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jeudi 18 février 2021

SF next gen : Gnomon, de Nick (je suis le fils de John Le Carré) Harkaway

 

Techno Thriller, dystopie, cyberpunk…. dans Gnomon le lecteur ne sait plus trop dans quel registre il évolue, mais est-ce vraiment important tant l’auteur semble se jouer de toute tentative de classification et mélange allègrement les influences, les genres et les références (culturelles, sociologiques, politiques voire même métaphysiques). A la lecture de cet étrange et fascinant roman, une question ne cesse de tarauder le lecteur, mais où Nick Harkaway souhaite-t-il nous mener ? Eh bien il faudra prendre votre mal en patience car la réponse n’est pas dans le premier tome de Gnomon et une fois la dernière page tournée, le mystère reste entier. 



Dès l’entame du roman, Nick Harkaway semble déjà bien s’amuser aux dépens du lecteur en lui proposant une énigme sous forme de code crypté. L’auteur livre quelques indices dans son roman, mais en ce qui me concerne le mystère reste entier, pour le moment. Ce que l’on sait c’est que la traductrice a également traduit ce message codé, qu’il n’y a que sept chiffres (donc pas de 0.8.9) distribués sur sept lignes de code et qu’au début du roman, le chiffre 4 a une grande importance. Bon courage ! Il y a cependant de fortes chances pour que ceci ne soit qu’un jeu, un petit bonus pour amuser le lecteur un peu curieux, qui ne devrait pas avoir d’incidence sur la compréhension globale du roman. Mais venons-en au fait, de quoi parle Gnomon ? Il s’agit d’un récit hybride censé se dérouler vers le milieu du XXIIème siècle, dans une Angleterre profondément transformée par les technologies de l’information et de la communication, où la monarchie parlementaire a laissé place à une démocratie directe incitant les citoyens à participer activement et régulièrement à la vie de la cité. En réalité le régime est contrôlé par un puissant système informatique, le Témoin, qui surveille en permanence la population par l’intermédiaire des millions de caméras connectées à travers le réseau, des objets dits intelligents et autres implants cybernétiques greffés directement sur le cerveau de la populace. Mielikki Neith, une inspectrice au service du Témoin et pro-système, est chargée d’enquêter sur le décès d’une certaine Diana Hunter, écrivaine dissidente morte à la suite d’un interrogatoire (une perquisition mentale plutôt). Mais alors qu’elle est censée pouvoir accéder aux données psychiques de Diana Hunter, Mielikki s’aperçoit que ses pensées profondes lui sont inaccessibles. A la place, elle a accès à trois mémoires différentes, sans lien apparent, comme si la victime avait dressé un paravent afin de brouiller les pistes. Et si l’imaginaire était notre ultime liberté et donc la plus précieuse d’entre toutes ? Dans un système hautement surveillé, où tous vos faits et gestes sont analysés et disséqués, quand le Témoin en vient à contrôler tous les aspects de votre vie, à coloniser le moindre recoin de vos pensées, l’imaginaire devient le seul mode de résistance, le dernier rempart à ce viol de l’esprit que tout le monde semble avoir accepté dans ce XXIIème siècle inquiétant. Mais était-ce là le seul projet de Diana Hunter ou bien s’agit-il d’une énième fausse-piste pour brouiller les cartes et cacher des motifs plus vertigineux encore. Quels liens Diana entretenait-elle réellement avec le Témoin ?



 Le lecteur est donc invité à découvrir ces trois récits assez différents, celui d’un trader grec qui accumule les succès sur le marché des placements financiers à haut risque, mais qui se sent traqué par un requin (la bonne blague !), l’histoire d’une alchimiste ayant vécu à l’époque de Saint-Augustin à qui l’on demande de résoudre un meurtre bien mystérieux et enfin le succès tardif d’un vieux peintre éthiopien reconverti dans les nouvelles technologies et les jeux vidéo. Quel rapport ? Mystère. Mais rassurez-vous il en existe forcément un et le facétieux Nick Harkaway livre quelques indices dans l’avant-dernier chapitre de ce premier tome. Sans forcément tout expliciter, loin de là, l’auteur laisse apercevoir un motif, ou plutôt un schéma complexe qui permet au lecteur patient d’assembler les premières pièces du puzzle. Je dis “patient” car durant plus de 350 pages, vous aurez bien du mal à comprendre où Nick Harkaway souhaite vous entraîner, d’autant plus que le roman n’est pas très simple d’accès, bourré de références érudites, d’idées brillantes qui fusent à une vitesse folle et de réflexion profondes, il nécessite une concentration de tous les instants, sous peine de décrocher rapidement. Mais une fois les enjeux cernés, le lecteur est littéralement ferré et avale les pages fébrilement, dans le secret espoir de mettre fin à cet insoutenable suspense.  


On l’aura compris, Nick Harkaway prend son temps pour poser son ambiance ainsi que les enjeux de son récit, mais pour résoudre cette intrigue et connaître les subtiles motivations de Diana Hunter, il faudra se tourner vers le second tome de ce passionnant et prometteur roman, dont la sortie est prévue pour le 3 mars 2021. Nous saurons alors si Gnomon est le brillant chef-d’oeuvre qu’il laisse entrevoir… ou juste un pétard mouillé. Je vous laisse deviner dans quelle direction mon jugement se dirige.

jeudi 11 février 2021

La ruée vers Dune

 Plus de cinquante ans après sa parution initiale, Dune reste à ce jour  le plus grand succès de la littérature de science-fiction à travers le monde. En France il semblerait, mais les chiffres sont toujours à prendre avec des pincettes, que, toutes éditions confondues, il s’écoulerait encore chaque année environ 15 000 exemplaires de Dune. Un succès sur le long terme qui avait fait dire en son temps à Gérard Klein (créateur et directeur de la collection Ailleurs & Demain), que Dune n’était pas un best seller….. mais un “long seller”. Aussi curieux que cela puisse paraître, Dune est pourtant une œuvre dont le succès reste à ce jour purement littéraire. Malgré deux adaptations vidéoludiques plutôt réussies, mais plus toute jeunes, un long métrage réalisé en 1982 par David Lynch (mais qui fut un échec cuisant au box office) et une mini-série  pleine de bonnes intentions mais un peu cheap, c’est plus ou moins le néant côté grand public (même si le jeu de rôle est devenu culte, cela reste un épiphénomène). Alors que Starwars n’en finit plus de séduire depuis quarante ans de nouveaux publics, d’être décliné à toutes les sauces et d’inonder le marché de produits dérivés, Dune reste dans l’ombre de l’univers de Georges Lucas, dont il est pourtant l’une des inspirations évidentes. 2020 était donc censée marquer le retour de la vengeance du rouleau compresseur marketing avec la sortie de l’adaptation cinématographique de Denis Villeneuve alors même qu’en France, les éditions Robert Laffont fêtaient le cinquantenaire de la traduction (assurée à l’époque par l’excellent Michel Demuth). Tous les paramètres étaient réunis pour que l’univers de Dune s’impose enfin auprès du grand-public, avec tout ce que cela représente bien évidemment en matière de retombées commerciales. Autant dire que le report du film de Villeneuve en 2021 a sans doute contrarié nombre de projets et autres plans marketing minutieusement pensés. 



Du côté des éditeurs, les hostilités ont commencé au mois d’octobre 2020 avec la sortie de l’édition collector de Dune chez Robert Laffont. Un travail honnête et nécessaire, avec pour l’occasion une révision de la traduction (à ne pas confondre avec une nouvelle traduction) et un objet livre franchement enthousiasmant pour le prix (couverture cartonnée, reliure de qualité et première de couverture sobre et soignée). De quoi remplacer sans trop se poser de question votre vieille édition pocket fatiguée par de multiples relectures. (ERRATUM : j'avais rapporté ici de mauvaises informations concernant la version numérique, on me signale que désormais la version électronique est équivalente à la collector, avec révision de traduction et préfaces. Mille excuses à l'éditeur pour cette erreur). A noter qu'il existe également  depuis janvier une édition brochée avec une nouvelle couverture d’Aurélien Police, sans compter le toilettage de l’édition de poche, chez Pocket, qui bénéficie non pas de la révision de la traduction, mais d’une nouvelle couverture d’un orange vif pour le moins discutable, mais sans doute très repérable parmi les nouveautés. A noter que la dénomination “collector” de cette édition poche est plus que trompeuse puisqu’elle est en outre expurgée des préfaces de Denis Villeneuve et de Pierre Bordage. De quoi faire râler quelques lecteurs, moins perdus qu’hypothétiquement floués par la stratégie commerciale de Robert Laffont et de Pocket. Enfin, chacun trouvera sans doute son bonheur dans l’une ou l’autre de ces offres..



Ce n’est pas tout puisque l’on recense au cours de ces trois derniers mois la sortie de pas moins de quatre études sur Dune. Tous ces livres se valent-ils ? Sont-ils partiellement ou totalement redondants ? Apportent-ils beaucoup de grain à moudre aux vieux baroudeurs de la SF, qui connaissent déjà bien l'œuvre ? Telles sont les questions que l’on est en droit de se poser avant de passer à la caisse. Nous ferons cependant l’impasse sur l’ouvrage Les visions de Dune : dans les creux et les sillons d’Arrakis de Vivien Lejeune, non pas en raison de son contenu, que je n’ai qu’assez rapidement survolé en librairie, ni même de ses qualités, sur lesquelles je ne me prononcerai pas. Le sommaire ne semblait tout simplement pas correspondre à ce que je cherchais, son approche étant, il me semble, assez peu centrée sur l’aspect littéraire de l’oeuvre pour privilégier les questions liées aux adaptations cinématographiques (celle, avortée, de Jodorowski, puis celle de Lynch), télévisuelles (la mini-série) ou vidéoludiques. Une approche respectable, mais qui me passionne moins, d’autant plus que certaines de ces questions sont traitées dans un autre ouvrage, à savoir Dune, le Mook.



Ouvrage collectif dirigé par Lloyd Cherry et co-édité par l’Atalante et Leha, Dune, le Mook a fait parler de lui en raison de son financement participatif, qui n’a pas manqué d’intriguer le fandom, mais également en raison de son ambition affichée, tant sur plan du contenu que du contenant. Abordant l’oeuvre sous tous ses aspects, l’ouvrage est très richement illustré et  bénéficie d’une attention jusque dans ses moindres détails (iconographie, choix du papier, mise en page, reliure, format, petit marque-page cadeau….). C’est indiscutablement un bel objet, qui s’adresse aux fans purs et durs et parvient sans trop de mal à séduire grâce notamment aux illustrations très réussies d’Adrien Police.  A noter que si vous avez le loisir de consulter ce mook et que la reliure vous paraît décollée, c’est parfaitement normal, il s’agit d’un choix de l’éditeur pour faciliter la lecture à plat du document (c’est ce qu’on appelle une reliure suisse). 



Bon très bien, mais le contenu est-il à la hauteur de l’emballage ? Tout d’abord l’ouvrage est indiscutablement très complet et convoque une belle brochette de spécialistes (journalistes, auteurs, universitaires, scientifiques…), mais en contrepartie la plupart des articles sont assez courts (une double page, sauf exception) et l’on reste parfois un peu sur sa faim. L’essentiel néanmoins y est, à défaut d’être très approfondi. C’est sans doute là le plus gros défaut de ce mook, à vouloir être trop exhaustif il finit par faire parfois du saupoudrage.  Il faudra alors aller lorgner du côté d’autres ouvrages de référence pour trouver un complément d’information, notamment pour la partie scientifique, qui fait du teasing avec des versions courtes d’articles publiés dans un autre ouvrage en version longue (cf. Roland Lehoucq. Le bélial). Un concept qui laisse légèrement dubitatif. On regrettera également la lisibilité pas toujours exemplaire de certains articles, liée au choix de l’encre et à la mise en page (texte couleur bronze sur fond crème, on a vu mieux en matière de contraste), ainsi que la qualité du papier, qui me paraît un peu fragile ; mais bon, sans doute était-ce une nécessité pour que ce mook garde un poids raisonnable.  Au rayon des contributions appréciées, j’avoue avoir lu avec grand intérêt les articles traitant de la genèse du roman de Frank Herbert, ainsi que les contributions consacrées aux personnages principaux de l’univers de Dune. Mention particulière à la participation de Catherine Dufour au sujet de Bene Gesserit et du féminisme, ainsi que dans la partie ciné, à l’article consacré au travail des scénaristes et au difficile passage du livre à l’écran. Pour ceux qui n’ont jamais vu le documentaire Jodorowsky’s Dune de Frank Pavich, l’article sur l’adaptation avortée du roman par le très fantasque Alejandro Jodorowsky est sans doute une pièce de choix.  Ne voulant pas trop déflorer le sujet, je n’ai pour ma part rien lu concernant l’adaptation ciné de Denis Villeneuve, auquel le mook consacre une bonne dizaine de pages, si ce n’est davantage. Mais les curieux en auront sans doute pour leur argent. 




Les fans restés sur leur faim à la lecture du contenu scientifique de ce mook, se tourneront donc vers un autre ouvrage pour satisfaire leur curiosité et leur soif de connaissance, à savoir le livre dirigé par Roland Lehoucq et publié dans la collection parallaxe du Bélial, Dune : exploration scientifique et culturelle d’une planète univers. Ce livre fait évidemment la part belle aux sciences dures, mais n’oublie pas pour autant le rôle capital des sciences sociales et de la philosophie dans la réflexion de Frank Herbert, les réfractaires aux disciplines aussi exigeantes que sont l'astrophysique, la thermodynamique ou bien encore la géologie y trouveront donc également de quoi se sustenter. Il faut dire que Roland Lehoucq a su parfaitement s’entourer par des spécialistes, qui font très largement la preuve de leurs compétences et de leurs qualités de vulgarisateurs.  Difficile de recenser de manière exhaustive les quatorze articles au sommaire, mais l’ouvrage débute avec des contributions plutôt centrées sur les questions scientifiques et techniques (viabilité des planètes et des systèmes de l’imperium, questionnement au sujet du voyage spatial et de la capacité des navigateurs de la guilde à replier l’espace, écosystème d’Arrakis et chimie des vers géants, la difficile question de l’énergie et l’aspect technique des distilles). J’avoue avoir été particulièrement intéressé par l’article concernant les distilles tant je trouve l’invention de Frank Herbert absolument fascinante, mais c’est uniquement une question de centre d’intérêt. L’article de Roland Lehoucq (“Des plis dans l’espace temps”) est sans doute un peu moins novateur dans le sens où ces questions ont déjà été traitées par le passé, mais pour les novices c’est sans doute une pièce de choix et comme à son habitude, l’auteur se montre particulièrement clair et pédagogue. Mention spéciale à l’article de Vincent Bontems intitulé “Penser l’innovation sur Arrakis” ; si le le titre paraît un peu obscur, le contenu est en revanche brillamment exposé et traite des antagonismes technologiques et culturels qui traversent de part en part l’univers de Dune. La question du progrès est donc au coeur de la réflexion de Frank Herbert, qui dissocie fortement innovation et progrès et dont la pensée est profondément irriguée par les questionnements de son temps. C’est donc l’occasion de recontextualiser l’épineuse question du Jihad Butlérien (au regard de la réflexion du philosophe des techniques Gilbert Simondon) afin de lui donner toute la profondeur qu’elle mérite. C’est tout bonnement passionnant et montre à quel point ce thème est d’une grande modernité et toujours d’actualité.  



La seconde partie de l’ouvrage traite des questions culturelles et sociales soulevées par le roman de Frank Herbert. On y aborde en premier lieu des questions de linguistique (“Exotisme et force linguistique”) à travers le prisme des nombreux néologismes inventés par Herbert, mais également l’épineux débat des talents d’écriture de l’écrivain américain. Les choses sont parfaitement remises en perspective dans le sens où Frank Herbert prouve toute l’étendue de sa maîtrise de la l’écriture et de la narration. L’invention de ces néologismes ne peut être dissociée de la capacité de Frank Herbert (et de son traducteur) à leur donner du sens au sein d’une phrase et à les introduire avec une grande subtilité pour façonner son univers. Ces néologismes sont donc des vecteurs du sense of wonder, une porte d’entrée vers un imaginaire puissant qui se dévoile peu à peu au lecteur sans devoir faire preuve d’un didactisme pesant. Evidemment ce sense of wonder passe également par des emprunts linguistiques à d’autres langues (la plupart arabo-islamiques ou sémitiques) qui permettent de colorer et de teinter d’exotisme l’univers de Dune, tout en lui donnant du sens puisque ces héritages plus ou moins anciens rappellent les origines des peuples qui composent l’imperium. L’article se termine enfin par quelques précisions sur la “Voix”, mais s’avère en la matière un peu moins convaincant. La question du féminisme, ou plutôt de la figure féminine, n’a évidemment pas été oubliée et l’article de Carrie Lynn Evans (“Femmes du futur : genre, technologie et cyborg”) traite brillamment cette question, même si le propos dépasse largement le cadre de Dune. Pour ceux qui s’interrogent sur les questions religieuses, et notamment sur les influences, les emprunts et les hybridations qui font du roman un syncrétisme assez fascinant les différentes religions actuelles, l’article de de Fabrice Chemla (“Dieu, l’empereur et le reste”) est un passage obligé, l’auteur y explicite de nombreux termes parfois obscurs pour le lecteur (surtout lorsqu’il s’agit de néologismes religieux). On ne pourrait pas évoquer Dune sans aborder sérieusement le thème de la préscience, appréhendée en l’occurrence comme un paradoxe dans l’article de Frédéric Ferro (“Les futurs contingents : science et préscience dans Dune”) car il est clair que la notion de préscience soulève de graves problèmes à la fois logiques, philosophiques et même physiques (en matière d’espace-temps notamment). Honnêtement, il s’agit là d’un article assez vertigineux et complexe, mais qui permet de saisir à quel point Frank Herbert avait poussé loin sa réflexion sur le sujet pour donner cohérence à son univers.  Accessoirement, l’article permet également d’expliciter certaines réflexions de Paul dans le Messie de Dune et les choix qu’il effectue au sujet du sentier d’or, tout comme il éclaire les craintes qui sont celles de Leto II et qui le poussent notamment à fusionner avec les truites des sables pour devenir l’empereur-dieu tyrannique que l’on connaît. Il s’agit là, à mon sens, d’une contribution indispensable à la compréhension des lignes de force qui traversent de part à part l'œuvre de Frank Herbert.  Enfin, dans l’ultime et dernier article de cet ouvrage (“Dune : un mélange historique, politique et romanesque”), Christopher Robinson se propose d’analyser Dune comme une oeuvre politique en phase avec les courants et les lignes de fracture de son temps (comparaison entre le monopole de l’épice et celui du pétrole, influence de la beat generation sur le plan spirituel ou en matière d’expériences psychédéliques….). Le point le plus important à mon sens est que l’article met fin à l’idée selon laquelle Dune serait un roman manichéen illustrant la lutte du bien (Les Atréides) contre le mal (les Harkonnens), alors qu’une analyse plus fine démontre que le roman est un mélange d’idéologie et d’éthique qui reflète les conflits de son époque (guerre froide et McCarthysme). Une analyse fine de l’oeuvre montre par ailleurs que les Atréides ne sont en aucun cas des parangons de  vertu (cf. le portrait du grand père de Paul, l’inflexibilité de Leto on bien encore le comportement vengeur de Paul, qui peut dans certains cas se montrer d’une rare cruauté), le baron Harkonnen lui-même n’est pas aussi monolithique qu’on veut bien le croire. Logique dans un roman où le mal est surtout l’incarnation des nécessités politiques. 




Nous terminerons donc cette recension par le livre de Nicolas Allard, Dune : un chef-d’oeuvre de la science-fiction, publié chez Dunod. C’est une publication pour laquelle j’avais beaucoup d’attentes, trop sans doute, et je ne vous cache pas que j’ai été un peu déçu. J’attendais clairement un ouvrage analysant de fond en comble l’oeuvre sur un plan littéraire un peu poussé et soyons honnête je ne suis sans doute pas la cible de Nicolas Allard, qui a probablement voulu s’adresser à un public un peu moins familier de l’oeuvre de Frank Herbert. L’ouvrage ne démérite pas et certaines analyses sont intéressantes. Par exemple, les liens avec Starwars sont clairement démontrés, bien qu’à mon sens parfois un brin capillotractés, mais il me semble que l’auteur s’attarde sur cette question un peu longuement au détriment d’autres aspects de l’oeuvre.  La partie consacrée à la genèse de Dune est également bien documentée, même si les fans purs et durs n’y apprendront sans doute rien de bien nouveau. L’analyse des thèmes qui traversent le travail de Frank Herbert sur Dune est à mon sens la contribution la plus intéressante de Nicolas Allard, c’est une bonne synthèse des questionnements que soulève Herbert tout au long de son travail. La question écologique fait l’objet d’une analyse qui, il me semble, adopte un angle très juste dans le sens où Nicolas Allard cerne de manière assez fine  les lignes de fracture qui sont au coeur du roman et pointe très justement l’aspect extrêmement avangardiste de Frank Herbert sur le thème de l’écologie. Dans les années soixante, le respect de la planète, la nécessité de se montrer humble face à la nature, l’idée profonde que c’est à l’homme de s’adapter à la planète et non l’inverse…. tout cela n’avait encore rien d’une évidence. J’ai en revanche été nettement moins convaincu par le chapitre consacré au Jihad, qui passe un peu à côté de son sujet (cf. l’article de V. Bontems cité plus haut), même s’il soulève quelques points fondamentaux (notamment les questions liées à la Missionaria Protectiva et au statut de prophète - le parallèle avec La Boétie est franchement très pertinent). La partie consacrée au rôle des femmes dans l’oeuvre d’Herbert n’est pas dénuée d’intérêt, mais l’analyse me semble quelque peu légère et l’auteur reste souvent à la surface de la question. Il n’est pas inintéressant de choisir les personnages féminins les plus emblématiques du roman et de questionner leur rôle, mais l’on aurait aimé une analyse un peu plus poussée sur l’ordre du Bene Gesserit, sur la place des femmes dans l’univers de Dune et dans le discours de Frank Herbert, loin d’être toujours univoque. Le chapitre, consacré à la figure du héros, incarné par Paul, ne démérite pas non plus, mais très honnêtement ça respire un peu trop la paraphrase. Bref, ce livre de Nicolas Allard souffre des défauts de ses qualités, s’il se montre très pédagogique et simple d’accès, il ne satisfera pas les lecteurs qui connaissent déjà bien l’oeuvre de Frank Herbert et souhaiteraient une analyse profonde et poussée de l’univers de Dune. En l’état il me semble que c’est un livre qui propose un bon parcours pédagogique pour un enseignant qui souhaiterait étudier Dune avec une classe de lycée, plutôt qu’un ouvrage qui ouvrira des pistes nouvelles aux fans purs et durs, qui connaissent le cycle sur le bout des doigts. 



Au terme de cette recension, il paraît donc difficile de faire un choix unique et définitif. Tous ces ouvrages ont des qualités indéniables mais également quelques faiblesses. En fonction de vos attentes, il faudra vous orienter vers l’un ou l’autre de ces livres (voire plusieurs), mais l’ouvrage ultime sur Dune, à la fois critique et amoureux, n’existe probablement pas. En ce qui me concerne Dune, le mook et surtout l’ouvrage dirigé par Roland Lehoucq au Bélial, forment une association que je trouve très complémentaire ; mon côté fan est évidemment séduit par le mook, par la richesse de son iconographie et des thèmes qu’il aborde, mais sur le fond c’est bien l’ouvrage dirigé par Roland Lehoucq qui s’avère le plus riche et le plus intéressant pour le lecteur qui cherche à mieux comprendre les mécanismes profonds qui font la puissance et la qualité de l’oeuvre de Frank Herbert. 





lundi 8 février 2021

Polar de l'espace : Emissaires des morts, de Adam Troy Castro

 

En dehors d’une poignée de nouvelles traduites dans la revue électronique Angle mort, Adam Troy Castro reste en France un illustre inconnu. Pourtant, l’auteur américain s’est montré extrêmement productif au cours des vingt dernières années, publiant une vingtaine de romans et cinq recueils de nouvelles aux Etats-Unis, dans le domaine de la science-fiction et du fantastique. Pour quelles raisons un auteur aussi prolifique et récompensé par de multiples prix (Nebula, Hugo, Bram Stoker ou Philip K. Dick) n’avait jusqu’à présent jamais été traduit en France, grand mystère, mais toujours est-il que la collection Albin Michel Imaginaire a décidé de combler cette lacune en publiant le cycle d’Andrea Cort. Le premier volume, regroupant quatre nouvelles et un roman, est sorti en janvier 2020, le second volume devrait paraître, si tout va bien, au mois de juin. Comme l’explique l’éditeur Gilles Dumay dans sa petite note introductive, la collection aurait pu faire le choix de ne traduire que le roman Emissaires des morts (Prix Philip K. Dick), qui peut parfaitement se lire indépendamment, mais l’intérêt de cette série c’est qu’elle développe au fil des textes le personnage d’Andrea Cort, enrichissant son histoire personnelle, lui donnant ainsi toute la profondeur et la complexité nécessaire. C’est la raison pour laquelle l’éditeur a choisi de publier ces quatre excellentes nouvelles présentées dans l’ordre chronologique (“Avec du sang sur les mains”, “Une défense infaillible”, “Les lâches n’ont pas de secret” et “Démons invisibles”), qui permettent de mieux cerner les enjeux du roman. Bref, un excellent travail éditorial de la part de Gilles Dumay, ce dont personne ne doutait. 



Au premier abord, la série Andrea Cort pourrait apparaître comme un simple space opera puisqu’elle se déroule dans un univers où l’humanité a colonisé une partie de la galaxie, mais dans sa soif d’extension elle a trouvé sur son chemin d’autres civilisations avancées. La confédération Homosap comme elle se définit elle-même, a donc dû malgré ses nombreuses dissensions et ses conflits internes, présenter face à ces civilisations extraterrestres  sentientes (capables de réfléchir et de ressentir pour simplifier) un visage unique et une idéologie dominante, le système mercantile. Il ne faut guère faire d’effort pour comprendre que les mondes colonisés par les terriens l’ont été selon une logique purement capitaliste et dans l’objectif d’exploiter les ressources de ces mondes de la manière la plus efficiente possible sur le plan économique, à défaut de l’être sur le plan humain.  Les conditions de vie y sont la plupart du temps effroyables, même si l’auteur laisse entendre que certains mondes peuvent paraître plus accueillants, voire même frôler l’utopie. Pour coordonner sa politique extérieure et ses relations avec les autres civilisations extraterrestres intelligentes, pas toujours à même de se comprendre, l’humanité dispose d’un corps diplomatique destiné à gérer les conflits éventuels et à arrondir les angles lorsque la situation est en passe de dégénérer. Ce corps diplomatique est une administration quelque peu rigide, constituée d’ambassades disséminées sur des milliers de mondes pas toujours très accueillants et sources d’immanquables problèmes. Le facteur humain intervient quasiment systématiquement dans ces problématiques en apparence inextricables et c’est en général à ce moment crucial qu’intervient Andrea Cort, représentante du procureur général pour le compte du corps diplomatique. 



Traumatisée au cours de son enfance par une tragédie qui se déroula sur son monde natal, Andrea, privée de ses parents, purgea de nombreuses années en centre de détention pour mineur, convaincue par la justice d’avoir participé au massacre d’une autre espèce sentiente peuplant sa planète (alors qu’elle n’avait que huit ans). En raison de son intelligence exceptionnelle et de sa conduite irréprochable en détention, le Corps Diplomatique proposa à Andrea, désormais devenue adulte, de racheter sa peine. En échange de ses services à vie, elle est désormais autorisée à mener une vie quasiment normale et à exercer son métier de juriste à travers les différents mondes habités. Cet enrôlement forcé, conjugué à de nombreuses années de réclusion, ont fait d’Andrea un être profondément misanthrope, solitaire et peu enclin à susciter la sympathie. D’une froideur quasiment pathologique, Andrea repousse toute forme de relation de proximité, elle mange seule, dort seule et on ne lui connaît pas d’amis. Même la compassion légèrement affectée de son supérieur hiérarchique l’insupporte au plus haut point. La contrepartie de ce caractère en apparence associal, c’est qu’Andrea est une professionnelle hors-pair, une bête de travail à l’intelligence acérée et au sens de l’observation redoutable. Rien ne lui échappe, aucune contradiction, aucun détail ne se dérobent à son analyse et à la rigueur de ses enquêtes  Une fois ferrée, sa proie à peu de chance de lui échapper. La question qui se pose néanmoins concernant Andrea, c’est de déterminer dans quelle mesure une jeune femme aussi peu en phase avec ses semblables, aussi critique vis à vis du système et de ses nombreux travers, est capable de comprendre aussi finement et aussi intelligemment les relations humaines…. mais également les réactions et les problématiques de communication liées aux relations avec des espèces extraterrestres. C’est certainement l’une des grandes forces du personnage, mais aussi toute l’intelligence de ceux qui l’emploient, d’avoir compris que cette singularité, cette capacité à réfléchir en dehors de toute convention et à refuser d’intégrer le système étaient la clé de la réussite d’Andrea dans les missions qu’on lui confie. 



Difficile de résumer à la fois les quatre nouvelles du recueil ainsi que le roman sans tomber dans le travers de l’inventaire ou de la nomenclature, peut-être aurait-il fallu écrire deux critiques séparées pour ne pas faire trop long. Toujours est-il que les textes mettant en scène Andrea Cort répondent souvent au même schéma narratif, qui peut paraître légèrement répétitif, mais seulement en surface (après tout, c’est propre aux séries policières également, personne n’ira reprocher à Colombo de reposer épisode après épisode sur la même structure). La question de l’altérité est l’un des thèmes centraux de la série, si ce n’est le principal, les enquêtes de Maître Cort auraient évidemment beaucoup moins d’intérêt si elles ne mettaient en scène que des humains. Ce qui titille l’imagination c’est évidemment la rencontre avec des civilisations extraterrestres, avec d’autres cultures et d’autres manières de penser. Certains espèces sont plus ou moins anthropomorphes dans leurs réactions et dans leurs relations avec les humains, mais d’autres sont au contraire beaucoup plus originales comme celle à laquelle Andrea a affaire au cours de sa première mission (“Avec du sang sur les mains”), civilisation extrêmement avancée sur le plan technologique, mais pour qui la notion de violence est parfaitement étrangère (donc espèce littéralement fascinée par les humains, dont le comportement est propice à tous les débordements). Plus étonnant encore, dans “Démons invisibles”, Andrea se rend sur la planète des Catarkhiens, une espèce considérée comme sentiente, mais avec laquelle personne n’a jamais réussi à communiquer. Incapables de voir ou d’entendre, parfaitement étrangers à toute forme de douleur, les Catarkhiens ne peuvent avoir d’interactions qu’avec les membres de leur espèce et paraissent isolés de toute forme de communication extérieure. Hors, l’un des membres de la mission diplomatique envoyée sur cette planète a littéralement massacré et démembré l’un de ces extraterrestres, avec une cruauté et une férocité peu communes. Comment juger un crime dont les autochtones semblent eux-mêmes parfaitement inconscients, sur quels critères condamner le meurtrier ? Tel est le défi qu’Andrea devra relever. Les confrontations avec ces nombreuses civilisations E.T. sont l’occasion de mettre les hommes en face de leurs propres atrocités, de leurs nombreux errements et autres contradictions. Au fond, ce qu’Adam Troy Castro interroge, c’est notre propre humanité, ce qui fait de nous des êtres humains et si cette notion d’humanité est si méritante qu’on veut bien le clamer à la face de l’univers. Cette profonde critique est portée par Andrea, qui se considère elle-même comme un monstre, de par son comportement lors du massacre des Bocaïens (sa planète d’origine), mais également par le regard qu’elle porte sur le personnage froid et peu sociable qu’elle est devenue. Andrea n’aime pas ses semblables parce qu’elle-même se fait horreur et que sa propre monstruosité (un enfant qui tue est un monstre) fait écho à celle des hommes. Il faudra attendre le roman Émissaires des morts pour que ce regard évolue et qu’un autre thème important, et déjà abordé dans la nouvelle “Les lâches n’ont pas de secret”, fasse surface, celui du libre-arbitre. Dans ce récit, Andrea doit se rendre sur la planète particulièrement inhospitalière, où un humain a commis un crime à l’encontre de l’espèce autochtone. Condamné à une lente agonie par étouffement, le suspect suggère à Andrea d’étudier une spécificité du droit local, qui consiste à libérer le coupable en échange d’une soumission totale de son cerveau. Il échappe donc à la mort, mais ne pourra plus jamais exercer son libre arbitre. Évidemment, ce que craint Andrea, c’est qu’un tel jugement puisse établir un cas de jurisprudence.



On retrouve cette question du libre-arbitre au cœur de Émissaires des morts, dans ce roman la première chose qui surprend, c’est qu’Adam Troy Castro change de style de narration pour employer la première personne du singulier. C’est donc directement à travers les yeux d’Andrea que l’on découvre cette nouvelle enquête, construite sur le même schéma que les précédentes (un crime à résoudre en territoire hostile, avec pour mission impérative de ne froisser ni les uns ni les autres, une enquête minutieuse et une résolution finale pleine de panache et d’intelligence). Les références sont ici aussi multiples, on pense évidemment au bureau des sabotages de Frank Herbert, mais également à Un cas de conscience de James Blish ou bien encore à Jack Vance pour l’action et le sense of wonder. Cette fois Andrea est envoyée sur un monde artificiel créé et géré par les IA Sources. Sur Un un un, les IA ont créé plusieurs espèces vivantes par génie génétique, l’une d’entre elles, les Brachiens, vit littéralement suspendue à des frondaisons immenses au-dessus du vide. Ces êtres intelligents et capables de parler le langage standard, sont d’une lenteur remarquable et passent une grande partie de leur vie à se déplacer et à se nourrir des fruits étranges et un peu insipides qui poussent dans leur environnement (on a vu mieux comme jardin d’Eden). Sur Un, un, un, seule une délégation d’humains a été admise à titre expérimental, mais deux meurtres ont eu lieu au sein de la mission diplomatique. Andrea doit impérativement résoudre cette affaire sans compromettre les relations avec les IA Sources. Comme dans les nouvelles précédentes, Adam Troy Castro brasse ses thématiques favorites, comme l’altérité, l’origine du mal ou bien encore la notion de libre arbitre, mais l’auteur pousse un cran plus loin sa réflexion, attribuant un rôle plus important à ces fameuses intelligences artificielles, jusqu’à présent restées un peu en retrait, mais pourtant fondamentalement impliquées dans le système mercantile. Ces IA en réalité omniprésentes, voire omnipotentes, laissent entrevoir la nouvelle direction que semble emprunter la série Andrea Cort, mais elles ne sont pas sans rappeler le programme conscience de Frank Herbert et ses IA jouant les divinités créatrices…. et manipulatrices. 



Remarquablement écrite et construite, la série Andrea Cort est une lecture plus que recommandable. C’est à la fois extrêmement divertissant, intelligent, bourré de références et de réflexions passionnantes propres à la SF. Le systématisme employé par l’auteur en matière de narration ne me paraît pas gênant, tant il est servi par un propos d’une rare finesse et d’une belle inventivité, qui sait par ailleurs rester toujours parfaitement accessible. De la SF comme on aimerait en lire plus souvent, chapeau bas !

mercredi 3 février 2021

SF next gen : Trop semblable à l'éclair, d'Ada Palmer

 

A quoi ressemblera le monde dans 1000 ou 2000 ans, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la plupart des romans de SF se déroulent dans un futur relativement proche, parfois indéterminé mais rarement très éloigné de notre présent. Evidemment, il existe de nombreuses exceptions, dont Dune qui se déroule plus de 10 000 ans après notre ère, ou Fondation (22 000 ans). L’une des difficultés à s’éloigner ainsi de notre présent, c’est de perdre ce qui fait la spécificité du discours de la science-fiction, à savoir interroger le futur pour mieux comprendre et interpréter notre propre époque. Alors, il existe une alternative qui s’affranchit de cet écueil et qui consiste à écrire un roman postapocalyptique. D’ailleurs, si l’on observe l’évolution actuelle de nos sociétés, c’est peu ou prou ce qui nous pend au nez. Mais sans aller vers cet extrême, imaginer ce que deviendra l’humanité dans ne serait-ce que 500 ans n’a rien d’une évidence tant nos sociétés modernes paraissent instables et en perpétuelle mutation. Certains auteurs de SF, comme Vernor Vinge, ont même mis en avant le concept de Singularité. A savoir qu’au-delà d’un certain niveau technologique, les évolutions, notamment en matière d’intelligence artificielle, sont impossibles à déterminer car bien trop imprévisibles et rapides, celles-ci s’auto-alimentant sans même avoir désormais besoin du concours de l’homme. On laissera à Vernor Vinge la paternité et la responsabilité d’une idée pas forcément partagée par ses confrères scientifiques, mais elle donne un aperçu de la difficulté qu’il peut y avoir à appréhender un futur très éloigné. Cette difficulté ne semble pas avoir le moins du monde inquiété Ada Palmer, qui dans Trop semblable à l’éclair, son premier roman, imagine l’évolution sociale et technologique de l’Humanité dans un peu moins de 500 ans. Camarades, accrochez-vous bien car dans le premier volume d’une série (Terra Ignota) qui devrait en comporter quatre autres, Ada Palmer ne ménage pas son lecteur tout au long des 650 pages de cet impressionnant récit. A noter que les deux premiers tomes du cycle forment un diptyque qu’il est préférable de lire successivement, d’une part parce qu’à la fin de Trop semblable à l’éclair vous ne serez arrivé qu’à la moitié de cette histoire, d’autre part parce que cet univers est incroyablement complexe et nécessite beaucoup d’efforts et de concentration pour en saisir toutes les subtilités ; il serait dommage d’avoir oublié trop d’éléments de compréhension entre vos deux lectures. 



Nous sommes en 2454 et après de multiples conflits, qui ont failli signer son anéantissement, la Terre s’est radicalement transformée. Grâce à l’invention de la voiture volante, chaque point du globe est devenu accessible en moins de deux heures de vol. Ce rapport au temps et aux distances a ainsi radicalement modifié notre organisation sociale. Les Etats-nations se sont progressivement effacés au profit d’une vie collective non plus fondée sur la nationalité des individus, mais sur leurs goûts, leurs orientations politiques ou idéologiques. Dix milliards d’êtres humains  se divisent désormais en sept grandes “Ruches” aux idéaux bien distincts  (les très stricts Maçons, les bienveillants Cousins, les Utopistes tournés vers les étoiles, les Humanistes avides de dépassement de soi, les plus cérébraux Gordiens ou bien encore les très terre à terre Européens et Mitsubishi), la cellule familiale traditionnelle a explosé au profit des bashs, ces communautés où les gens se regroupent par affinités pour élever leurs enfants, et la religion a fait l’objet d’une prohibition presque totale, renvoyée à sa dimension personnelle ; il est ainsi strictement interdit de parler de religion à plus de deux personnes. C’est la raison pour laquelle existent des Sensayers, sorte de confesseurs privés à mi-chemin entre le prêtre et le psychanalyste. Chaque individu est également relié à un réseau de traceurs, ces petits appareils personnels chargés de faciliter les communications et d’indiquer en temps réel la position de tout un chacun. La question du genre a bien évidemment également évolué, pas question de désigner un être humain par son sexe, d’autant plus que certains prennent un malin plaisir à brouiller les pistes par leur accoutrement ou parfois même par des évolutions physiques (génétiques ou chirurgicales). Au lecteur de déterminer si le personnage est un homme ou une femme, quitte à se rendre compte deux cents pages plus loin qu’il s’était littéralement fourvoyé, ou bien à s’en affranchir (ce que personnellement j’ai fini par faire). Mais nous reviendrons un peu plus loin sur cette question. Dernier point et pas des moindres pour comprendre le mode de pensée de nos futurs descendants, la philosophie des lumières semble avoir imprégné très profondément une société qui se veut utopique et éclairée. Ne vous étonnez donc pas de croiser régulièrement dans les dialogues, des références explicites ou implicites à Rousseau, Voltaire ou bien encore Diderot (bon, et à Sade lors d’un chapitre d’anthologie). 



L’ensemble est donc à la fois riche et complexe à appréhender, Ada Palmer s’adressant directement à l’intellect du lecteur plutôt qu’à son ressenti ou à ses émotions. Il vaut mieux donc avoir de solides références dans le domaine des humanités pour saisir toutes les implications des références que l’auteure dissémine tout au long de son roman. Consciente de la difficulté que cela peut représenter, Ada Palmer ne réussit pas toujours à éviter l’écueil du didactisme et il n’est pas rare qu’elle cède à quelques explications un peu pesantes, qui alourdissent indiscutablement son récit. Arrivé à ce stade du texte, vous vous dites tout de même que vous n’en savez pas beaucoup plus sur le scénario de Trop semblable à l’éclair…. et vous aurez raison. Mais c’est à l’image de ce roman, qui met beaucoup de temps à progresser dans son intrigue ; sur les 650 pages du texte, je dirais que les 300 premières servent à l’exposition de l’univers. En poussant la logique un peu plus loin, on pourrait même affirmer que le roman est dans son intégralité un volume d’exposition. D’où son côté un peu frustrant. 



Mais venons-en au fait. Le récit est raconté par un certain Mycroft Canner, individu que l’on sait rapidement peu recommandable car condamné à une peine de “Servant”. Une sorte de liberté conditionnelle qui l’oblige en contrepartie à remplir des missions d’intérêt général, du ramassage des ordures à la corvée de chiottes, rien ne lui est épargné. Sauf que Mycroft, dont on sait assez peu de choses, a l’oreille des puissants. Tout au long de son récit, il ne cesse de croiser les Grands de ce monde. Les dirigeants des Ruches font régulièrement appel à ses services et Mycroft dispense volontiers ses conseils, avec un mélange de servitude affectée et de roublardise. Cet homme cache des choses, c’est une évidence. Donc Mycroft, est au service de l’un des bashs les plus puissants de la planète, puisqu’il a la charge du réseau de voitures volantes. A priori au-dessus de tout soupçon, le bash Saneer-Weeksbooth est mêlé, à l’insue de son plein gré, à une sombre histoire de vol et doit faire face par ailleurs à une série d’accidents de voitures volantes, un événement extrêmement rare… et donc très perturbant. Mais quel est exactement l’objet du délit. A priori rien qui puisse changer la face du monde, un simple article publié par l’un des plus puissants journaux de la planète (associé à la Ruche Mitsubishi), contenant la liste des sept-dix. En gros la liste des dirigeants les plus puissants du monde. Chaque journal publie annuellement une liste similaire et le palmarès détermine quelles seront à l’avenir les Ruches les plus attractives et donc à terme les plus puissantes puisqu’elles attireront en conséquence des citoyens toujours plus nombreux. De quoi faire basculer l’équilibre du monde. Pour résumer, cette liste fait la pluie et le beau temps en matière de politique internationale. Mais ce n’est pas terminé car ce petit coquinou de Mycroft cache un secret bien plus considérable, il est en effet le protecteur d’un garçon d’à peine 13 ans, capable de réaliser de véritables miracles (oui, comme changer l’eau en vin et multiplier les petits pains). Une véritable petite bombe dans une société où, rappelons-le, toute forme de religion a définitivement été bannie de la sphère publique. Plusieurs pistes s’ouvrent donc dès l’entame du roman. Le vol de la liste des sept-dix et les accidents de voiture volante sont-ils liés ? Qui a donc pu commettre un tel crime ? Pour quelles raisons ? Qui est donc ce jeune prodige aux pouvoirs mystérieux et dans quelle mesure peut-il renverser l’ordre établi ? Et enfin, question subsidiaire mais néanmoins essenteille : putain mais qui c’est ce Mycroft bordel ?



Inutile de tourner autour du pot, le roman d’Ada Palmer est dense, très dense même et assez peu facile d’accès. En revanche il est d’une richesse assez folle et d’une inventivité qui force le respect. On ne peut qu’admirer la capacité de l’auteure à imaginer un univers aussi riche, aussi complexe et pourtant parfaitement cohérent. La contrepartie c’est que vous allez en baver pendant une centaine de pages (voire davantage) et parfois ne pas tout comprendre. Mais progressivement l’univers se met en place et fait sens, à un moment ou à un autre. Je vous cacherai pas que le roman contient quelques longueurs et des dialogues parfois un peu nébuleux, mais bien moins qu’on aurait pu le croire car la narration reste relativement dynamique et plutôt inventive (mêlant des phases dialoguées à la manière du théâtre, des phases de narration plus classiques, des apartés du narrateur avec son lecteur ou même des extraits de rapport ou de compte-rendu). En revanche, quelques détails demeurent agaçants comme cette confusion que la narration entretient au sujet du sexe des personnages, dont on ne sait jamais s’ils sont des hommes ou des femmes. Lors des dialogues, les personnages ne sont pas genrés et l’auteure emploie le pronom personnel “on” (pour il ou elle) ou “ons” (pour ils ou elles), Mycroft en revanche emploie des pronoms genrés, mais nous oriente régulièrement  sur des fausses pistes (pas vraiment fiable le gars). Ce n’est que parfois 200 pages plus loin dans le récit que l’on se rend compte que le personnage dont on croyait qu’il s’agissait d’un homme, est en réalité une femme. Ce n’est pas tant qu’il est perturbant de ne pas connaître exactement le sexe des personnages, à la rigueur on s’en fout un peu, mais à la lecture, l’emploi du “on” oblige parfois le lecteur à relire deux fois la même phrase pour savoir exactement de quel personnage l’auteur parle. C’est pénible car cela nuit un peu à la fluidité de la lecture, mais ceci dit, on finit par s’y habituer. Chapeau bas tout de même à la traductrice Michelle Charrier, qui a certainement dû beaucoup transpirer sur cette traduction. Autre élément un peu poussif, la multiplicité des personnages et des titres/fonctions (souvent nébuleux) n’aide pas à structurer l’histoire, il faut un certain temps avant de repérer qui est qui, qui fait quoi, qui appartient à quelle faction…… prise de tête garantie avant que la lumière n’éclaire le lecteur. 



Bon, mais au final, c’est bien ou pas Terra Ignota ? Alors à l’issue de ce premier tome il est assez difficile de répondre précisément car ce premier volume ne contient que la moitié de l’histoire de Mycroft Canner. Il n’en demeure pas moins que l’univers d’Ada Palmer est assez fascinant,  l’auteure fait preuve d’un talent indéniable dans l’architecture de son récit en plus de faire étalage de son immense culture et , malgré quelques défauts de narration et un style parfois un peu lourd, l’ensemble reste brillant et passionnant.