Existe-t-il une période de l’histoire du Japon qui ait
davantage fasciné les écrivains et les cinéastes que la grande
époque Sengoku ? Au regard du nombre d'œuvres culturelles faisant
références aux événements qui ont marqué cette période
historique, on est en droit d’en douter. Ce roman de Yasushi Inoue
ne fait pas exception à la règle et se déroule donc au XVIème
siècle, alors que le Japon est encore en proie à des conflits
opposant de puissants seigneurs de guerre aux quatre coins de
l’archipel. Parmi ces belliqueux daimyos, le seigneur Shingen
Takeda est l’un des plus puissants et des plus ambitieux. Longtemps
ce clan fera figure de vainqueur potentiel dans la course au
shogunat, tant sa puissance militaire impose le respect à ses
adversaires, avant de finalement s’incliner face à la puissance
montante de l’époque, celle d’Oda Nobunaga. Mais au moment où
se déroule le roman d’Inoue, nous n’en sommes pas encore là.
D’ailleurs, cette histoire est moins celle du clan Takeda, que
celle de Yamamoto Kansuke, son stratège en chef. Le sabre des Takeda
est le récit largement romancé de cet homme étrange et
insaisissable, éminence grise du clan et architecte principal de la
domination militaire des Takeda durant cette période.
Nul ne connaît exactement les origines de Yamamoto Kansuke,
l’homme, déjà relativement âgé lorsqu’il entre au service des
Takeda, est petit, difforme et borgne, en plus d’être défiguré
par la vérole. Mais il est doté d’une grande intelligence, d’une
connaissance profonde de l’art de la guerre et d’une
assurance apte à déstabiliser ses contradicteurs les plus féroces.
Pourtant, lors de sa première entrevue avec le seigneur Takeda, il
avoue ingénument, non sans avoir développé un plan d’attaque
digne des meilleurs stratèges, n’avoir jamais mené la moindre
bataille. Quelques généraux s’indignent alors de
l’impudence de cet obscur samouraï sans renommée, mais Shingen
Takeda est immédiatement séduit par la personnalité hors-norme de
Yamamoto Kansuke et lui confie la charge d’élaborer leur
plan d’attaque dans la campagne qu’ils préparent pour s’emparer
de la province de Shinano. Grâce aux conseils de son nouveau
protégé, Shingen Takeda remporte une victoire rapide et décisive
sur son adversaire. Mais en dévoilant son appétit de conquête, le
clan Takeda éveille un adversaire encore plus redoutable, Uesugi
Kenshin, qui deviendra son rival le plus dangereux dans la région.
Années après années, les deux clans se jaugent, mesurent leurs
forces dans des escarmouches sans importance, n’osant pas
s’affronter véritablement sur le champ de bataille, car une
défaite de cette ampleur signifierait alors l’extermination pure
et simple de l’ennemi. Les succès militaires du clan Takeda, qu’il
doit en grande partie à l’intelligence des stratégies imaginées
par Yamamoto Kansuke, assurent à ce dernier une place de choix aux
côtés du seigneur Shingen. Un respect mutuel et une profonde amitié
lie les deux hommes, mais Yamamoto éprouve également un attachement
profond en la personne de dame Yubu, la concubine de son maître, à
qui il accorde une fidélité sans faille. Ses efforts mèneront le clan Takeda à la victoire face à Uesugi
Kenshin, mais hélas, Yamamoto n’aura pas l’occasion de la
célébrer avec son seigneur car il meurt sur le champ de bataille.
Persuadé que la tactique qu’il a préconisée a échoué, il se
lance dans une charge désespérée contre l’ennemi, sacrifiant sa
vie alors même qu’il est l’artisan d’une victoire éclatante.
Figure emblématique de la culture populaire japonaise, Yamamoto
Kansuke n’est certes par auréolé du prestige d’un Miyamoto
Musachi, mais on peut tout de même leur accorder quelques points
communs. Tous deux sont des guerriers d’origine assez modestes, qui
doivent leur ascension à leurs talents martiaux, mais alors que
Musachi est un bretteur d’exception, Kansuke est surtout un
stratège hors pair. Pourtant, ce qui les relie, c’est leur force
de caractère assez peu commune et leur rigueur morale. Ils se posent
en modèles dans un Japon où la figure du samouraï est sur le point
d’évoluer drastiquement. Ils incarnent donc à la fois l’archétype
du bushi (guerrier et gentilhomme qui excelle dans la science des
armes), mais préfigurent également un nouveau type de Samouraï,
qui progressivement abandonne le pur métier des armes (même s’il
en garde les symboles les plus évidents, comme la coiffure ou le
port des deux sabres) pour devenir un administrateur qui manie
davantage la plume que le katana et porte bien plus souvent le
kimono que l’armure. Tous deux, bien que marquant une
rupture, préfigurent l’image sacralisée du samouraï à travers
le code du bushido….. code dont l’origine remonte justement à la
geste des Takeda. Le Kōyō gunkan, qui relate les exploits
militaires du clan Takeda par le menu, avec force détails sur les
forces en présence, les armes utilisées, les stratégies
employées... est considéré comme l’embryon de ce qui sera
formalisé plus tard sous le terme de bushido (la voie du guerrier).
C’est dans l’un de ses volumes que sont narrés les exploits de
Yamamoto Kansuke.
A la lumière de ces éléments, on comprend évidemment mieux le
rôle capital de ce personnage dans l’histoire du Japon et dans son
imaginaire collectif. Tout le talent de Yasushi Inoue réside
dans la capacité de l’écrivain à donner une certaine substance à
ce personnage légendaire. Ainsi, Kansuke entretient avec l’une des
concubines de son seigneur une relation amoureuse purement
platonique, qui n’est pas sans rappeler celle de Musachi et Otsü.
Un amour contrarié, qui a tous les atours de l’amour courtois,
mais qui chez Inoue n’est pas véritablement un moteur du récit,
contrairement au roman de Yoshikawa. Il faut davantage y voir un
moyen d’explorer les différentes facettes du personnage, une
tentative pour le rendre un peu plus humain et ne pas simplement le
réduire à sa dimension de génie militaire. Et il faut bien avouer
que l’auteur réussit parfaitement à faire de son Yamamoto Kansuke
un homme extraordinaire, au sens étymologique du terme, à la fois
fascinant, hors-norme et pourtant profondément humain.