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vendredi 30 juillet 2021

Science et fiction : autobiographie d'un poulpe, de Vinciane Despret

 

Il y a un certain temps que je tourne autour du cas Vinciane Despret, qui interroge notre relation, à nous autres humains, avec les animaux, et qui a écrit plusieurs ouvrages sur la communication animale. Comme je suis dans une période science-fiction, j'ai opté pour ce petit livre plein d'humour sur la thérolinguistique.

Pardon ? Thérolinguistique ? Ah oui, c'est une science du futur qui étudie les histoires que les animaux écrivent. Car les animaux écrivent, et pas qu'un peu. 

Et savez-vous qui a nommé pour la première fois cette science ? Eh bien, une certaine Ursula K. Le Guin, en 1974, dans une nouvelle qui mettait en scène une découverte scientifique étonnante : les fourmis composaient des textes sur des graines d'acacia avec des exsudations glandulaires. À partir de là, pour qui savait observer, tout un pan de littérature est apparu chez les manchots (écriture kinétique chorale), les araignées (archives soyeuse en recomposition permanente) et bien d'autres animaux (le langage des végétaux étant encore trop complexe pour nous à cette époque indéterminée du futur proche).

Dans cet ouvrage rédigé sous forme de petits dossiers synthétiques des recherches en cours tout au long du 21e siècle, nous nous attachons à trois de ces formes expressives : les aphorismes vibratoires des arachnéides (à ne pas confondre avec des acouphènes...) ; la cosmologie empathique dessiné par le langage architectural des crottes cubiques des wombats ; et enfin la première autobiographie connue d'un poulpe méditerranéen par encrage sur tesson de poterie.

Chacun de ses dossiers met en avant non seulement ces modes de communication étonnants, mais également la genèse de leur découverte et les difficultés de traduction. C'est bien de dialogue dont il est question ici. Le tout est accompagné d'un appareil de notes savoureux et de cinq pages de références très sérieuses et parfois étonnantes.

C'est aussi un livre qui sous-tend plein de questionnements sur notre rapport à l'altérité que représente le monde animal.


Alors, science ou fiction ? Les deux, bien entendu, pour un petit livre à dévorer sur la plage, à chercher des yeux les derniers poulpes, ou dans son jardin, à écouter les araignées qui murmurent à l'oreille des humains et à déchiffrer les messages revendicatifs des habitantes de la petite fourmilière voisine.

mercredi 14 juillet 2021

Terra Ignota, suite : 7 redditions et La volonté de se battre, de Ada Palmer

 Encouragé par le maître des lieux, je vous propose une critique des seconds et troisièmes tomes de l'univers d'Ada Palmer, Terra Ignota, dont il a chroniqué le premier tome ici.

Mais sache déjà, cher lecteur, que le style de Mycroft risque fort d'influencer le mien au point de rendre mon propos parfaitement abscons, n'ayant ni son génie ni sa folie, juste l'envie de le suivre le temps de finir les ouvrages de sa créatrice.

 

Car Mycroft le mystérieux, qui l'est de moins en moins quand on arrive à suivre les méandres de sa pensée (non sans mal) continue à nous narrer les quelques jours qui ont fait basculer son monde. On découvre ses crimes atroces, leur logique, et certains pourquois des comments (et vice-versa). On continue à explorer par touches disparates ce monde à la fois si proche (l'être humain reste ce qu'il est aujourd'hui, un être illogique et pleins de passions antinomiques) et si lointain, dans lequel se mêlent inextricablement les progrès techniques les plus étonnants et les élans philosophiques les plus classiques. On continue à se poser des questions sur le sexe des anges et surtout des multiples protagonistes de cette folle histoire (spoiler : ne soyez surtout, surtout jamais certain de rien dans ce domaine) et sur la finalité de tout cela. On s'interroge sur cet étrange interdit de parler religion quand on est confronté à deux ou trois dieux plus ou moins incarnés. On est gêné, écœuré de la servilité de Mycroft et de certains autres personnages et des petits jeux sadiques des uns et des autres, vaguement honteux de quelques scènes qu'on aurait pas osé écrire ou même penser (à moins justement d'aimer Sade).

Comment s'y retrouver dans ce monde si différent, piloté par un homme (une femme ?) dont la folie va croissante, ? Qui ne dit que ce qu'il veut bien nous dire faute de temps ou par goût de la dissimulation ? Qui malgré ses dons n'a qu'une vue partielle des événements qui se succèdent à haute vitesse ? Qui se veut impartial, mais qui est plus sûrement partial avec tous ? Qui simplement ne nous donne que des indices disparates de son monde parce qu'il s'adresse à un lecteur futur qui forcément connaît ce monde ?

Dans les hautes sphères où Mycroft évolue, il ne nous reste que peu de points d'ancrage, car chacun des protagonistes peut révéler une facette de lui qui ébranle notre vision des choses. Arrive le moment où vous ne retrouvez plus que deux bouées de sauvetage, deux Grecs : Papadélias le vieux flic, et Achille le Péléen. Oui, Achille en personne, le Guerrier de Troie, parce qu'il faut bien apprendre la guerre à l'humanité qui a oublié comment la mener après des siècles de paix, mais qui retrouve en peu de jours toute la sauvagerie nécessaire pour se détruire soi-même. Parce que ces deux-là n'oublient jamais, au plus fort de la tempête, les réalités de la vie quotidienne et ont pour notre héros une tendresse désintéressée que personne d'autre ne lui dispense.

L"univers créé par Ada Palmer n'est pourtant pas un univers de fous, bien au contraire : c'est un monde d'une stabilité remarquable, mais avec ses failles qui s'ouvrent une à une pour faire place à un gouffre béant auquel personne ne s'est préparé. Et si elle décrit un monde de paix qui bascule de plus en plus vite vers la guerre, c'est au nom d'une logique implacable impossible à contrecarrer (c'est d'ailleurs là tout le nœud du problème).

Mais à quoi bon construire un si bel ouvrage si c'est pour le détruire méthodiquement ? Pour le plaisir de nous emporter dans les délires des philosophes qu'elle adore au point d'en faire intervenir un dans son récit ? Eh bien, il va falloir attendre le quatrième volume pour cela, si jamais on veut bien nous donner la fin de l'histoire.


Mais je sens bien que les lecteurs et lectrices de ce blog, habituées à des billets autrement plus percutants du seigneur des lieux, et peut-être bien même lui-même en personne, se désolent de voir une chronique aussi obscure qui ne dévoile en fait pas grand-chose de l'histoire ingénieuse, magistrale et déjantée de cette série. C'est que le récit lui-même ne se prête pas à un résumé simple, surtout quand quasiment chaque chapitre apporte son lot de découvertes, de rebondissements, de trahisons ou de loyautés. Quand l'apparence du récit chronologique vous amène sans cesse à revenir sur les chapitres précédents, réviser vos impressions, abandonner vos certitudes ou forger de nouvelles hypothèses. Quand les logiques de tous les protagonistes s'entrechoquent violemment et qu'eux-mêmes font face au doute.

À ceux qui auraient trouvé le premier tome trop foisonnant, je préviens que la suite du récit ne s'arrange pas sur cet aspect. Si le nombre de protagonistes évolue peu, les protagonistes eux-mêmes évoluent de façon inattendue ou dévoilent des facettes de leur personnalité étonnantes, les morts ressuscitent (au moins dans l'esprit errant de Mycroft) et les dieux apparaissent sans qu'on soit complètement certain qu'ils sont ce que Mycroft prétend. Et lui, Mycroft, est le tourbillon le plus fou de cette immense tempête, pion autant maître du jeu.

À rebours de ce que j'ai osé déclarer dans les commentaires du billet consacré au premier tome, c'est bien aux sommets les plus vertigineux que nous convie Ada Palmer, dans une narration échevelée et un univers unique en son genre, où s'entrechoquent les utopies de toutes natures. Et même la guerre dont l’inéluctabilité fait pourtant tout l'objet du troisième tome n'apparaît pas si certaine.


Avis aux amateurs d'Everest.


mardi 13 juillet 2021

Leçon de politique antique : Démocratie, d'Alecos Papadatos, Annie di Donna et Abraham Kawa


 Entre Clisthène et moi, c'est une vieille histoire qui remonte à ma première année de faculté d'histoire et à une incompréhension de sa fameuse réforme, incontournable quand on étudie l'histoire de la cité d'Athènes. Aujourd'hui, grâce à Alecos Papadatos, Annie Di Donna et Abraham Kawa, je renoue avec ce cher Clisthène et sa réforme politique.

Je résume l'affaire.

Le 5e siècle avant l'ère commune vient de commencer à Athènes. Celle-ci est une ville de quelques dizaines de milliers d'habitants entouré d'un pays qui ne dépasse pas la taille d'un petit département, et qui n'a pas encore construit les merveilles dont les ruines ornent désormais l'Acropole, mais qui a déjà une forte conscience de soi et de sa longue histoire.

Dans cette cité-état, les grandes familles font la pluie et le beau temps, et le peuple n'a qu'à s'écraser (ou se faire écraser, il a le choix). Un premier réformateur a fait du bon travail : il s'appelle Solon, il a défini et fait appliquer la notion de citoyen, ce qui est un premier pas important ; il a également permis aux plus pauvres de ces citoyens d'échapper à l'esclavage pour dettes. Mais de là à fonder la démocratie, il fallait encore sauter un pas, et pendant ce temps la tyrannie se porte bien.

Arrive Clisthène. Il n'est pas n'importe qui, ce rejeton d'une des plus grandes familles d'Athènes. Il a connu l'exil, il s'est appuyé sur Sparte, a démarché les Perses, puis a commencé à cogiter pour rendre sa cité plus forte face à tout ce beau monde. Et il a eu une idée : mélanger les Athéniens, en créant des tribus qui mêlaient, en gros, les paysans, les citadins et les marins.

Et ça a marché. Ça a donné une démocratie. Bon, une démocratie de mâles libres et athéniens pure souche. Quand même, c'était un bon début.

C'est Léandre qui va nous faire découvrir toute cette histoire, qu'il raconte à ses compagnons, la nuit de veille avant la bataille de Marathon. Jeune peintre devenu orphelin le jour sanglant de l'assassinat d'Hipparque le tyran, il se réfugie à Delphes et y rencontre Clisthène. Voulant venger son père, il tente de comprendre ce qui s'est passé, et revenu dans sa patrie, il est le témoin de la lutte politique d'Isagoras et de Clisthène et de toute la vie politique athénienne.

Comment le simple fait de créer des associations de quartier pouvait avoir un tel pouvoir ?

Grâce à cette belle bande-dessinée, non seulement nous pouvons comprendre toute l'ampleur du bouleversement qu'a apporté Clisthène dans sa cité, et par-delà à l'histoire du monde, tant cette organisation politique a pu en inspirer d'autres, encore aujourd'hui.

Politique, histoire ? Ambiguïté des leçons à tirer de cet épisode et des personnages eux-mêmes ? L'autrice et les auteurs ne tranchent pas : à partir de sources parcellaires et d'analyses historiques pas toujours concordantes, iels tirent la matière pour un récit présenté par un témoin partial qui raconte son histoire en faisant part de ses doutes.

Un bon moment avec une histoire grecque pleine de sentiments, de sang et de fureur ? Analyse philosophique romancée ? Essai historique à la forme originale ? Au fond peu importe, car qu'on le prenne pour l'une ou l'autre, ce récit bien mené vous entraîne pour un moment hors de notre temps, non seulement pour découvrir les réalités d'il y a vingt-cinq siècles, mais aussi les questionnements sur nos sociétés modernes.

Ça vous donnerait presque l'envie de vous remettre au grec ancien, tiens...