Premier roman de Ian Watson, écrivain anglais à la solide réputation mais quelque peu oublié au tournant des années 90, L’enchâssement (The embedding en VO) fait figure d’oeuvre maîtresse de la linguistique-fiction, un courant mineur dans SF mais qui a donné lieu à des romans de premier plan comme Babel 17 de Samuel Delany, Les langages de Pao de Jack Vance (où le langage constitue un puissant outil de manipulation des masses) ou bien encore dans une certaine mesure 1984 de George Orwell, dont une partie du roman s’appuie sur la manipulation du langage. Cette science-fiction qui s’inspire des sciences dites “molles” (terme détestable s’il en est) est évidemment à rapprocher d’un courant plus important, qui a drainé une bonne partie de la speculative fiction des années 70 et qui n’hésitait à s’inspirer des sciences sociales (sociologie, ethnologie, anthropologie….).
Si le roman de Ian Watson, publié initialement en 1973, relève indiscutablement de la linguistique-fiction (lire à ce sujet l’excellente postface de Frédéric Landragin), il intègre également une forte composante ethnologique et sociologique, ce qui en soi n’est pas vraiment étonnant tant le langage façonne la société, les consciences et finalement notre rapport au monde. En point de mire apparaît l’idée selon laquelle le langage définit et limite notre appréhension et notre compréhension de l’univers ; une thèse illustrée dans L’enchâssement sous la forme de trois récits dont les protagonistes finissent immanquablement par se télescoper. Ainsi à Haddon, un centre de recherche anglais, des scientifiques expérimentent sur des enfants totalement coupés du monde, des méthodes linguistiques issues des théories de Raymond Roussel, un langage enchâssé (en réalité proche d’un langage mathématique) dérivé d’un anglais fortement destructuré. Pendant ce temps, en Amazonie, l’ethnologue français Pierre Darriand découvre une tribu restée longtemps isolée et aujourd’hui menacée par la construction d’un barrage censé recouvrir d’eau son territoire. Les Xemahoas, ont par ailleurs la particularité d’utiliser un langage, dont la composante sacrée (en réalité un langage de second niveau parfaitement enchâssé) est uniquement compréhensible sous l’emprise de puissantes drogues. Aux Etats-Unis, dans le désert du Nevada, Américains et Russes, négocient secrètement avec une espèce extra-terrestre technologiquement très avancée, les Sp’thras, dont l’objectif est de réunir tous les langages apparus dans l’univers, clé selon eux de l’accession à un état supérieur car chaque peuple et surtout chaque langage recèle en lui une parcelle de réalité et de conscience du monde. Le langage enchâssé des Xemahoas semble particulièrement les intéresser. En échange de quelques cerveaux humains pleinement opérationnels (et accessoirement parlant diverses langues terriennes), les Sp’thras permettront à l’humanité d’accéder à des technologies de pointe dans le domaine du voyage spatial. Autant dire que l’extraction de quelques cerveaux humains paraît peu de choses tant l’enjeu semble de taille.
Complexe par certains aspects, mais néanmoins passionnant, L’enchâssement est un roman conceptuel qui n’est pas exempt de défauts. Un peu long à démarrer, narrativement inégal, il souffre surtout d’un manque de caractérisation évident des personnages principaux. Certaines pistes sont également faiblement développées, notamment celle des Sp’thras, dont l’arc narratif apparaît pourtant central. Mais étonnamment, cela n’empêche en rien L’enchâssement d’être de bout en bout fascinant sur le plan intellectuel. Malgré les défauts évoqués, le lecteur est totalement impliqué dans le propos de Ian Watson, qui a le mérite de ne pas sombrer dans les explications trop ardues ou de dériver vers l’essai linguisto-philosophique abscons. Si les théories de Roussel sont évoquées, le lecteur devra faire l’effort de se renseigner par lui-même sur le sujet ou tout du moins de lire la post-face du roman afin d’en apprendre davantage sur cette fameuse notion d’enchâssement. Il est d’ailleurs symptomatique de constater, que sans forcément s’en apercevoir, nous avons parfois tendance à employer des structures grammaticales enchâssées lorsqu’on se laisse porter par les rouages de nos propres synapses. Je viens par exemple de corriger deux phrases écrites instinctivement de manière enchâssée, de peur de mal me faire comprendre. Comme quoi, nous sommes bel et bien, par habitude et du fait de notre éducation, engoncés dans des schémas intellectuels linéaires dont notre esprit cherche, malgré nous, à s’échapper (oui oui, si vous luttez contre l’envie d’intercaler des parenthèses un peu partout dans vos textes, c’est que votre esprit tente à sa manière de devenir autonome). L’ennui, c’est qu’en écrivant de la sorte, je serais le seul à me comprendre et j’aurais donc perdu en route la finalité de ce propos.
Vous en doutez, vous vous demandez si l’auteur de ces quelques lignes ne vient pas subitement de péter une durite, c’est probablement que vous n’avez jamais tenté de lire Raymond Roussel, essayez, la lumière devrait subitement vous éclairer (mais pas trop longtemps, vous risqueriez de péter une durite pour le coup). Rappelez-vous néanmoins que pour Roussel toute tentative de décrire une réalité par les mots est vouée à l’échec, l’écriture est un mode de pensée autonome, auto-référencé, qui n’a nul besoin d’une autre réalité que la sienne propre.
Bref, plutôt que de tenter de saisir vainement ces divagations confuses et maladroites, il serait temps pour vous d’aller jeter un coup d’oeil sur le brillant roman de Ian Watson, dont on se demande, au vu de la production actuelle, s’il sera un jour dépassé dans son domaine.