Certains lecteurs ou lectrices de ce blog auront certainement
remarqué que si je renoue de temps à autre avec la SF, ma dernière
lecture de fantasy remonte aux calendes grecques, sauf à vouloir
classer impérativement le Cycle des Contrées de Jacques Abeille
dans cette catégorie. Ce qui se discute. C’est un genre que j’ai
pourtant abondamment exploré dans ma jeunesse et je reste
aujourd’hui encore un inconditionnel de Tolkien, ainsi qu’un
admirateur patenté du travail de Jean-Philippe Jaworsky ou de Guy
Gavriel Kay… Sincèrement, je n’ai absolument rien à reprocher à
Robert Jordan, David Eddings ou bien encore George Martin, que j’ai
lus et appréciés en leur temps. Oui mais voilà, malgré la
découverte de quelques pépites inoubliables (Wastburg de Cédric
Ferrand, Aquaforte de K.J. Bishop ou bien encore Gagner la Guerre de
J.P. Jaworsky), je peine à trouver des romans de fantasy qui
correspondent à mes goûts d’aujourd’hui. Pour être
parfaitement clair, je suis fatigué de lire des récits de héros
sans peur et sans reproche destinés à sauver le monde du haut de
leurs 17 ans, j’en ai par dessus la tête des prophéties venues
des âges anciens et obscurs, des cartes du monde dessinées en début
de volume et du bestiaire hérité de Donjons & Dragons.
Ras-le-bol ! Alors certes, je schématise et j’use de raccourcis
sans doute impardonnables pour certains, mais vous aurez compris
l’idée. Cet agacement n’a rien d’inédit, et Ursula K. Le Guin
l’évoquait dans un court essai publié en 1986,
La
théorie de la fiction-panier (The carrier bag theory of
fiction), dans lequel elle incitait les auteurs à s’affranchir des
récits héroïques, où prédominent souvent la violence et le
conflit, pour renouer avec des histoires plus proches du quotidien et
dont les personnages seraient plus humains et moins stéréotypés.
Le Guin nous rappelle évidemment qu’il y a aussi du merveilleux
dans les choses simples et que façonner nos mythes exclusivement sur
la violence et la conquête confine irrémédiablement au tragique
(apocalypse, holocauste) et donc conduit intrinsèquement à notre
propre fin.
C’est la raison pour laquelle la découverte
du premier roman de Claire Duvivier, Un long voyage, m’a fait
l’effet d’un bain de jouvence littéraire. Voilà enfin de la
fantasy qui sort un peu de sa zone de confort et se débarrasse de
son clinquant decorum. Adieu magie, trolls, elfes et autres
archimages, adieu adolescents héroïques sauveurs du monde et place
à un récit plus profond, empreint d’une grande nostalgie et de
thèmes forts comme la tolérance, l’altérité ou bien encore le
long passage du temps.
Un long voyage est l’histoire de Liesse, mais
aussi celle d’une certaine Malvine Zélina de Félarésie, dont il
raconte avec émotion et retenue la vie à la fois magnifique et
tragique, puisqu’il fut durant de nombreuses son assistant le plus
proche. Le destin de Liesse est dès son enfance marqué par une
épreuve difficile. A la mort de son père, il est confié par sa
mère, désormais incapable d’assurer la subsistance de tous ses
enfants, aux responsables du comptoir commercial de Tanitamo , la
plus grande cité de l’Archipel. En réalité, Liesse a été cédé
comme esclave, mais cette pratique a quasiment disparu et le petit
garçon est élevé avec bienveillance par ses tuteurs. Il mène
ainsi une vie parfaitement paisible au sein de la délégation
impériale. Liesse se rend utile dès qu’il en a l’occasion et
apprend même à lire et à écrire, faisant office de secrétaire
auprès de son tuteur. Liesse grandit, se fait des amis et connaît
même ses premiers amours, mais il sent bien que sa position est
frappée d’une certaine suspicion. Il n’a par exemple pas le
droit de se rendre sur son île natale car il est devenu lui-même
tabou pour son village et sa famille. Alors qu’il sort tout juste
de l’adolescence, la comptoir impérial connaît d’importants
changements en accueillant une nouvelle rectrice, la jeune mais
prometteuse Malvine Zélina de Félérasie. Sous son administration,
à la fois ferme et intelligente, l’Empire ouvre un second comptoir
et une ville nouvelle sort de terre sous les yeux ébahis des
autochtones, assurant aux îles de rester grâce au commerce
maritime, un passage obligé sur l’itinéraire des principales
routes commerciales. Mais ses talents d’administratrice et de
diplomate destinent Malvine à d’autres fonctions, après quelques
années dans les îles, elle est nommée gouverneur de Solmeri, la
province la plus méridionale de l’Empire. Quant-à Liesse, de
désillusions amoureuses en déchirements amicaux, il se sent de plus
en plus étranger parmi son peuple, tiraillé entre ses origines
insulaires et son désir de devenir un véritable sujet de l’Empire.
Aussi lorsque son tuteur, Merle, renonce à quitter le comptoire de
Tanitamo pour accompagner Malvine, Liesse propose de prendre sa place
de secrétaire auprès de la gouverneure. Mais les choses sont moins
simples qu’elles ne paraissent car la cité-état de Solmeri a
l’esclavage en horreur depuis plusieurs siècles et la position de
Liesse risque d’être délicate à justifier.
Difficile de ne pas convoquer Ursula K. Le Guin à la lecture d’Un
long voyage, en premier lieu parce que le début du roman n’est pas
sans rappeler l’univers maritime de Terremer, mais surtout parce
qu’il s’inscrit dans une démarche très similaire à celle de
l’auteure américaine. Une littérature proche de ses personnages
et de leur quotidien, moins épique et plus humaniste, mais qui
n’oublie pas pour autant que ces derniers font partie d’un long
processus historique. En réalité, la réussite du roman tient à la
parfaite conjonction entre la petite histoire (celle des personnages)
et la grande Histoire. La chute de l’Empire, que l’on voit
poindre et dont on comprend les fins mécanismes du déclin, les
subtils basculements dans les rapports sociaux, la délicate texture
de la matière historique dont on saisit les grandes lignes de force
et les points de cassure dans la seconde partie du roman, nettement
plus politique. Tout cela est passionnant car Claire Duvivier
s’intéresse moins à la grandeur du destin de ses personnages qu’à
la portée de leurs gestes et à la puissance de leurs témoignages.
Le choix du point de vue n’est pas non plus anodin, l’histoire de
Malvine est racontée à travers les yeux de Liesse, un personnage
d’une grande sensibilité, profondément humble et modeste, qui
s’interroge sans cesse sur la place qu’il occupe. Ce prisme
confère à leurs destins croisés une grande humanité, qui irrigue
le récit du début jusqu’à son chapitre final. Malgré le
caractère tragique de la seconde partie du roman, l’ensemble reste
étonnamment positif. La chute de cette civilisation, que l’on
pensait inaltérable, est suivie d’une lente et belle
reconstruction, dont les fondements reposent sur une compréhension
mutuelle, favorisant ainsi la cicatrisation des vieilles blessures.
Des ruines naît un monde nouveau, plein de potentialités et
d’espoir.
Alors que la plupart des romans de fantasy reposent sur des
ressorts narratifs longuement éprouvés (parcours initiatique du
héros, quêtes et batailles épiques), Un long voyage explore des
voies largement inédites et prend le lecteur à contrepied, le tout
dans une narration d’une fluidité exemplaire et d’une évidence
qui force le respect. C’est un récit d’une grande délicatesse
et d’une rare finesse, à la fois puissant et émouvant, mais
surtout porteur de sens. Claire Duvivier y aborde des questions
fondamentales et universelles, qui entrent en résonance avec les
propres interrogations du lecteur dans un discours empreint de
tolérance et de compréhension mutuelle, dépassant les clivages et
les rancœurs. Pour un premier roman, c’est carrément un coup de
maître.