Aussi surprenant que cela puisse paraître, je me rends compte que malgré l’admiration que j’éprouve à l’égard de John Le Carré, je n’ai jamais chroniqué un seul de ses romans sur ce blog. Il aurait d’ailleurs été du meilleur goût de ne pas attendre la publication de son ultime roman pour réparer cette impardonnable erreur, mais que voulez-vous, on se laisse emporter par la démesure de sa pile à lire et l’on oublie les fondamentaux. Comme l’explique en postface son fils Nick Cornwell (connu sous le nom de plume de Nick Harkaway), L’espion qui aimait les livres est un roman posthume de John Le Carré, sur lequel il avait travaillé pendant des années sans jamais en être totalement satisfait. A sa mort, son fils découvre un manuscrit quasiment terminé et, respectant la promesse faite à son père, a entrepris de le faire publier moyennant quelques retouches très très légères si l’on en croit ses dires (et il n’y a pas de raisons d’en douter). A ceux qui auraient l’outrecuidance de croire qu’il s’agit là d’un fond de tiroir, Nick Cornwell explique les raisons qui ont poussé son père à ne pas faire publier de son vivant L’espion qui aimait les livres et après avoir terminé le roman, on ne peut qu’abonder en son sens, car les qualités de ce livre sont indéniables. Il s’agit là d’un très très bon récit. Sans doute s’agit-il même d’une pièce maîtresse pour comprendre l'œuvre de John Le Carré et en appréhender toutes les dimensions politiques.
L’espion qui aimait les livres commence comme nombre de romans de l’auteur. Dès l'incipit, le lecteur est plongé dans une intrigue dont il ne maîtrise absolument aucun élément. Pas de chapitre introductif, pas de longues scènes d’exposition ou d’explications didactiques destinées à l’immerger progressivement dans l’histoire en le tenant gentiment par la main. A froid, cela peut paraître quelque peu déstabilisant, mais il suffit d’être patient. Lentement, mais sûrement, l’intrigue se met en place, les petites briques s’assemblent et s’imbriquent parfaitement, dévoilant l’ensemble de la trame avec la subtilité coutumière de l’écrivain britannique. Si vous êtes pressé, passez votre chemin, on n’est pas dans du Jason Bourne. L’histoire débute de manière assez innocente avec un certain Julian Lawndsley, ancien trader de la City, fatigué par la finance et reconverti dans le commerce des livres. Julian s’est choisi une nouvelle vie, a revendu sa Porsche et son appartement londonien hors de prix pour investir dans une petite librairie, loin de la capitale et de son affairisme mortifère. La vie est calme dans cette petite ville balnéaire et Julian tente de prendre ses marques dans son nouveau métier, en profite pour faire connaissance avec ses voisins et développer son réseau relationnel. Rien que de très normal en somme. A la candeur de Julian s’oppose celle d’un certain Edward Avon, personnage complexe et étrange, qui s’intéresse de près à la librairie de Julian et lui propose même de l’aider à étoffer son catalogue. Edward est si cultivé, aimable et urbain, que Julian ne lui oppose guère de résistance, lui laisse ordinateur, téléphone et fax à disposition, ravi de recevoir un peu d’aide. Pourtant Edward, aussi sympathique soit-il, semble être entouré d’une aura de mystère, ses origines polonaises sont intrigantes, il affirme avoir été ami avec son père lorsqu’ils étaient étudiants et semble avoir bourlingué du côté de la Yougoslavie pour, selon ses dires, enseigner dans plusieurs universités. Mais l’homme est sérieux, posé, ses manières sont irréprochables et il est marié à l’une des figures du village, une femme de caractère, héritière d’une grande propriété des environs, atteinte désormais d’un cancer en phase terminale. Un pedigree sans tache semble-t-il.
A l’autre bout du spectre, les services de renseignement britanniques semblent sur le pied de guerre et s’interrogent sur la sincérité et la fidélité d’un ancien agent de terrain, Florian. Stewart Proctor, un directeur du service très expérimenté, est chargé d’enquêter sur le parcours de Florian et de retracer les événements qui auraient éventuellement pu l’amener à trahir la couronne britannique.
Parcouru par
une ambiance quelque peu crépusculaire, L’espion qui aimait les
livres marque assurément un changement d’époque par rapport aux
grands classiques de John Le Carré (ceux écrits à l’époque de
la guerre froide). Le monde est devenu multipolaire et asymétrique.
Avec la chute du bloc soviétique, c’est toute une organisation qui
s’en trouve chamboulée. L’ennemi n’est plus cette figure
clairement identifiable, dont on connaît les forces, les faiblesses
aussi bien que les réactions. Le petit univers des espions doit
impérativement se reconstruire pour affronter un monde nouveau. Sauf
que le passé refuse de mourir et que ces chamboulements
géopolitiques impliquent d’importants changements de paradigmes.
Quelque part, la machine autrefois bien huilée et très codifiée du
renseignement s’est grippée. Les hommes et les femmes à son
service ont vieilli et il ne leur reste guère que leur gloire
passée. Certains, comme Florian, se sont trouvé d’autres causes,
d’autres allégeances. Il leur fallait croire encore en quelque
chose. Leur passé en bandoulière, il leur reste un dernier combat à
mener, un combat de vieille garde. On triche, on ment, on trahit
l’ami d’autrefois avec l’espoir que les zones d’ombre que
l’on garde secrètes le resteront. Car finalement, nous dit Le
Carré, le facteur humain reste la principale force du renseignement…
aussi bien que sa principale faille. Les espions, ces êtres
fragiles, qui doutent, se livrent ici à un ultime règlement de
comptes, feutré et silencieux, ou presque.