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mercredi 17 novembre 2021

Australie profonde : Piège nuptial, de Douglas Kennedy

 

Terre de contrastes, l’Australie est un pays qui fascine par bien des aspects. De cette lointaine contrée des antipodes on garde souvent une image jeune et dynamique, un territoire immense, écrasé de soleil où une population privilégiée passe son temps à surfer et à organiser des barbecues au bord de la plage. Mais l’Australie a aussi son revers de la médaille et lorsqu’on évoque l’Outback, c’est pour mieux convoquer un certain Kenneth Cook, dont l'inoubliable Cinq matins de trop, dresse un portrait à la fois grinçant et grotesque de l’arrière-pays australien. Mais c’était oublier un peu tôt Douglas Kennedy, dont le premier roman est tout aussi édifiant. Bref, si vous pensiez que l’Australie était un petit coin de paradis, l’auteur américain se charge de vous convaincre du contraire, avec au menu une bonne dose d’humour noir, une touche de mauvaise foi caractérisée et un soupçon de tragédie. Pour l’anecdote, le roman, initialement traduit en 1998, a depuis bénéficié d’une nouvelle traduction et, par la même occasion, d’un nouveau titre, mais Cul de sac et Piège nuptial ne sont qu’un seul et même roman.    


A 38 ans, Nick Hawthorne décide sur un coup de tête d’envoyer tout promener. Après avoir déniché chez un bouquiniste une vieille carte de l’Australie, il vend ses maigres possessions, démissionne de son nouveau job de journaliste de province et s’achète un aller simple pour les antipodes.  Arrivé à Darwin, Nick fait l’acquisition d’un vieux bus Volkswagen et se lance pied au plancher sur les routes désertes du territoire du Nord, bien décidé à vivre une grande aventure le long  de la côte australienne. Après avoir cartonné un kangourou sur la première ligne droite qui le mène vers le sud, la chance semble enfin tourner et Nick fait la rencontre fortuite d’une auto-stoppeuse plutôt attirante à la sortie d’une station service. Et les voilà partis pour un petit road trip où l’insouciance n’a d’égal que leur capacité à s’envoyer en l’air et à faire la fête. Mais pour Nick, toutes les bonnes choses doivent avoir une fin et il songe déjà à lâcher Angie, afin de reprendre la route en solitaire. C’était sans compter sur les projets de mariage de l’énergique jeune-femme, qui prend très mal l’attitude de Nick et se montre bien décidée à le lui faire savoir. Après l’avoir soigneusement drogué, Angie embarque Nick en direction de l’outback, afin de le ramener dans son village natal, un bout de désert peuplé d’une dizaine de familles vivant en quasi autarcie sous l’autorité de trois patriarches ventripotents, avinés les trois-quarts du temps. Sitôt réveillé de son long sommeil narcotique, Nick découvre avec effroi qu’il est désormais marié à Angie, que son argent et son passeport lui ont été confisqués et que son bus a été vandalisé par son beau-père…. au cas où Nick changerait d’avis. Acculé et choqué, Nick ne semble avoir aucune échappatoire et ne peut que se résigner à vivre au milieu de cette communauté hors du monde, où la misère culturelle et sociale n’a d’égal que les conditions cauchemardesques d’une vie quotidienne crasse et indigne.


Petit roman en apparence sans prétention, Piège nuptial est en réalité un coup de maître, une pépite livresque menée à un train d’enfer, qui se dévore avec fébrilité, les yeux écarquillés et incrédules, un sourire crispé au bord des lèvres. Mais au-delà de la farce grotesque, dépeignant avec une fausse complaisance les gens rudes de l’Australie profonde, se dessine une contre-utopie, un rêve qui a mal tourné pour ceux qui, un jour, se sont rebellés contre le système et ont aspiré à une autre vie, plus libre et loin de la machine à broyer capitalistique. En prenant le lecteur à contre-pied, Douglas Kennedy fait donc preuve d’un véritable coup de génie et d’une maîtrise formelle qui force le respect. Pour un premier roman, chapeau l’artiste !

mercredi 6 octobre 2021

Littérature japonaise : Le sabre des Takeda, de Yasushi Inoue

 

Existe-t-il une période de l’histoire du Japon qui ait davantage fasciné les écrivains et les cinéastes que la grande époque Sengoku ? Au regard du nombre d'œuvres culturelles faisant références aux événements qui ont marqué cette période historique, on est en droit d’en douter. Ce roman de Yasushi Inoue ne fait pas exception à la règle et se déroule donc au XVIème siècle, alors que le Japon est encore en proie à des conflits opposant de puissants seigneurs de guerre aux quatre coins de l’archipel. Parmi ces belliqueux daimyos, le seigneur Shingen Takeda est l’un des plus puissants et des plus ambitieux. Longtemps ce clan fera figure de vainqueur potentiel dans la course au shogunat, tant sa puissance militaire impose le respect à ses adversaires, avant de finalement s’incliner face à la puissance montante de l’époque, celle d’Oda Nobunaga. Mais au moment où se déroule le roman d’Inoue, nous n’en sommes pas encore là. D’ailleurs, cette histoire est moins celle du clan Takeda, que celle de Yamamoto Kansuke, son stratège en chef. Le sabre des Takeda est le récit largement romancé de cet homme étrange  et insaisissable, éminence grise du clan et architecte principal de la domination militaire des Takeda durant cette période.



Nul ne connaît exactement les origines de Yamamoto Kansuke, l’homme, déjà relativement âgé lorsqu’il entre au service des Takeda, est petit, difforme et borgne, en plus d’être défiguré par la vérole. Mais il est doté d’une grande intelligence, d’une connaissance profonde de l’art de la guerre  et d’une assurance apte à déstabiliser ses contradicteurs les plus féroces. Pourtant, lors de sa première entrevue avec le seigneur Takeda, il avoue ingénument, non sans avoir développé un plan d’attaque digne des meilleurs stratèges, n’avoir jamais mené la moindre bataille.  Quelques généraux s’indignent alors de l’impudence de cet obscur samouraï sans renommée, mais Shingen Takeda est immédiatement séduit par la personnalité hors-norme de Yamamoto Kansuke et lui confie  la charge d’élaborer leur plan d’attaque dans la campagne qu’ils préparent pour s’emparer de la province de Shinano. Grâce aux conseils de son nouveau protégé, Shingen Takeda remporte une victoire rapide et décisive sur son adversaire. Mais en dévoilant son appétit de conquête, le clan Takeda éveille un adversaire encore plus redoutable, Uesugi Kenshin, qui deviendra son rival le plus dangereux dans la région. Années après années, les deux clans se jaugent, mesurent leurs forces dans des escarmouches sans importance, n’osant pas s’affronter véritablement sur le champ de bataille, car une défaite de cette ampleur signifierait alors l’extermination pure et simple de l’ennemi. Les succès militaires du clan Takeda, qu’il doit en grande partie à l’intelligence des stratégies imaginées par Yamamoto Kansuke, assurent à ce dernier une place de choix aux côtés du seigneur Shingen. Un respect mutuel et une profonde amitié lie les deux hommes, mais Yamamoto éprouve également un attachement profond en la personne de dame Yubu, la concubine de son maître, à qui il accorde une fidélité sans faille. Ses efforts mèneront le clan Takeda à la victoire face à Uesugi Kenshin, mais hélas, Yamamoto n’aura pas l’occasion de la célébrer avec son seigneur car il meurt sur le champ de bataille. Persuadé que la tactique qu’il a préconisée a échoué, il se lance dans une charge désespérée contre l’ennemi, sacrifiant sa vie alors même qu’il est l’artisan d’une victoire éclatante.



Figure emblématique de la culture populaire japonaise, Yamamoto Kansuke n’est certes par auréolé du prestige d’un Miyamoto Musachi, mais on peut tout de même leur accorder quelques points communs. Tous deux sont des guerriers d’origine assez modestes, qui doivent leur ascension à leurs talents martiaux, mais alors que Musachi est un bretteur d’exception, Kansuke est surtout un stratège hors pair. Pourtant, ce qui les relie, c’est leur force de caractère assez peu commune et leur rigueur morale. Ils se posent en modèles dans un Japon où la figure du samouraï est sur le point d’évoluer drastiquement. Ils incarnent donc à la fois l’archétype du bushi (guerrier et gentilhomme qui excelle dans la science des armes), mais préfigurent également un nouveau type de Samouraï, qui progressivement abandonne le pur métier des armes (même s’il en garde les symboles les plus évidents, comme la coiffure ou le port des deux sabres) pour devenir un administrateur qui manie davantage la plume que  le katana et porte bien plus souvent le kimono que l’armure.  Tous deux, bien que marquant une rupture, préfigurent l’image sacralisée du samouraï à travers le code du bushido….. code dont l’origine remonte justement à la geste des Takeda. Le Kōyō gunkan, qui relate les exploits militaires du clan Takeda par le menu, avec force détails sur les forces en présence, les armes utilisées, les stratégies employées... est considéré comme l’embryon de ce qui sera formalisé plus tard sous le terme de bushido (la voie du guerrier). C’est dans l’un de ses volumes que sont narrés les exploits de Yamamoto Kansuke. 



A la lumière de ces éléments, on comprend évidemment mieux le rôle capital de ce personnage dans l’histoire du Japon et dans son imaginaire collectif. Tout le talent de Yasushi Inoue  réside dans la capacité de l’écrivain à donner une certaine substance à ce personnage légendaire. Ainsi, Kansuke entretient avec l’une des concubines de son seigneur une relation amoureuse purement platonique, qui n’est pas sans rappeler celle de Musachi et Otsü. Un amour contrarié, qui a tous les atours de l’amour courtois, mais qui chez Inoue n’est pas véritablement un moteur du récit, contrairement au roman de Yoshikawa. Il faut davantage y voir un moyen d’explorer les différentes facettes du personnage, une tentative pour le rendre un peu plus humain et ne pas simplement le réduire à sa dimension de génie militaire. Et il faut bien avouer que l’auteur réussit parfaitement à faire de son Yamamoto Kansuke un homme extraordinaire, au sens étymologique du terme, à la fois fascinant, hors-norme et pourtant profondément humain.