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lundi 26 avril 2021

Littérature japonaise : Shunkin, de Junichirô Tanizaki

 

De Tanizaki, je n’avais lu jusqu’à présent qu’une poignée de nouvelles, ainsi qu’un court roman, Yoshino, pas forcément très facile d’accès et probablement un peu à part dans la production de l’écrivain japonais. L’ensemble m’avait paru assez fascinant et je m’étais promis de revenir un jour vers cet auteur. Mon choix s’est porté cette fois sur Shunkin, autre roman assez court de Tanizaki (ce qui semble être l’une de ses spécialités) et sans doute l’une de ses œuvres les plus connues. Aux côtés de Mishima, Tanizaki est probablement l’écrivain japonais le plus important de sa génération. Sa production, en grande partie traduite en français, tient en deux volumes de la pléiade, sur lesquels vous m’excuserez d’avoir fait l’impasse, préférant faire l’acquisition d’une édition moins complète, mais plus abordable, dans la collection Quarto de Gallimard. Le choix des textes y est, il me semble très intéressant, puisque l’ouvrage contient plusieurs nouvelles emblématiques de l’auteur, ainsi que ses romans les plus importants. 



Proche du mouvement ero-guro, qui mêle dans sa démarche artistique érotisme et grotesque (voire une certaine forme de cruauté), la littérature de Tanizaki est traversée par des thématiques récurrentes, qui confinent à l’obsession. En particulier celle qu’il éprouva toute sa vie pour sa mère, femme d’une beauté remarquable selon ses dires et figure marquante, dont il chercha plus ou moins en vain les traits (physiques et psychologiques) dans ses diverses conquêtes amoureuses. La femme, en tant qu’objet d’amour et de névrose, est assurément la clé de compréhension de toute l’oeuvre de Tanizaki, elle est au coeur de ses romans les plus connus, comme Un amour insensé, La clé ou bien encore Journal d’un vieux fou. La corollaire de cette obsession tient à la fascination qu’exerce également la sexualité sur l’écrivain japonais, pas forcément toujours de manière explicite, mais elle plane comme une ombre sur sa création artistique, sombre, inquiétante, parfois grotesque, rarement facile. Chez Tanizaki, l’amour n’a jamais rien d’une bluette, c’est un sentiment qui donne lieu à des affrontements psychologiques d’une rare violence, invoque une certaine forme de soumission à l’autre et un rapport de force permanent. Oubliez les contes de fée, les princes charmants et autres figures romantiques qui irriguent depuis Moyen-Age, la littérature occidentale, l’amour chez Tanizaki relève autant de l’obsession que du fétichisme. Cela n’a rien d’un hasard tant les conceptions de la sexualité entre le Japon et l’Occident sont radicalement opposées. Pour simplifier de manière quelque peu outrageuse, l’amour flirte dans sa littérature bien plus souvent avec le sado-masochisme qu’avec le romantisme. Et pourtant, en dépit de cet érotisme souvent cruel, se dégage une certaine forme de beauté (une esthétique plutôt) et une fascination qui ne cesse d’interroger avec une grande pertinence notre rapport au sexe et à l’amour de manière plus générale. Lire Tanizaki, c’est forcément nous interroger sur notre rapport à l’autre, sur ce qui nous anime au plus profond de nous et souvent nous fait souffrir. Sa littérature dérange, tout autant qu’elle est exutoire, et c’est ce qui lui confère son caractère essentiel et intemporel.



Shunkin est évidemment l’un des exemples les plus frappants de l'approche de Tanizaki. Court roman historique, qui se déroule dans le dernier tiers du XIXème siècle, alors que le Japon s’ouvre au monde et entre pleinement dans l’ère moderne, il met en scène la relation cruelle et fascinante qu’entretiennent Shunkin, une musicienne aveugle de grande renommée, et son apprenti Sasuke. Issue d’une famille aisée d’Osaka, Shunkin est considérée par ses parents comme un véritable joyau. D’une beauté saisissante, elle fait preuve dès son plus jeune âge d’une intelligence vive et d’un talent indéniable pour la musique, et en particulier pour la pratique du koto et du shamisen, mais à l’âge de huit ans, Shunkin perd la vue. Davantage choyée encore par ses parents, Shunkin se voit attribuer l’aide d’un jeune domestique, Sasuke, qui se montre dévoué corps et âme au service de la jeune fille ; il ne la quitte à aucun instant, l’accompagne partout, assure sa toilette aussi bien que ses moindres désirs avec une joie qui frise la dévotion. Au fil des années, une relation à la fois fusionnelle et totalement déséquilibrée se noue entre les deux jeunes gens, Sasuke, toujours prévenant et attentionné, est traité par sa petite maîtresse comme le dernier des domestiques et fait l’objet de nombre de brimades et de remarques acerbes. Pour autant, Shunkin ne peut se passer de lui et ne veut personne d’autre à ses côtés. Mais à force d’assister aux leçons que Shunkin reçoit auprès de son maître de musique, Sasuke se prend aussi de passion pour la pratique instrumentale du shamisen et tente de s’exercer en cachette. La nuit venue, il s’enferme dans un placard et tente de reproduire les mélodies qu’il a entendues, parfois il sort sur la terrasse et pendant que la maisonnée est endormie fait courir ses doigts sur les cordes de l’instrument, avec un mélange de maladresse et d’application propre aux autodidactes. Évidemment, Sasuke ne pouvait se cacher bien longtemps et ses maîtres découvrent rapidement ses cachotteries, mais loin de les mettre en colère, ils confient à Shunkin le soin d’apprendre à celui qui deviendra son apprenti l’art délicat  et exigeant du shamisen. L’idée n’est pas tant de développer les talents de Sasuke, que de modérer l’attitude fortement autoritaire de Shunkin et de rééquilibrer leur relation. Mais le maître se montre intraitable et il n’est pas rare que les leçons se terminent en crises de larmes. Loin d’apaiser l’attitude de Shunkin, elle ne fait que renforcer son ascendance sur Sasuke. Les années passent, invariables. Jusqu’au jour où Shunkin montre les premiers signes de la grossesse. Pour la famille, cela ne fait aucun doute, Sasuke ne peut qu’être le père de l’enfant, mais les deux jeunes-gens nient farouchement et, même pour sauver les apparences, refusent toute idée de mariage. C’est bien à cet instant que le roman prend toute son ampleur et que se cristallisent les questions au sujet de la nature profondément ambiguë que Shunkin et Sasuke entretiennent. 


D’une densité remarquable et d’une maîtrise formelle qui force le respect, Shunkin est un texte d’une profondeur et d’une beauté qui confinent au génie. On y retrouve évidemment ce mélange d’érotisme latent et de cruauté qui sont la marque de fabrique de Tanizaki, mais au-delà des apparences, qu’il faut nécessairement dépasser, Shunkin est l’histoire d’une relation qui interroge et résonne au plus profond de chaque lecteur. Qui sommes-nous pour juger ? Qui définit les règles d’une relation amoureuse ? L’abnégation de Sasuke, prolongée par son sacrifice final, n’est-elle pas la forme d’amour la plus absolue ? Pour quelles raisons sommes-nous tellement dérangés par cette relation asymétrique de co-dépendance sadomasochiste ? Autant  de questions qui se bousculent et auxquelles Tanizaki se garde bien de répondre de manière explicite. Sans jamais juger ses personnages, l’auteur japonais montre, observe et nous renvoie tel un miroir à nos propres névroses. Imparable et incontournable.

samedi 10 avril 2021

Spleen anatolien : Neige, de Orhan Pamuk

 

Bardé de prix et de récompenses, auréolé du prestige lié à l’obtention du Nobel de littérature en 2006, Orhan Pamuk est un peu l’arbre qui cache la forêt de la littérature turque. Mais si la production littéraire de ce pays fascinant ne se résume pas à l’auteur stambouliote, il faut bien avouer que sa carrière force le respect et mérite qu’on s’y penche sérieusement. Publié en 2005 en France et récompensé par le prix Médicis, Neige est le septième roman d’Orhan Pamuk.



Issu d’une famille aisée d’Istanbul, Ka s’est exilé en Allemagne où il vit chichement de sa poésie et de lectures publiques qui lui permettent de compenser sa maigre pension de réfugié politique. Après presque vingt ans d’exil, Ka accepte la proposition d’un journal stambouliote et revient dans son pays natal pour réaliser un reportage sur Kars, une petite ville du fin fond de l’Anatolie où une épidémie de suicides touche de nombreuses jeunes-filles, désemparées par les évolutions contradictoires d’une société turque qui ne sait si elle doit renouer avec ses racines islamiques ou céder à une modernité laïque imposée par le kémalisme.  Mais Ka est bien moins intéressé par le sort de  ces femmes, que par la perspective de revoir la belle et séduisante Ipek, divorcée depuis peu et dont il a toujours été doucement épris. Après ces nombreuses années loin de la Turquie, Ka reconnaît difficilement Kars, où il n’a vécu que brièvement, mais la ville, recouverte de son manteau neigeux, alors que l’hiver se montre particulièrement rigoureux, lui paraît relever d’une certaine poésie, à la fois empreinte d’une profonde mélancolie et d’une beauté brute et authentique. Mais ce n’est pas tant la ville qui a changé que les gens, au diapason d’une société turque désorientée et perpétuellement tiraillée entre son désir d’Occident et ses racines orientales.



Errant dans les rues, renouant avec une poésie qui l’avait pourtant quitté et pour laquelle, littéralement asséché, il n’arrivait plus à écrire, Ka part à la rencontre de ces hommes et de ces femmes qui font la Turquie d’aujourd’hui. Mais ce qu’il constate, lui, l’athée, c’est le retour d’une certaine forme d’islamisme, qui séduit les anciens, mais aussi les plus jeunes. Alors que Kars est bloquée par la neige, les crispations s’exacerbent et la tension atteint un seuil paroxystique, avant que tout ne bascule dans la violence et le chaos. Au milieu du désordre, Ka essaie pourtant de suivre la voie de son cœur et de convaincre Ipek de le suivre en Allemagne.

Ce qui fascine chez Orhan Pamuk, c’est sa capacité à mêler avec une habileté rare la fiction et  le réel,  le tout enrobé d’éléments autobiographiques qui ajoutent une touche d’authenticité à son récit. Neige ne déroge pas à la règle, quitte même à déstabiliser le lecteur en faisant évoluer sa narration au cours du roman. Si les deux premiers tiers de l’histoire sont racontés à travers les yeux de Ka, progressivement celui-ci laisse la place à Orhan Pamuk lui-même, qui se présente comme son meilleur ami venu terminer un récit inachevé. Un procédé narratif quelque peu étrange, mais qui a le mérite de casser la linéarité du récit sans pour autant faire naître une véritable dissonance. L’autre grande force d’Orhan Pamuk, c’est son écriture. L’auteur turc n’est pas nécessairement un grand styliste, en dépit de quelques fulgurances, ne cherchez pas dans sa prose une langue chatoyante et exubérante, le style de Pamuk est plus simple et use d’une certaine forme de lenteur mélancolique. Il y a toujours chez l’auteur une grande nostalgie d’un temps désormais révolu, indépassable et nécessairement idéalisé. Ce regard empreint d’une certaine tristesse face au temps qui passe, lui permet évidemment de souligner les grandes lignes de fracture, ainsi que les évolutions de son pays, car si Pamuk réenchante la mémoire des choses, il le fait toujours à dessein, pour mettre en évidence les évolutions d’un pays bouillonnant. Fascinée par son propre passé impérial, la Turquie se cherche un nouveau destin, si possible aussi flamboyant et prestigieux. Tout ceci pourrait paraître, à nos yeux d’Occidentaux, un rien contradictoire tant les oppositions idéologiques, politiques et religieuses semblent diamétralement opposées dans un pays où tout semble au bord de la rupture, mais c’est aussi ce qui fait le charme du regard de Pamuk, dont le talent pour prendre le poul de la société turque est sans égal. 


Mais si le roman aborde évidemment des questions très politiques (la laïcité, la montée du radicalisme, la place des femmes, l’exil et le déracinement….), dressant lentement mais sûrement un portrait très contrasté de la Turquie moderne et de ses nombreuses interrogations, Neige est aussi un livre qui aborde le thème de la poésie avec beaucoup de finesse et de justesse. C’est, il me semble, suffisamment rare pour être souligné. On pourra regretter que les fameux poèmes écrits par Ka tout au long de son séjour à Kars, renouveau de son inspiration, ne soient pas proposés à la lecture, mais l’essentiel est ailleurs, dans la retranscription du sentiment poétique, de cette longue errance affective qui pousse le poète à poser une regard neuf et singulier sur le monde et l’incite à écrire avec son coeur autant qu’avec ses tripes. De l’émotion, du sentiment d’étrangeté, exacerbés par une sensibilité à fleur de peau, émergent des instants hors du temps et de l’agitation du monde ; c’est cette émotion qui est au cœur de la création poétique et que Neige réussit à toucher subtilement du doigt.