire.
Selon
Patrice Louinet, à qui l’on doit cet excellent travail d’archéologie
éditoriale et la non moins indispensable postface qui l’accompagne, ces
trois récits constituent commercialement l’apogée de la carrière de
Robert Howard, une affirmation qui vaut sans doute moins pour la qualité
littéraire des textes présentés, que pour leur ambition et leur place
au sein de la mythologie (ou plutôt devrait-on dire de la méta-histoire)
de ce héros populaire hors du commun. Au fil des textes le personnage
s’étoffe et se complexifie, sa place dans l’histoire du monde hyborien
prend de l’ampleur ; au fur et à mesure Howard dévoile l’envergure de
son projet, qui, malgré les contraintes alimentaires et les textes en
demi-teinte (voire franchement racoleurs), force le respect par son
gigantisme en matière de création d’univers. A ce titre, Howard
représente l’un des rares faiseurs d’univers à pouvoir être comparé à
J.R.R. Tolkien, toutes proportions gardées évidemment, l’érudition de
l’écrivain anglais étant éminemment plus conséquente. Howard avait
choisi de situer son univers entre 14000 et 10000 avant J.C. pour éviter
principalement d’être pris au piège par par ses connaissances parfois
approximatives de l’Histoire humaine, ce qui ne lui évite pas pour
autant les anachronismes. Sur le plan purement littéraire, les trois
textes qui composent ce recueil sont franchement inégaux, seul “Une
sorcière viendra au monde” ressort du lot, mais on est assez loin des
textes courts et incisifs qui caractérisaient les premières publications
de Robert Howard. Quant à la forme romanesque, elle n’’est pas la plus
adaptée au style howardien, qui loin de prendre de l’ampleur s’embourbe
souvent dans des péripéties secondaires, qui contribuent à alourdir
inutilement la narration, ce qui évidemment n’exclut pas des passages de
grande qualité.