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mardi 23 mars 2021

Voyage culinaire : Black sea, de Caroline Eden

 

Depuis la plus lointaine Antiquité, la mer noire entretient une réputation peu flatteuse. Inhospitalière, bordée de populations barbares hostiles (Gètes et autres Scythes), sujette à des tempêtes hivernales d’une rare violence et avare en mouillages ou en ports propices à se mettre à l’abri, le Pont-Euxin, comme l’appelaient les Grecs, semble constituer une mer bien moins accueillante que la Méditerranée. Les Ioniens consentirent tout de même à y construire quelques colonies, dont la lointaine Trébizonde à l’est et la non moins éloignée Tomis à l’ouest (aujourd’hui Constanta en Roumanie), qui fut ensuite un emporium romain. On tenait la région en si piètre estime, qu’Ovide y fut exilé par l’empereur Auguste et y mourut. A la fin de l’Antiquité, la province de Scythie mineure dut faire face aux invasions barbares. Goths, Huns, Slaves et autres tribus assoiffées de violence et de pillage ne cessèrent de disputer à l’empire romain d’Orient le contrôle de cette région, au point que les Byzantins finirent par se lasser de ces incessantes batailles. Ils en reprirent le contrôle autour du Xème siècle avant que l’empire ottoman ne mette tout le monde d’accord.



La journaliste anglaise Caroline Eden, chroniqueuse pour la BBC et le Guardian, s’est fait une spécialité des récits de voyage dans les pays de l’ex Union Soviétique. Son dernier ouvrage traduit en français, Black sea : un voyage culinaire entre Orient et Occident, suit en grande partie les limitations géographiques de cette antique région du Pont, en débutant cependant bien plus au nord, à Odessa en Ukraine, pour finir à Trabzon, à l’est de l’Anatolie (en passant évidemment par Istanbul). Levons d’ailleurs dès ce préambule toute ambiguïté, Black sea n’est pas à proprement parler un livre de cuisine. Bien évidemment vous y trouverez immanquablement de nombreuses recettes, mais elles ne correspondent à aucune nomenclature précise. Inutile de chercher ici l'exhaustivité et encore moins un petit traité de la gastronomie ukrainienne, roumaine ou turque. Le seul fil directeur c’est cet étonnant voyage le long de la côte de la mer noire, en traversant quatre pays dont on sent bien que leurs populations partagent une identité commune, faite de longs échanges commerciaux et culturels à travers les siècles, tout autant que de brassages de populations. Ces hommes et ces femmes, qu’ils soient d’Odessa, de Constanta, de Varna ou bien encore de Trabzon, partagent une mer, leurs ancêtres ont voyagé à travers les terres, ont apporté avec eux leurs traditions, leurs langues et leurs cultures, au sein de laquelle la gastronomie n’est d’ailleurs pas le moindre des héritages. Au fil des siècles, ils ont cultivé la nostalgie de leurs terres d’origine, entretenant  la mémoire de leurs papilles, les gestes ancestraux et l’amour des produits de leur terroir. 



C’est cette richesse des échanges multiséculaires, que Caroline Eden réussit à parfaitement retranscrire. Son livre invite au voyage autant qu’il donne envie de se régaler des nombreux plats qu’elle décrit au gré de ses envies, sans forcément leur donner leur nom canonique, mais en les associant plutôt aux personnages qu’elle rencontre et avec lesquels elle engage le dialogue (une soupe de poisson dégustée dans un petit troquet du quartier des affaires d’Istanbul devient ainsi “La soupe du banquier” ou bien encore ce plat on ne peut plus classique est nommé le “Pilaf de l’épicerie” à Kastamonu). Les exégètes et autres ayatollahs du respect absolu des règles culinaires risquent quelque peu de rester sur leur faim, car certains plats iconiques sont tout bonnement absents, mais c’est un peu le principe de ce livre que de nous surprendre et de nous mener en territoire inconnu, voire inattendu.



L’autre grande qualité du livre, c'est son orientation très littéraire, à la fois dans le style et la narration, mais également dans son approche de chaque région visitée. L’auteure apporte beaucoup d’éléments historiques et livresques tout au long de ses visites, n’hésitant pas à convoquer les plus belles pages de la littérature, notamment à Odessa ou à Istanbul. Les rencontres, les paysages, l’ambiance, les odeurs et les saveurs, tout est joliment décrit, mais avec simplicité et sans artifice. C’est un livre authentique, plein de délicieux parti pris et d’angles inattendus. Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage comme dirait l’autre…. oui, mais alors de l’autre côté du Bosphore cette fois.

samedi 6 mars 2021

Gnomon (T2), de Nick Harkaway : Le puzzle dont vous êtes le héros

 

Scindé en deux volumes pour les besoins de l’édition française, Gnomon n’est pas exactement un roman classique, mais plutôt un puzzle dont vous êtes le héros option casse-tête, dans le sens où le lecteur est sommé de reconstruire au fil de sa lecture l’énigme que constitue cette étrange méta-fiction. Sauf que cette fois les dés ne vous seront d’aucun secours, il faudra faire confiance à votre matière grise pour vous sortir d'affaire, mais si vous avez déjà lu le premier tome, vous savez forcément à quoi vous en tenir. 



A la fin du premier tome de Gnomon, Nick Harkaway nous avait laissés dans l’incompréhension la plus totale, bien malin celui qui pouvait se targuer d’avoir saisi la finalité de cette fascinante architecture livresque, même si l’auteur laissait en partie entrevoir la nature de son propos. Largué au beau milieu d’un no-man’s land logique où plus rien n’avait de sens, le lecteur attendait avec une impatience non feinte, voire même un certain agacement, la résolution du casse-tête. Rassurez-vous, le roman livre toutes ses clés dans les cent dernières pages, mais inutile de foncer immédiatement en fin de volume, vous risqueriez de passer à côté d’une grande partie de l’intérêt de Gnomon. 



Tout au long de cette seconde partie du roman, Nick Harkaway brouille les pistes en permanence et joue avec son lecteur, qui ne sait jamais exactement si le récit se déroule dans la réalité, dans le présent ou le futur, dans un jeu vidéo ou bien dans les souvenirs truqués de Diana Hunter. D’ailleurs Diana existe-t-elle vraiment ? Le Système n’est-il qu’une vaste simulation informatique dans laquelle évoluent les personnalités virtuelles déjà mortes ? Les personnalités dont on explore les souvenirs sont-elles en réalité des entités intelligentes autonomes, des firewalls d’un nouveau type ou bien tout simplement des chevaux de Troie destinés à prendre le contrôle du Système ? Telles sont les questions qui titillent en permanence le lecteur.



L’auteur distille tout au long de son récit de nombreux indices, mais qui ne font pas toujours sens à la première lecture. Au fil du texte, le lecteur échafaude des hypothèses, se retrouve parfois acculé dans une impasse intellectuelle et se demande si tout ceci n’est pas plutôt une méta-friction un tantinet tirée par les cheveux. Il y a quelque chose de la narration interactive dans l’écriture de ce roman, dans lequel l’auteur n’est plus le seul à produire du contenu, le lecteur est partie prenante dans la narration et doit reconstruire brique par brique le récit. Les interstices sémiotiques chers à Umberto Eco, ceux-là mêmes censés favoriser l’interprétation et l’appropriation du lecteur, sont ici à leur paroxysme. D’autant plus que l’auteur use d’énormément d’éléments symboliques et oniriques, qui enrichissent le récit, mais le rendent également parfois un brin abscons sans quelques petites recherches complémentaires. C’est sans doute la raison pour laquelle l’histoire est si difficile à suivre pour tous ceux qui ont l’habitude de se laisser porter par des constructions narratives plus linéaires, moi le premier. Avouons que tout ceci est loin d’être de tout repos et le défi laissera sans doute quelques lecteurs sur le carreau. 



En revanche, les plus tenaces auront le plaisir de découvrir des passages d’une fulgurance remarquable et un discours brillant, ultra-référencé, qui entre parfaitement en résonance avec son époque. C’est sans doute dans cette dimension critique qu’auteur et lecteur trouveront une zone de rencontre et de coopération textuelle, un territoire commun qui désormais fera sens.



lundi 1 mars 2021

Fantasy non calibrée : Un long voyage, de Claire Duvivier

 

Certains lecteurs ou lectrices de ce blog auront certainement remarqué que si je renoue de temps à autre avec la SF, ma dernière lecture de fantasy remonte aux calendes grecques, sauf à vouloir classer impérativement le Cycle des Contrées de Jacques Abeille dans cette catégorie. Ce qui se discute. C’est un genre que j’ai pourtant abondamment exploré dans ma jeunesse et je reste aujourd’hui encore un inconditionnel de Tolkien, ainsi qu’un admirateur patenté du travail de Jean-Philippe Jaworsky ou de Guy Gavriel Kay… Sincèrement, je n’ai absolument rien à reprocher à Robert Jordan, David Eddings ou bien encore George Martin, que j’ai lus et appréciés en leur temps. Oui mais voilà, malgré la découverte de quelques pépites inoubliables (Wastburg de Cédric Ferrand, Aquaforte de K.J. Bishop ou bien encore Gagner la Guerre de J.P. Jaworsky), je peine à trouver des romans de fantasy qui correspondent à mes goûts d’aujourd’hui. Pour être parfaitement clair, je suis fatigué de lire des récits de héros sans peur et sans reproche destinés à sauver le monde du haut de leurs 17 ans, j’en ai par dessus la tête des prophéties venues des âges anciens et obscurs, des cartes du monde dessinées en début de volume et du bestiaire hérité de Donjons & Dragons. Ras-le-bol ! Alors certes, je schématise et j’use de raccourcis sans doute impardonnables pour certains, mais vous aurez compris l’idée. Cet agacement n’a rien d’inédit, et Ursula K. Le Guin l’évoquait dans un court essai publié en 1986, La théorie de la fiction-panier (The carrier bag theory of fiction), dans lequel elle incitait les auteurs à s’affranchir des récits héroïques, où prédominent souvent la violence et le conflit, pour renouer avec des histoires plus proches du quotidien et dont les personnages seraient plus humains et moins stéréotypés. Le Guin nous rappelle évidemment qu’il y a aussi du merveilleux dans les choses simples et que façonner nos mythes exclusivement sur la violence et la conquête confine irrémédiablement au tragique (apocalypse, holocauste) et donc conduit intrinsèquement à notre propre fin. 

    C’est la raison pour laquelle la découverte du premier roman de Claire Duvivier, Un long voyage, m’a fait l’effet d’un bain de jouvence littéraire. Voilà enfin de la fantasy qui sort un peu de sa zone de confort et se débarrasse de son clinquant decorum. Adieu magie, trolls, elfes et autres archimages, adieu adolescents héroïques sauveurs du monde et place à un récit plus profond, empreint d’une grande nostalgie et de thèmes forts comme la tolérance, l’altérité ou bien encore le long passage du temps. 



    Un long voyage est l’histoire de Liesse, mais aussi celle d’une certaine Malvine Zélina de Félarésie, dont il raconte avec émotion et retenue la vie à la fois magnifique et tragique, puisqu’il fut durant de nombreuses son assistant le plus proche. Le destin de Liesse est dès son enfance marqué par une épreuve difficile. A la mort de son père, il est confié par sa mère, désormais incapable d’assurer la subsistance de tous ses enfants, aux responsables du comptoir commercial de Tanitamo , la plus grande cité de l’Archipel. En réalité, Liesse a été cédé comme esclave, mais cette pratique a quasiment disparu et le petit garçon est élevé avec bienveillance par ses tuteurs. Il mène ainsi une vie parfaitement paisible au sein de la délégation impériale. Liesse se rend utile dès qu’il en a l’occasion et apprend même à lire et à écrire, faisant office de secrétaire auprès de son tuteur. Liesse grandit, se fait des amis et connaît même ses premiers amours, mais il sent bien que sa position est frappée d’une certaine suspicion. Il n’a par exemple pas le droit de se rendre sur son île natale car il est devenu lui-même tabou pour son village et sa famille. Alors qu’il sort tout juste de l’adolescence, la comptoir impérial connaît d’importants changements en accueillant une nouvelle rectrice, la jeune mais prometteuse Malvine Zélina de Félérasie. Sous son administration, à la fois ferme et intelligente, l’Empire ouvre un second comptoir et une ville nouvelle sort de terre sous les yeux ébahis des autochtones, assurant aux îles de rester grâce au commerce maritime, un passage obligé sur l’itinéraire des principales routes commerciales. Mais ses talents d’administratrice et de diplomate destinent Malvine à d’autres fonctions, après quelques années dans les îles, elle est nommée gouverneur de Solmeri, la province la plus méridionale de l’Empire. Quant-à Liesse, de désillusions amoureuses en déchirements amicaux, il se sent de plus en plus étranger parmi son peuple, tiraillé entre ses origines insulaires et son désir de devenir un véritable sujet de l’Empire. Aussi lorsque son tuteur, Merle, renonce à quitter le comptoire de Tanitamo pour accompagner Malvine, Liesse propose de prendre sa place de secrétaire auprès de la gouverneure. Mais les choses sont moins simples qu’elles ne paraissent car la cité-état de Solmeri a l’esclavage en horreur depuis plusieurs siècles et la position de Liesse risque d’être délicate à justifier. 



Difficile de ne pas convoquer Ursula K. Le Guin à la lecture d’Un long voyage, en premier lieu parce que le début du roman n’est pas sans rappeler l’univers maritime de Terremer, mais surtout parce qu’il s’inscrit dans une démarche très similaire à celle de l’auteure américaine. Une littérature proche de ses personnages et de leur quotidien, moins épique et plus humaniste, mais qui n’oublie pas pour autant que ces derniers font partie d’un long processus historique. En réalité, la réussite du roman tient à la parfaite conjonction entre la petite histoire (celle des personnages) et la grande Histoire. La chute de l’Empire, que l’on voit poindre et dont on comprend les fins mécanismes du déclin, les subtils basculements dans les rapports sociaux, la délicate texture de la matière historique dont on saisit les grandes lignes de force et les points de cassure dans la seconde partie du roman, nettement plus politique. Tout cela est passionnant car Claire Duvivier s’intéresse moins à la grandeur du destin de ses personnages qu’à la portée de leurs gestes et à la puissance de leurs témoignages. Le choix du point de vue n’est pas non plus anodin, l’histoire de Malvine est racontée à travers les yeux de Liesse, un personnage d’une grande sensibilité, profondément humble et modeste, qui s’interroge sans cesse sur la place qu’il occupe. Ce prisme confère à leurs destins croisés une grande humanité, qui irrigue le récit du début jusqu’à son chapitre final. Malgré le caractère tragique de la seconde partie du roman, l’ensemble reste étonnamment positif. La chute de cette civilisation, que l’on pensait inaltérable, est suivie d’une lente et belle reconstruction, dont les fondements reposent sur une compréhension mutuelle, favorisant ainsi la cicatrisation des vieilles blessures. Des ruines naît un monde nouveau, plein de potentialités et d’espoir.



Alors que la plupart des romans de fantasy reposent sur des ressorts narratifs longuement éprouvés (parcours initiatique du héros, quêtes et batailles épiques), Un long voyage explore des voies largement inédites et prend le lecteur à contrepied, le tout dans une narration d’une fluidité exemplaire et d’une évidence qui force le respect. C’est un récit d’une grande délicatesse et d’une rare finesse, à la fois puissant et émouvant, mais surtout porteur de sens. Claire Duvivier y aborde des questions fondamentales et universelles, qui entrent en résonance avec les propres interrogations du lecteur dans un discours empreint de tolérance et de compréhension mutuelle, dépassant les clivages et les rancœurs. Pour un premier roman, c’est carrément un coup de maître.