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mardi 5 juin 2012

Sur la route, de Jack Kerouac

Considéré comme l’oeuvre fondatrice de la beat generation, Sur la route est un roman qui tient une place singulière au sein de la littérature américaine. Jack Kerouac, en dépit de sa notoriété et de son statut d’icône de la contre-culture, n’eut jamais droit de son vivant à la reconnaissance de l’intelligentsia américaine. Très violemment critiqué par les milieux littéraires new yorkais, mais également par ses anciens amis, Kerouac mourut comme meurent tous les artistes maudits, c’est à dire seul et dans le dénuement le plus total (la légende raconte qu’il légua à ses héritiers la somme symbolique de 91 dollars). Aujourd’hui, plus grand monde n’ose remettre en cause son importante contribution littéraire et culturelle, tout juste certains se permettent-ils du bout des lèvres de critiquer son style ou la profondeur de ses textes les plus mystiques (comme par exemple L’écrit de l’éternité d’or). Il n’en demeure pas moins que, cinquante ans plus tard, Sur la route reste l’emblème littéraire d’une génération, celle des beatniks, des hippies et de manière générale du mouvement contestataire entamé à la fin des années cinquante et qui s’épanouit durant les sixties. Aujourd’hui, si  l’oeuvre a perdu de sa puissance contestataire elle reste emblématique de cet esprit libertaire, de cette volonté de rompre avec la société figée, puritaine et autoritaire du lendemain de la seconde guerre mondiale. Au-delà du simple clivage générationnel, le mouvement de la beat generation marque également un tournant dans l’histoire de la littérature, désormais l’écriture se libère des contraintes, ose la spontanéité et la fluidité de l’oralité. Kerouac écrit comme il parle, à toute allure, en laissant libre cours à la puissance des mots qui s’entrechoquent au contact de ses doigts avec la machine à écrire. La légende dit que Sur la route fut écrit en trois semaines sur un rouleau fait de collages de feuilles hétéroclites et assemblées avec fièvre par Kerouac. La vérité est hélas moins séduisante et s’il est vrai que l’auteur américain rédigea son manuscrit sur ce rouleau en quelques semaines, il travaillait déjà sur son livre depuis de très nombreuses années (1948 très exactement, alors que le livre fut publié en 1957)  et il lui fallu environ sept ans, des remaniements importants, des coupures de chapitres entiers et de nombreuses tractations auprès des éditeurs avant que Sur la route ne soit enfin publié. Kerouac en conçut une amertume importante et sa frustration fut l’objet d’une correspondance houleuse avec les éditeurs ou bien encore ses amis du mouvement beat. Assassiné par la critique, qui ne comprenait pas la puissance de l’oeuvre et s’offusquait de ses innovations stylistiques et narratives, Sur la route connut pourtant un succès fulgurant auprès du public, assurant une notoriété importante à l’écrivain américain. Mais ce succès ne lui apporta pourtant jamais la reconnaissance de ses pairs et encore moins la satisfaction personnelle d’avoir atteint son but. Ses oeuvres suivantes furent toujours accueillies avec dédain par l'establishment littéraire et culturel et Kerouac sombra peu à peu dans la mélancolie, l’alcoolisme et les problèmes psychologiques avant de mourir à l’âge de 47 ans d’une hémorragie digestive liée à l’abus d’alcool.




    Le propos de Sur la route est très largement autobiographique et s’inspire des  trois voyages successifs que Jack Kerouac entreprit entre 1947 et 1950 d’un bout à l’autre des Etats-Unis (et accessoirement au Mexique), seul ou en compagnie de ses amis de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la beat generation. Nous sommes donc à la fin des années quarante, Sal Paradise (alias Jack Kerouac) mène une vie d’étudiant bohème, subsistant chichement grâce à sa maigre pension d’ancien combattant, tentant obstinément de percer dans le milieu de la littérature sans grand succès. Quand il n’écrit pas, Sal est entouré de ses potes, des étudiants branchés ou des écrivains en devenir, une bande de saltimbanques plus ou moins défoncés à l’alcool et à la benzédrine, qui parlent de refaire le monde assis dans des fauteuils antédiluviens à moitié déglingués. Jusqu’au jour où l’un de ses amis (Hal Chase dans la vraie vie) lui présente une de ses vieilles connaissances, un fou furieux nommé Dean Moriarty (Neal Cassady). Nerveux, sec, en perpétuel mouvement, doté d’une aura extraordinaire et d’un bagou non moins stupéfiant, Dean a fait les quatre cents coups durant son adolescence et exerce immédiatement sur le petit cercle d’amis new-yorkais une influence considérable. Dean est marié à une magnifique blonde de seize ans, Marylou, avec laquelle il mène une vie totalement foutraque d’un bout à l’autre des États-Unis. Entre Dean, Sal, Carlo (Allen Ginsberg), Old Bull Lee (William Burroughs) et Marylou se crée une étrange alchimie, ils deviennent rapidement inséparables, partagent les mêmes filles (ou les mêmes garçons), boivent, se shootent à la benzédrine, mènent des discussions  interminables destinées à révolutionner la littérature. Déjà en marge, ils se coupent encore davantage des réalités sociales et économiques de l’époque, occupent les logements insalubres, travaillent au coup par coup puis claquent leur paie du jour en cigarettes, alcool et drogues, disparaissent du jour au lendemain de la circulation pour n’émerger que plusieurs jours ou semaines plus tard. En un mot, ils refusent de s’intégrer et vivent à peine mieux que des hobos. Aussi vite arrivé, aussi vite reparti, Dean a donc subitement quitté New York pour rejoindre Denver, en compagnie de Marylou, Carlo Marx et quelques gars de la bande. Terrassé par l’ennui et l’angoisse de la page blanche, Sal décide de les rejoindre, mais sans le sou, il lui faut traverser la moitié des États-Unis par ses propres moyens. Qu’importe, il fourre quelques vêtements dans son sac à dos, choisit deux ou trois de ses livres de chevet (Céline et Proust notamment), prend quelques carnets de notes et part tailler la route. C’est le début d’un long voyage initiatique fait de multiples rencontres et d’incessants allers-retours entre New York, Denver, San Francisco, La Nouvelle Orléans et même le Mexique.


    Que dire de plus par rapport a ce qui a déjà été dit et écrit depuis plus de cinquante ans au sujet de ce livre culte ? Lire Sur la route aujourd’hui n’est certainement pas un choc littéraire, encore moins une expérience mystique ni même une révélation. Le lecteur est appelé à faire un effort, celui de replacer ce livre dans le contexte de sa parution, de s’intéresser un minimum à la période historique concernée et de tenter de comprendre en quoi une bande de branleurs alcooliques a bien pu réussir à révolutionner la société américaine et initier un mouvement culturel incroyablement puissant et novateur. Sur la route marque les débuts de la contre-culture américaine, le roman porte en lui les germes de la beat generation et du flower power. Des millions de gens se retrouveront dans ses propos, dans son énergie folle, dans sa transgression des codes sociaux. Lire Sur la route c’est chausser une vieille paire de godasses, enfiler une parka usée et jeter son baluchon sur le dos pour partir à la découverte des grands espaces ; un voyage fait de rencontres improbables, de coups durs et d’instants de pure contemplation. Lire Sur la route c’est toucher du doigt la liberté, mais plus encore, la goûter à pleine bouche jusqu’à l’ivresse. Alors oui, le style de Kerouac peut déplaire car son écriture gagne en spontanéité ce qu’elle perd en finesse et si les propos du jeune Sal Paradise vous ennuient ou vous paraissent bien trop simplistes, c’est que vous êtes probablement devenu trop vieux pour lire “ces conneries”.




NB : Plusieurs choix s’offrent à vous pour lire Sur la route. Si vous êtes désargenté, optez évidemment pour la version de poche. Si les 28€ de l’édition quarto (accompagnée d’autres romans de Kerouac, dont l’excellent Les clochards célestes, d’extraits de sa correspondances et d’articles divers et variés sur la beat generation) ne vous font pas peur, alors c’est probablement l’édition la plus intéressante, celle qui permet de contextualiser et de découvrir en profondeur l’oeuvre de Jack Kerouac. Quant aux puristes, ils se tourneront vers l’édition du manuscrit original de Sur la route (le fameux rouleau), traduit en français chez Gallimard en 2009.

mercredi 23 mai 2012

Encore un peu de Sud ? La couleur des sentiments, de Kathryn Stockett

Il n'y a pas de raison, une fois de temps en temps, de se laisser porter par l'air du temps pour choisir une lecture. Et voici une impulsion que je ne regretterai pas ! Plongeons donc dans la touffeur du Mississipi, à Jacksonville pour être exact, en 1963. Là, une jeune demoiselle blanche n'en a pas encore conscience, mais elle n'est plus tout à fait à l'aise dans sa ville après son retour de la faculté. Manque d'espace, manque de liberté, trop de règles, de non-dits... Skeeter Phelan n'a pas envie de se couler dans le moule, mais ne fait pas vraiment ce qu'il faut pour s'en extirper.
A l'autre bout du spectre et de la ville, mais pourtant quotidiennement présentes dans les maisons blanches, voici les bonnes : Aibileen qui aime tant les enfants, et écrire aussi ; Minnie qui ne sait pas tenir sa langue et en est à sa 19e place, mais qu'on embauche quand même tant elle cuisine bien ; Louvenia ; Pascagoula ; Yule May; l'ombre de Constantine... Ces femmes se débattent dans des peurs sans fins et des drames horribles chaque jour, à la merci de leurs patronnes, dont la plus terrible d'entre elles, Miss Hilly, la meilleure amie de Skeeter, la plus parfaite des épouses du Sud. Car si dans le Sud les Blancs tuent les Noirs pur un sourire de travers, la vengeance des Blanches sur les bonnes noires est encore plus terrible, même si elle est au premier abord moins sanglante.
Pourtant, Skeeter et Aibileen vont nouer une relation étonnante, autour d'un projet fou et dangereux : raconter la vie des bonnes noires, témoigner du quotidien de ces femmes omniprésentes, à qui on confie les enfants, mais que personne ne voit vraiment. Cette relation est interdite dans un monde ségrégationniste, mais elle va enrichir plus que les deux personnes qui l'ont initiée.

Ca aurait pu être un livre démonstratif, plein de bons sentiments, un peu lourd à digérer, comme certaine tarte. En fait c'est un feuilleton aux multiples rebondissements qui vous cueille dès le premier chapitre, et qui vous tient en haleine le long des plus de 500 pages de récit. Rien n'y est unicolore, mais tout y est vu du côté des femmes, blanches ou noires, qui subissent toutes, très différemment, la loi des hommes. D'ailleurs, ces derniers ne sont pas non plus des caricatures de Klu Klux Klan. C'est tout un monde dans sa diversité qui nous est présenté, par une fille du pays, et ça se sent. L'auteure a choisi de raconter son récit à trois voix, et construit tout son récit en ménageant ses effets.
Ceux qui connaissent la ségrégation n'apprendront rien de vraiment nouveau dans ce livre savoureux, mais ils se replongeront dans un autre aspect des Etats du Sud, moins tragique que Mississipi Burning, moins people que dans Minuit dans le jardin du bien et du mal (deux histoires d'hommes, essentiellement). Ce Sud, Kathryn Stockett l'aime par dessus tout, et'elle défend à nul autre qu'elle et ses compatriotes (et surtout aux Yankees !) de le critiquer. Ils s'en chargent très bien eux-mêmes, avec cette tendresse qu'on ne peut avoir que pour la terre qui nous a porté et forgé.

dimanche 29 avril 2012

in libris vinum

Le dernier livre d'Etienne Davodeau me permet de parler d'un monde qui s'ouvre petit à petit à mon expérience : le vin. La bande dessinée Les ignorants raconte l'histoire d'une initiation croisée : celle d'Etienne Davodeau au métier de vigneron, et Richard Leroy à la bande dessinée. Un regard croisé joyeux sur deux mondes qui a priori n'ont rien à faire ensemble, mais qui mêlent en fait travail de fond, patience et joie de la dégustation.

Depuis qu'une bédéphile picarde avertie m'a fait découvrir les mauvaises gens d'Etienne Davodeau, j'ai découvert un dessinateur au dessin faussement simple et tout en grisés, mais aussi un raconteur d'histoires exceptionnel, un chroniqueur qui sait faire couler le temps dans ses cases lentement, mais implacablement. Je le suis de loin, mais cette histoire de vin m'a attiré l'oeil, et je suis heureuse d'avoir suivi Richard dans ses vignes d'Anjou. C'est toujours agréable d'avoir un passionné, alors deux...

Bref. Etienne se met à la taille de la vigne et apprend les rudiments de l'agriculture biodynamique, les joies de la vendange et les mystères géologiques des terroirs (sans compter l'élevage en fût), tout en fournissant Richard en bandes dessinées et en lui faisant visiter les imprimeurs, éditeurs, expositions, salons et festivals de bandes dessinée et autres ouvroirs à cases et à bulles, histoire qu'il se fasse une idée de la réalisation d'une bande dessinée. Chaque visite en dehors du vignoble angevin est aussi l'occasion de boire un coup chez un restaurateur ou un confrère... Et tandis qu'Etienne raconte en dessins ses expériences croisées, Richard élève son vin de l'année. Deux plaisirs pour le prix d'un, ça ne se boude pas du tout, surtout si bien raconté !

Et comme c'est la saison des soldes, voici une autre bande dessinée qui parle de vin, une série (la série, ou la mort des crédits...) manga à déguster avec modération : j'ai nommée les gouttes de Dieu ! Cette série compte actuellement 22 tomes, mais à mon avis on est bien parti pour 40... Quand on aime on ne compte pas. Shizuku Kanzaki est le fils du plus célèbre critique japonais de vin Yukata Kanzaki, mais lui-même n'a jamais voulu boire une goutte de vin, malgré une éducation un peu particulière qui tendait à faire de lui le digne successeur de son père. Quand ce dernier meurt, il doit, pour hériter de la fabuleuse cave de son père, découvrir treize vins à partir de leur description : les douze apôtres, et les fameuses "gouttes de Dieu", qui sont pour le critique les vins qui l'ont le plus marqué dans sa vie. Il se retrouve face à un jeune critique de vins très connu, Issei Tominé, adopté à la dernière minute par Yukata Kanzaki. L'un connait le vin par coeur, l'autre a un goût exceptionnellement développé, et une floppée d'amis qui pallieront ses carences théoriques.
La ficelle est bien grosse, mais on s'amuse bien, et surtout on fait le tour du monde des vins, avec un petit côté pédagogique qui ne nuit pas à l'ensemble. En effet, il faut bien expliquer à Shizuku, cette géniale buse, les différences entre les vins, et ce qui fait leur intérêt. Loin de classer les vins, les deux compères qui ont réalisé cette série aux rebondissements improbables, Tadachi Agi et Shu Okimoto, nous baladent de vignobles en cavistes pour nous faire comprendre l'âme du vin, concept très japonais pour un produit très occidental. Chaque tome se termine par un petit carnet d'explications  sur les vins rencontrés pendant la lecture, et des conseils pratiques pour conserver et boire.
Comme dirait un des personnages secondaires de cette série, "si t'aimes pas bois-en pas", mais ce serait dommage de ne pas se laisser aller à ces aventures picaresques autour des meilleurs vins du monde. On s'amuse (certes, il faut aimer un minimum le style manga), et surtout on se pourlèche en espérant un jour goûter le nectar de la vigne...

Aller, pour terminer ces agapes, je vous dirai que cette fin de semaine, nous avons ouvert :
- un Manzoni Bianco 2007 de la Villa di Maser, au nord de Venise. Blanc sec tendant vers le doux, il nous a fait revivre la visite de ce petit bijou d'architecture de manière délicieuse...
- un Montagne blanche des côteaux du Vendômois 2009, issu de la coopérative de Villiers sur Loire. Comme son nom ne l'indique pas c'est un rouge, très original, à tout petit prix. Mais ne cherchez pas ce millésime, on a pris les dernières...
- Un Granello 2008 Barone Ricasoli de Brolio, un vignoble toscan. Du sucre en bouteille, très étonnant. Avec un Royal (gâteau au chocolat) de chez Chichery à Valençay (le meilleur pâtissier de la région, et peut-être même de France, donc du monde), c'était digne du prince des lieux...

C'est un week-end spécial, tout de même... On fait pas ça toutes les semaines !

vendredi 27 avril 2012

Louisiana connection : Le frelon noir, de James Sallis

Figure désormais incontournable du polar moderne, mais nettement moins médiatisé qu’un James Ellroy ou qu’un Michael Connelly, James Sallis a curieusement été le principal oublié du grand battage médiatique organisé autour de l’adaptation cinématographique de Drive. C’est tout juste si l’auteur a été crédité au générique du film et poliment mentionné lors des interviews (et encore il fallait être attentif). Honnêtement on attendait un peu plus de reconnaissance de la part du réalisateur, qui avait à sa portée un matériau brut de très grande qualité, mais qui préférait probablement tirer la couverture à lui et flatter son acteur principal voire son scénariste. On appréciera à sa juste valeur cet exemple tout à fait symptomatique du cynisme hollywoodien. Pour en revenir plus directement au cycle de Lew Griffin, dont Le frelon noir est le troisième volet (dans l’ordre de publication), j’avoue que j’avais été modérément emballé par Le faucheux, mais le potentiel du roman m’avait convaincu de persévérer, à juste titre au regard des qualités indéniables d’écriture et de narration dont fait preuve James Sallis dans le présent roman.
    Cette fois, Sallis plonge dans le passé assez éloigné de Lew Griffin, alors qu’il n’est pas encore le détective privé plein d’assurance et d’expérience  évoqué dans Le faucheux. D’ailleurs il n’exerce pas toute à fait cette profession et vit de petits boulots de garde du corps ou d’agent de recouvrement, mais déjà ses premiers pas dans les rues de La Nouvelle Orléans, cette maîtresse infidèle et vérolée par la violence et le racisme (rappelons que Lew Griffin est noir), sont prometteurs et lui donnent l’occasion d’exercer ses premiers faits d’arme. L’histoire est finalement d’une simplicité désarmante et relate l’enquête que mène Lew pour débusquer un psychopathe adepte du fusil de précision, qui prend un malin plaisir à abattre des cibles au hasard depuis les toits de la ville. Lew est embarqué bien malgré lui dans cette affaire puisque la jolie journaliste avec qui il flirtait vaguement, à l’occasion d’une soirée passée à écouter du blues dans un rade de magazine street, reçoit une balle en pleine tête alors qu’elle sortait du bar en sa compagnie. Profondément touché par sa mort, Lew décide de mener sa propre enquête, avec l’aide d’un flic à qui il sauve la vie quelques jours plus tard, alors que ce dernier recevait une correction magistrale de la part du tueur quelque part dans une ruelle sombre de Big Easy. 
    L’intrigue proprement dite du roman est finalement ici secondaire, Sallis fait le job, sait créer une ambiance et entretenir le suspense, mais l’intérêt du roman dépasse largement ce cadre. Premièrement parce qu’il introduit des personnages fondamentaux de la série (La Verne la prostituée amoureuse de Lew, Don Walsh l’indéfectible ami, Doo-Wop le pilier de comptoir et le meilleur informateur de la ville, Buster Robinson le bluesman méconnu et incompris....) et leur donne ainsi davantage d’ampleur, deuxièmement parce qu’il est sur le fond bien plus ambitieux qu’il ne le laisse apparaître au premier abord. Les références historiques abondent puisque cette affaire plonge ses racines dans les faits réels (au milieu des années soixante un tueur fou, Terence Gully, avait également tiré sur des passants sans motif apparent autre qu’un discours raciste obscur et confus), Sallis ne fait que reprendre ces éléments à son compte en renversant subtilement la perspective (désormais le tueur est noir et tire sur des cibles blanches) et en les inscrivant dans ce système narratif dont il a le secret. Une construction complexe qui laisse une très grande place à l'ellipse et dans laquelle il manie avec brio les changements de temporalité. Au final on obtient un portrait sans concession du sud des Etats-Unis dans les années soixante, une poudrière sociale dont la violence est parfaitement asymétrique et s'exerce toujours en défaveur des populations noires (racisme ordinaire, violences policières, pauvreté et vexations quotidiennes). Griffin est par exemple interpellé et maltraité par la police parce qu’il ose s’afficher en compagnie d’une femme blanche, il s’interdit lui-même de se montrer au balcon de l’appartement de La Verne, de peur de voir la police débarquer. Son attitude est tout à fait à l’image de la situation de la communauté noire, qui contrôle ses propres pulsions de violence et de vengeance pour ne pas faire imploser ce fragile équilibre social (si tant est que l’on puisse parler d’équilibre) et tente de répondre à ses aspirations de changement en prônant la non-violence. Une situation qui changera radicalement après l’assassinat de Martin Luther King et qui verra le mouvement black panthers, dont on croise quelques embryons activistes durant un chapitre, prendre de l’ampleur. A ce titre, l’entretien purement fictionnel qui a lieu entre Griffin et l’écrivain américain Chester Himes (venu à la Nouvelle Orléans pour une conférence) entre parfaitement en résonance avec les thématiques développées tout au long du roman.
    Avec Le frelon noir, James Sallis propose un roman hard boiled solidement bâti, divertissant mais aussi et surtout d’une rare profondeur thématique. La subtilité des propos de Sallis demande un temps de réflexion et un peu de culture historique pour en saisir toutes les nuances, mais le jeu en vaut franchement la chandelle et à défaut, Le frelon noir reste un roman parfaitement divertissant et superbement écrit.

jeudi 26 avril 2012

SF à papa : Le vieil homme et la guerre, de John Scalzi

Il y a des jours où l’on se demande ce qui passe par la tête des éditeurs, rassurez-vous, le roman de John Scalzi n’a rien de honteux, ce serait même plutôt le contraire, mais alors le titre français est tout simplement consternant ; l’allusion au roman d’Hemingway est rien moins que malvenue et surtout totalement hors de propos, mais passons car là n’est pas l’essentiel. Nouveau venu dans la science-fiction, John Scalzi fait partie des auteurs américains un peu en vue, certes, sa littérature n’a rien de révolutionnaire sur la forme et encore moins sur le fond, en revanche il renoue avec une certaine forme de science-fiction, celle de l’âge d’or et du sense of wonder, qui faisait défaut depuis quelques années. John Perry a atteint l’âge canonique de 75 ans, sur Terre c’est l’âge qui permet de s’engager dans les forces de défense coloniales. Sur le plan civil vous êtes désormais mort, mais une nouvelle vie vous attend dans les colonies de l’espace ; pour cela il faut s’engager une dizaine d’années dans l’armée coloniale et probablement y laisser la vie, pour de bon cette fois. De tout cela John Perry ne sait pas grand chose, ou si peu qu’il imagine avec ses petits camarades septuagénaires les hypothèses les plus délirantes ; de toute façon il avait pris la décision de s’engager bien avant la mort de sa femme. La réalité dépasse cependant de loin son imagination et si son corps recouvre sa jeunesse, ce dernier ne lui appartient plus vraiment. Dans son ancienne vie, celle d’un modeste publicitaire, John n’avait qu’une vague idée des menaces qui pèsent désormais sur la Terre et sur ses colonies spatiales. Des centaines d’espèces intelligentes se battent depuis des millénaires pour la domination de la galaxie et si l’humanité est bien placée dans cette course de conquête, elle doit chaque jour défendre chèrement ses acquis, au prix d’affrontements parfois aussi absurdes que meurtriers. On l’aura compris, l’histoire imaginée par John Scalzi n’a rien de bien original et rappelle par bien des aspects le Starship Troopers de Robert Heinlein dépouillé de son côté premier degré (sans pour autant atteindre le cynisme et le mordant de l’adaptation cinématographique de Verhoeven), l’ensemble est mâtiné d’un aspect comédie à la Space Cowboys pas du tout déplaisant et qui curieusement colle assez bien à cet univers pourtant fortement militarisé. Pour autant, le roman n’a rien de la gaudriole ou de la pantalonnade et si le ton des dialogues est parfois léger, le traitement général des différentes thématiques est relativement sérieux. Finalement, on n’est pas si éloigné de ce que l’on peut observer dans la réalité, l’humour est souvent un refuge pour les soldats, y compris dans les phases de combat ou de gestion du stress. Ces qualités, alliées à un sens de la narration bien affirmé, font de ce roman une oeuvre simple et agréable à lire, mais à laquelle il manque néanmoins la profondeur que l’on était en droit d’attendre au regard des thématiques initialement développées. On cherchera en vain une critique du militarisme un tant soit peu convaincante ou bien encore un élément subversif au fil des dialogues qui ponctuent le roman, rien non plus pour caricaturer ou dénoncer cette logique colonialiste sans queue ni tête qui est pourtant l’un des fondements de l’univers de Scalzi. Les personnages sont pourtant loin de la bêtise crasse (non, la jeunesse n’est pas une excuse) d’un Johnny Rico, ce sont des hommes et des femmes qui ont déjà eu le temps d’une vie entière pour former leur esprit critique. Hors, leur acceptation de la situation est assez proche du comportement ovin. C’est d’autant plus frustrant que certaines scènes ont un potentiel critique important. Pour la défense de Scalzi, notons qu’on est également loin de sombrer dans l’apologie militariste fascisante, la guerre est ici observée sur un plan strictement clinique, voire technique. Au final on obtient un roman divertissant, fluide, parfois drôle, doté d’un fort potentiel critique, mais sur le fond totalement avorté ; à ce titre Le vieil homme et la guerre ne prétend rien d’autre que renouer avec la SF à papa, celle des Asimov, Hamilton et autres Williamson, c’est déjà pas mal dira-t-on, mais pas sûr que cela justifie un achat en grand format.

mercredi 11 avril 2012

Dans la phalange spartiate : Les murailles de feu, de Steven Pressfield



“Passant, dis à Sparte que ses fils ici demeurent, obéissant à ses lois jusqu’à la dernière heure”


C’est en ces termes martiaux et laconiques que résonne l’épitaphe des spartiates morts au défilé des Thermopyles, à l’issue d’une bataille qui fut probablement l’une des plus retentissantes de l’Antiquité et à laquelle seule Marathon peut prétendre disputer la gloire. Ainsi débuta également la légende des 300, ces hoplites spartiates confrontés aux multitudes venues de Perse composant l’invincible armée de l’empire achéménide. Dix ans après l’incroyable bataille de Marathon (490 avant notre ère), qui permit à la phalange athénienne, alliée aux Platéens, de repousser la première invasion perse et à laquelle les Spartiates ne purent participer pour des raisons relieuses, la Grèce doit à nouveau s’unir pour stopper la conquête entreprise par le souverain Xerxès. Face aux 200 000 hommes alignés par les Perses et qui ont déjà conquis une bonne partie du Nord de la Grèce (la Thessalie), la coalition grecque ne peut guère rivaliser, 7000 fantassins lourds seulement sont mobilisés pour défendre la Béotie, dernier rempart avant l’accès à l’Attique et au Péloponnèse. Sous le commandement du roi spartiate Léonidas, l’armée grecque choisit une position défensive forte aux Thermopyles, un site naturel connu pour ses eaux chaudes, mais qui a surtout l’avantage d’être facile à tenir avec un nombre réduit de combattants. La flotte grecque, qui mouille au nord de l’Eubée, empêche les Perses de contourner leurs défenses et de tenter un débarquement plus au sud. L’armée de Xerxès devra donc franchir des montagnes très difficiles d’accès ou affronter les Grecs sur le site qu’ils ont choisi. Sûr de sa force et persuadé que l’avantage du nombre sera décisif, Xerxès aligne son armée aux Thermopyles.

«Mangez bien, car ce soir, nous dînons en enfer»

Malgré l’écrasante supériorité numérique, les Grecs ne fuient pas et s'apprêtent à livrer un combat sans merci ; certes, le rapport de force paraît furieusement déséquilibré, mais les Grecs ont l’avantage du terrain (un défilé très étroit dans lequel les Perses ne peuvent déployer qu’une partie infime de leur armée et où la cavalerie est parfaitement inutile) et une infanterie lourde bien mieux armée (la phalange démontre ici toute sa force de frappe). Contre toute attente les Spartiates et leurs alliés tiennent leur position et déciment les troupes adverses composées de bataillons mèdes et Cissiens, même les 10 000, les fameuses troupes d’élite perse, sont massacrés par la phalange grecque. Il faudra attendre le troisième jour de combat et une trahison (un citoyen de Malia indique aux Perses un chemin de montagne pour contourner les défenseurs) pour que les troupes de Xerxès viennent à bout d’un dernier contingent de Spartiates composé (à l’origine) de 300 homoïoi (ou pairs, c’est à dire citoyens guerriers) et de leurs servants, déjà fortement réduit par les deux premiers jours de combat. C’est cette résistance héroïque du roi Léonidas et de ses 300 hoplites qui fut à l’origine du mythe des Thermopyles.

Contrairement à ce que laisse abusivement entendre la couverture, le roman est très éloigné du film de Zack Snyder (inspiré en réalité de la BD de Franck Miller) et s’inscrit dans une démarche nettement plus réaliste, voire même historique. Il débute par le récit de l’unique survivant grec, un ancien périèque élevé à la dignité de servant spartiate. Mais Xéon, puisqu’il s’agit de son nom, n’a rien d’un esclave, sa stature est tout autre puisqu’il sert l’un des plus fameux guerriers spartiates, à savoir Dienekès. Son récit est parfaitement chronologique, et débute par son enfance alors que la petite cité du Péloponnèse qui l’a vu naître est attaquée et détruite par les Argiens. Xéon fuit et trouve refuge à Sparte où il devient l’apprenti-servant d’un jeune pair, tout juste en âge de suivre l’agogé (l’éducation militaire très stricte des citoyens spartiates). Et c’est là une des forces du roman de Steven Pressfield, qui nous permet de découvrir de manière subtile et progressive tout un pan de l’organisation sociale et politique de la cité lacédémonienne. Son sens de la narration, allié à un souci du détail et un gros travail de documentation, confère au roman un réalisme rarement atteint en la matière. Pressfield frôle dans une certaine mesure le documentaire, mais son sens de la narration efface le caractère didactique que l’on aurait pu craindre et, comme tout bon auteur de roman historique, il sait prendre quelques libertés avec l’histoire quand il le faut ; de menues adaptations qui respectent globalement le sens de l’histoire au bénéfice de la romance. On pourra toujours pinailler sur des détails ; par exemple, certaines caractéristiques de la vie spartiate semblent avoir été atténuées, la cellule familiale si l’on prend ce point précis paraît étrangement anachronique et dans l’esprit peu conforme au mode de vie spartiate, de même lors des repas pris en commun les pairs philosophent à l’envi sur un mode plus proche de l’école athénienne que du laconisme bien spécifiques des Spartiates (un laconisme qui cependant, et comme le soulignait Socrate, est certainement l’une des formes les plus abouties de philosophie). D’autres détails de l’organisation sociale et politique de la cité lacédémonienne, notamment le rôle prépondérant des Anciens (Sparte étant par essence une gérontocratie) ou des éphores, passent également au second plan, mais dans l’ensemble on plonge avec délice dans cet excellent roman qui fait renaître avec talent l’une des plus importantes pages de l’histoire antique. Alors oubliez 300 et son esthétique fantastico-antique car Les murailles de feu, par sa dimension humaniste et historique fait figure de roman incontournable sur le sujet.

jeudi 29 mars 2012

Manga poétique : Furari, de Jiro Taniguchi

Découvrir un nouveau Taniguchi, c’est un peu comme prendre place à la table d’un grand chef, on sait que le repas sera réussi, mais l’on attend avec impatience de découvrir les saveurs et les subtilités gastronomiques que le maître nous aura concoctées, l’envie d’être surpris chevillée au corps. Certes, on connaît les thèmes de prédilection de cet immense mangaka et sa capacité à créer de l’émotion et des personnages d’une rare profondeur, il n’empêche qu’à chaque histoire on plonge avec délice dans l’univers de Taniguchi et l’on en redemande ; tant pis pour ceux qui reprochent à l’auteur japonais de ne pas suffisamment se renouveler. Depuis “Quartier lointain” et “Le journal de mon père”, on sait que Taniguchi porte souvent un regard empreint de nostalgie sur le passé, cette fois le bonhomme pousse la logique un cran plus loin, du côté du Japon de la fin du XVIIIème siècle, alors que le pays commence tout juste à s’ouvrir aux influences de l’Occident. On y suit le parcours d’un maître géographe, inspiré d’un certain Inô Tadataka (cartographe connu pour avoir réalisé la première carte du Japon), qui passe ses journées à arpenter Edo (l’ancienne Tokyo), dans un état de rêverie quasi permanent. Au fil de ses pérégrinations, le lecteur découvre la vie quotidienne de l’époque à travers une multitude de saynètes, tantôt empreintes de poésie tantôt d’une futilité déconcertante, qui forment un tout parfaitement cohérent.

La lenteur de cette composition alliée à la beauté plastique des planches en noir et blanc est une expérience quasiment philosophique qui, à défaut d’être intense dans son rythme, révèle une certaine profondeur. Taniguchi nous invite à la contemplation d’un Japon disparu, idéalisé dans une certaine mesure, mais qui a le mérite de prendre son temps et de nous faire rêver. Cette ode à l’épicurisme séduit par son optimisme, sa simplicité, son sens du détail et son immense curiosité, on y sent comme toujours dans le travail de Taniguchi une profonde nostalgie et la pointe d’un éternel regret. Furari (qui signifie approximativement “au hasard” ou “au gré du vent”) se déguste donc lentement, par petit bout et n’a pas d’intérêt à être lu d’une traite. Prenez votre temps pour en parcourir les magnifique planches, pour vous attarder sur un détail ou vous laisser subjuguer par la beauté d’une scène. Une fois le livre fermé, il y a des chances que vous vous laissiez porter encore longtemps par les pas d’Inô Tadataka.

dimanche 25 mars 2012

De sel et d'azur : Les aventures de Jack Aubrey, de Patrick O'Brian

Durant plus de trente ans Patrick O’Brian, écrivain anglais pur sucre au pseudonyme irlandais, donna vie aux aux aventures du fameux capitaine Aubrey, dont les péripéties font désormais figure de grand classique de la littérature maritime. Fortement inspiré d’un personnage historique, Lord Thomas Cochrane, Jack Aubrey est toujours accompagné de son grand ami Stéphane Maturin, médecin et agent secret pour le compte de la couronne britannique. Ensemble, ils sillonnent les mers du globe, chassant tantôt les Français hors de l’océan indien, tantôt mettant à mal le commerce espagnol en Méditerranée, ou bien encore s’illustrant par de multiples prises de guerre.

Ce premier volume des aventures de Jack Aubrey publié chez Omnibus comprend les trois romans initiaux du cycle (“Maître à bord”, “Capitaine de vaisseau”, “La Sophie” et “Expédition à l’île Maurice), il est centré sur l’ascension difficile mais remarquable de ce jeune lieutenant de vaisseau, qui finira par devenir l’un des plus fameux personnages de la navy. Aux côtés de C.S. Forester et d’Alexander Kent, Patrick O’Brian est considéré comme l’un des plus grands écrivains de littérature maritime, sa reconnaissance fut relativement tardive, notamment en France, mais il connut un important succès à partir des années 80 et son oeuvre fut immensément saluée aux Etats-Unis et au Royaume-Unis ; elle donna lieu en 2003 à une adaptation cinématographique de qualité avec le film “Master and commander”.

Ce qui tranche par rapport au travail de ses homologues, c’est l’incroyable souci de véracité historique qui transpire à travers chaque page des romans de Patrick O’Brian, au point que son oeuvre, de par son authenticité, a quasiment valeur documentaire. Le récit est évidemment émaillé de nombreux termes techniques et l’auteur connaît son sujet sur le bout des doigts, aussi bien en matière de voile que de politique, mais il parvient également à retranscrire la vie à bord des bateaux de la royal navy avec une intensité rarement atteinte et un grand sens du détail. C’est la raison pour laquelle ses romans sont à la fois passionnants, mais également assez difficiles d’accès pour les néophytes ; en saisir toute la portée nécessite à la fois un important bagage historique, mais également de bonnes connaissances en matière de voile et de navigation (ainsi que la capacité de faire abstraction de tout chauvinisme, car les Français sont rarement à l’honneur dans les romans d’O’Brian). Autant dire que les débutants auront tout intérêt à s’initier au genre par un auteur plus accessible comme C.S. Forester. D’autant plus qu’O’Brian a une fâcheuse tendance à user, voire abuser, de l'ellipse narrative. Pour les autres, c’est à dire les lecteurs passionnés par la mer et la voile, les aventures de Jack Aubrey sont un passage incontournable.

mercredi 14 mars 2012

Le crabe-tambour, de Pierre Shoendoerffer

Il est des romans qui vous marquent. Pas parce que ce sont les meilleurs (encore que ce sont rarement les pires...), mais parce qu'ils sont entrés en résonance avec vous à un moment donné d'une manière exceptionnelle. C'est le cas du Crabe-tambour de Pierre Shoendoerffer, écrivain et cinéaste. C'était il y a maintenant 24 ans (tiens, comme le temps passe), à l'âge de tous les possibles et de tous les questionnements sur le bien, le mal, le sens de la vie.Comment un histoire d'hommes et seulement d'hommes, et de militaires en plus, a pu avoir une telle influence sur une jeune fille timide et sans attirance aucune pour la caste guerrière ? Peut-être parce que ce livre parlait d'honneur, de recherche de soi et de sens de la vie.

Mais parlons de cette histoire qui se déroule sur un vieux navire de la marine française qui fait des ronds sur les bancs de morue de Terre-neuve dans les années 1970, en soutien aux pêcheurs. A son bord, le commandant, tout de rigidité, attend la mort qui se présente à lui sous l'habit du cancer. L'officier de santé, un ancien d'Indochine, évoque ses souvenirs, et surtout un certain Willsdorff, capitaine pendant la guerre d'Indochine puis renvoyé de l'armée après avoir participé au putch d'Alger et enfin devenu capitaine de chalutier sur les bancs de Terre Neuve. "Willsdorf, vous connaissez ?...". Il se trouve que le commandant le connait bien, si bien que c'est lui qu'il vient rencontrer dans les brumes de l'Atlantique Nord.
Willsdorff, c'est le crabe-tambour, un surnom étrange qu'il tient de son père, et c'est ce personnage hors du commun qui a marqué chacun des protagonistes de cette histoire à sa manière. Il en ressort des morceaux de bravoure, des rencontres quasiment philosophiques, des interrogations métaphysiques. Et le vieux navire arrive un jour à bon port, à la rencontre de ces deux notions de l'honneur qu'incarnent le Commandant d'une part et Willsdorff d'autre part.
Au long du récit, on assiste à des scènes hautes en couleur : la descente du Mékong en barge, au son du cor de chasse ; les récits effrayants du chef mécanicien sur son vicaire bigouden "pas fou, non, seulement un peu dérangé" ; la confrontation du Commandant et du Crabe-tambour lors de son procès pour haute trahison...



Pierre Schoendoerffer en 1953 - ©Jean Peraud/ECPAD
Pierre Schoendoerffer ne fait aucune démonstration, ne rend aucune morale : il raconte les soldats perdus des guerres coloniales, auxquelles il a participé, caméra au poing. Il a pris un peu de supplément d'âme de chaque officier qu'il a rencontré pour en tirer la matière de son oeuvre romanesque et cinématographique. Il interroge sur l'après tout ça, sur la nature du courage, de l'engagement, et d'un tas de valeurs aujourd'hui regardées comme désuettes ou sujettes à caution car portées par les courants d'extrème droite qui réduisent la notion d'honneur à une fidélité à des chefs douteux.
On ne trouvera pas dans ses ouvrages la flamboyance de Bigeard, ses soldats ne sont pas de cette nature. Ils sont dans la contradiction entre leur devoir et leur conscience, sans arriver à démêler le bien du mal.

Le crabe-tambour est aussi un très beau film, avec Jacques Perrin, Jean Rochefort dans un de ses plus beaux rôles, Claude Rich et Jacques Dufilho, extraordinaire chef mécanicien.

Pierre Schoendoerffer est mort aujourd'hui, précédé dans l'au-delà voici quelques jours par Bruno Crémer, qui avait incarné le sergent Willsdorff (le frère aîné du Crabe-tambour) dans un autre film tiré d'un autre livre, La 317e section. Les témoins de l'Indochine disparaissent. L'Histoire va prendre le pas sur la mémoire. On y gagnera l'objectivité et le recul indispensable, mais on y perdra cette émotion magnifique que les romans et les films de Pierre Schoendoerffer nous inspirait.

lundi 5 mars 2012

Tendre anglaise : le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates

Il y a des livres dont on entend parler, voire qu'on offre sans jamais trouver le temps ou l'envie de les lire. Et puis un jour, l'envie revient, et on plonge, très heureusement.
Miss Juliet Ashton, jeune auteure d'une chronique à succès durant la guerre, qui a fait oublier quelques minutes chaque semaine aux Londoniens le blitz et les souffrances de la guerre, entre en correspondance avec un habitant de Guernesey par l'entremise d'un de ses anciens livres. Alors qu'elle est en panne d'inspiration, se dépêtrant tant bien que mal avec un succès retentissant mais usant, elle découvre un cercle littéraire étonnant : "le cercle des amateurs de littérature et de tourtes aux épluchures de patates de Guernesey" (je suppose que le nom complet avait du mal à tenir sur la couverture d'un livre, d'où sa légère réduction à la cuisson). A travers une correspondance dont Juliet est le centre, mais qui comporte des dizaines d'intervenants, c'est l'histoire de l'île de Guernesey pendant l'Occupation qui se dessine.
Délicieux ! Je parle du roman, moins de la tourte aux épluchures de patates, qui de l'avis même des membres du cercle littéraire était un plat de circonstance (dramatiques, les circonstances). D'abord parce qu'il mêle la littérature, l'humour et l'Histoire avec délicatesse, et que j'adore l'humour anglais quand il ne tourne pas au non-sens, que j'adore la manière de certains Anglais de truffer leurs romans de références littéraires (mais sur ce plan Jasper Fforde est imbattable), et que j'adore l'Histoire en général. Ensuite, parce que l'angle d'attaque est original à deux titres : il s'agit en effet de faire découvrir aux Anglais ce qu'ils n'ont pas connu (mais nous si...), l'Occupation des Allemands pendant la seconde guerre mondiale, sans pourtant faire passer au second plan les souffrances des bombardements subies par l'Angleterre et le rationnement ; d'autre part, de construire l'intrigue anglo-normande autour d'une absente, une figure à la fois lointaine et pourtant toujours présente.
Enfin, parce que l'Angleterre littéraire, c'est décidément très bon. Mais il faut savoir apprécier un brin de romantisme, se faire à l'idée que l'histoire se terminera par un mariage (of course), et se laisser entraîner au fil de cette correspondance tendre et chaleureuse.

samedi 3 mars 2012

Roman déjanté : Midnight examiner, de William Kotzwinkle

Dans la catégorie friandise légère, je ne saurais trop vous conseiller de jeter un oeil au très amusant et très loufoque Midnight Examiner de William Kotzwinkle ; fous rires garantis par votre serviteur. Par certains côtés, ce roman publié aux Etats-Unis à la fin des années 80 rappelle les délires (moins grinçants toutefois) d’un certain Tim Dorsey, dont je vous ai déjà longuement parlé. L’intrigue, si l’on peut dire, se déroule au sein d’une petite société new yorkaise spécialisée dans la publication de magazines bon marché aux titres tous plus racoleurs les uns que les autres (Midnight Examiner, Bottoms, Macho Man, Young nurses Romance.... que du lourd). Evidemment, on y croise toute une galerie de personnages truculents, totalement barrés, voire complètement à l’ouest, qui inventent à l’envi des articles aux sujets pour le moins improbables et à la prose discutable. Beaucoup d’humour noir, de cynisme, mais également une certaine tendresse pour ces personnages loufoques mais attachants. Un vrai cirque, mais mené à un train d’enfer. Les situations, toutes plus rocambolesques les unes que les autres, se succèdent avec un bonheur inégalé et un talent pour la farce décalée qui forcent le respect. Les Monty Python n’ont qu’à bien se tenir.

vendredi 3 février 2012

Manga de qualité : Ikigami : préavis de mort, de Motoro Mase

A titre personnel, j’avoue qu’en dépit d’efforts ponctuels mais néanmoins sincères, mes incursions dans le manga sont de plus en plus rares. La faute sans doute à la surproduction qui sévit dans la BD japonaise et qui ne laisse aucune chance au néophyte. Reste qu’au détour de mes déambulations livresques, il m’arrive encore de découvrir quelques titres absolument merveilleux (Quartier lointain, Planètes, Pluto, Monster ou bien encore Gen d’Hiroshima), qui me réconcilient indiscutablement avec le genre.

Ikigami n’est pas une nouveauté puisque la traduction française du premier tome date de 2009, entre-temps, le manga a raflé quelques récompenses franchement méritées dont le Grand Prix de l’Imaginaire 2010 et le prix spécial BD des Utopiales 2009. Le pitch est à lui seul une véritable promesse pour tout fan de science-fiction qui se respecte. Dans un Japon purement imaginaire, la société entend assurer la prospérité et inculquer à chacun la véritable valeur de la vie. Ainsi, chaque individu reçoit dès son entrée à l'école un vaccin. Une dose sur mille contient une micro-capsule mortelle, qui sera injectée de manière arbitraire à des enfants. Cette micro-capsule indétectable se déclenchera selon sa programmation entre l'âge de 18 et 24 ans, foudroyant immédiatement son porteur. Ainsi, lorsqu'un citoyen reçoit l'Ikigami, c'est qu'il ne lui reste plus que 24 heures avant de mourir, pour la plus grande gloire de la nation et de sa famille. Chaque tome de la série comporte deux histoires, soit à chaque fois deux personnes recevant l’Ikigami et dont on suivra par conséquent la dernière journée d’existence. L’un des rares personnages récurents est Kengo Fujimoto un jeune fonctionnaire du service municipal gérant et délivrant l’Ikigami, qui prendra au fil du texte de l’épaisseur et de l’importance. Dans les deux premiers tomes de la série, nous découvrons donc un jeune homme victime de harcèlement à l’école qui en profite pour régler ses comptes avec ses anciens tortionnaires (une plongée glaçante dans la tête d’un parfait psychopathe), l’amitié brisée de deux amis chanteurs/guitaristes qui espèrent percer dans le petit monde sans pitié de la musique, l’ascension difficile d’un apprenti réalisateur accro à la dope au sein d’une société de production, ainsi que l’histoire d’un jeune homme réfractaire à l’école, qui révélera des trésors de patience et de psychologie auprès de personnes âgées.

Sur le plan strictement graphique, Ikigami n’est pas une série qui se démarque particulièrement de la production standard en matière de manga, tout au plus pourra-t-on noter que le trait est très fin et un peu moins sujet à l’occidentalisation que la moyenne. On pourrait également souligner le soin qu’apporte Motoro Mase aux jeux d’ombres et de lumière, utilisant une palette assez large de niveaux de gris. C’est bien ailleurs qu’il faut chercher l’originalité d’Ikigami, notamment dans cette capacité assez rare, que l’on retrouve chez Jiro Taniguchi, de capter les émotions des personnages de manière très intense. Ikigami est indiscutablement un manga touchant, très psychologique et d’une grande profondeur thématique. L’originalité de la série tient également au fait qu’elle suit deux lignes narratives différentes. La première se situe sur le plan sociétal et politique, c’est une réflexion sur l’avenir de la société dans la plus pure tradition de la speculative fiction. La seconde est plus intimiste et s’attarde sur le destin de ces quelques personnages choisis arbitrairement pour mourir, sur leurs réactions mais également celles de leur entourage. Révolte, résignation, indignation, pétage de plombs, soumission, incrédulité, résistance... autant d’attitudes que de personnages, qui font que pour le moment la série évite l’écueil de la répétition à outrance. Reste à savoir si sur la longueur (la série compte pour le moment une dizaine de tomes), l’auteur saura suffisamment se renouveler pour le pas lasser.

lundi 30 janvier 2012

L 'Origine des espèces de Charles Darwin

Charles Darwin au Natural History Museum de Londres  

L'Origine des espèces n'est pas un livre comme les autres, au regard de la révolution qu'il a apporté dans les sciences naturelles. C'est plus qu'un pavé dans la mare, plus qu'un ouvrage fondateur. C'est une somme de toutes les recherches d'une vie au service de la science, et une avancée spectaculaire, de la part d'un savant qui n'était pourtant pas un révolutionnaire.

Au fil des six cents pages (dans l'édition électronique de l'Université du Québec à Chicoutimi, qui reprend le texte de la traduction française de 1921), Charles Darwin expose en termes simples mais rigoureux la somme de ses lectures, de ses innombrables expériences, de ses observations pour étayer solidement les deux axes de sa théorie, à savoir que les espèces évoluent, et qu'elles évoluent au moyen de la sélection naturelle, celle de la lutte pour l'existence et la reproduction.
Le livre a certainement vieilli sur le plan des connaissances scientifiques, mais pour son époque il devait représenter une synthèse exceptionnelle. Car son auteur nous plonge au cœur de tout le savoir de son époque. J'ai été frappée à la fois par l'étendue de ses références (il cite et est en relation avec un nombre impressionnant de savants de son époque), et par la diversité de ses observations, personnelles ou celles des autres. Il disserte aussi bien sur le pigeon voyageur, en allant chercher ses exemples en Inde et aux Amériques, que sur le fameux iguane des îles Galapagos, qu'il a visité durant sa jeunesse lors de son célèbre voyage sur le Beagle, ou encore sur les diverses espèces de fournis du monde, sans oublier les plantes, les graines. Son champ géographique est immense, à l'échelle de la planète.
L'origine des espèces fait la part belle à la géologie, alors naissante, et au problème du temps, crucial dans la théorie de Darwin. Ce dernier allonge considérablement le temps, passant de l'ordre des milliers à celui des millions d'années, tout en étant encore bien loin du compte.
C'est enfin un livre de combat, qui cherche à poser toutes les questions, et à apporter, sinon des réponses, du moins des hypothèses vraisemblables, et scientifiques. Pas une seule fois dans le livre Darwin ne fait appel à Dieu pour expliquer le moindre phénomène, même quand il bute sur un écueil. Et c'est peut-être en cela que ce livre est révolutionnaire : il ne fait jamais appel à une quelconque force supérieure pour expliquer une théorie, qui pourtant ne pouvait trouver son aboutissement en l'état de la science d'alors. Il avance prudemment, étaye chacun de ses propos, même les plus hardis, avec des observations, des expériences. Il est un modèle de démarche scientifique et dans une certaine manière une ode à la pluridisciplinarité, si étrange dans notre monde d'hyperspécialisation.

On connaît la postérité extraordinaire de cette théorie de l'évolution (que Darwin ne nomme jamais ainsi), mais aussi l'hostilité qu'elle rencontre encore aujourd'hui. Des centaines de scientifiques ont affiné nos connaissances sur l'évolution des espèces, aidés en cela par l'émergence de la génétique, les découvertes importantes en géologie et dans toutes les sciences naturelles, botanique et zoologie en premier lieu. Mais les esprits bornés par une lecture littérale des textes sacrés (bibliques ou islamiques) et par une foi aveugle et bien-pensante continuent à faire des ravages. Fanatisme ou paresse intellectuelle ? Un peu des deux, probablement. Il est si facile de s'en remettre à Dieu plutôt que de chercher, encore et toujours, à comprendre ce qui se passe autour de nous...
La postérité de Darwin n'est pas toutefois celle d'une science pure et humaniste : sa théorie permit également l'émergence de l'eugénisme, de triste mémoire, et des théories sociales ou raciales hiérarchisant les êtres humains. La hierarchie des races n'est pourtant pas une donnée essentielle de la théorie de Darwin (sans être totalement absente). Les extrémités où l'ont amené certains lecteurs de Darwin est un dévoiement pur et simple, car ce dernier s'efforce au fil des pages de montrer que l'hérédité se conjuge inlassablement avec les conditions du milieu pour faire évoluer les espèces.

Louons donc Charles Darwin et son insastiable curiosité, qui lui fit écrire ce grand ouvrage. C'est un des piliers de la biologie moderne, un remarquable travail de naturaliste passionné et un exemple de vulgarisation scientifique aboutie. Rien que cela justifie le triomphe qu'il connut à sa parution, et le fait de le lire encore aujourd'hui.

lundi 16 janvier 2012

Ecossais en petite forme : L'essence de l'art, de Iain M. Banks

La traduction et la publication de l’unique recueil de nouvelles de Iain M. Banks au Bélial avait de quoi séduire les amateurs de l’univers de la Culture, qui attendaient de pouvoir lire à un prix enfin raisonnable la fameuse novella “The state of art”, publiée il y a quelques années aux éditions DLM et depuis longtemps indisponible. D’autant plus que figurait au sommaire un autre texte introuvable de la Culture, publié quant à lui dans le premier numéro de la revue Galaxies (“Un cadeau de la culture”). L’ensemble avait le bon goût de proposer en outre six nouvelles inédites, dont on espérait qu’elles seraient à la hauteur de la réputation des textes précédents, ainsi qu’une préface fort bien conçue de l’excellent Arkady Knight. Hélas, autant l’avouer dès le préambule, ce recueil s’avère dans l’ensemble assez décevant et bien loin des standards de qualité auxquels nous avait habitué Iain M. Banks.

Le sommaire débute par une nouvelle de 1988, “La route des crânes” (Road of Skulls), probablement l’un des textes les plus faibles de ces miscellanées banksiennes. Le bref récit d’un trajet entre deux compères sur une route pavée de crânes, une nouvelle qui ne soulève que très modérément l’intérêt et dont la fin n’excuse rien (d’ailleurs, on a déjà lu ça quelque part). On serait bien en peine de s’enthousiasmer pour le second texte, “Un cadeau de la culture” (A gift from the Culture) tant il laisse comme un arrière-goût d’inachevé. Un ancien membre de la section contact, exilé depuis de nombreuses années sur une planète de second rang, est sommé par un groupe terroriste d’abattre le vaisseau d’un ambassadeur de la Culture avec une arme qu’il est seul à pouvoir maîtriser. Peut-on échapper à l’influence de la Culture, même lorsqu’on s’est éloigné aux confins de sa zone d’exclusivité ? Un chantage doublé d’un cas de conscience dont finalement on se fiche éperdument, mais une question que l’on retrouve souvent en filigrane des romans de Iain M. Banks. Dans sa préface Arkady Knight rappelle d’ailleurs que les héros de Banks sont très souvent des personnages en marge de la Culture. Cette problématique est d’ailleurs au coeur de la longue nouvelle “L’essence de l’art”, qui met en scène une Unité de Contact Général en charge d’une mission d’observation de la Terre. A l’issue d’un séjour de longue durée sur notre planète, l’un des membres de la section refuse de retourner sur le vaisseau de la Culture, il souhaite définitivement rester sur Terre et couper le contact avec la Culture, ce qui ne manque pas d’horrifier ses petits camarades, qui considèrent la civilisation terrienne comme violente, décadente, stupide et inconséquente. On assiste évidemment au cours du récit à une opposition de style caractérisée entre la Culture, civilisation hédoniste, tolérante, ouverte, voire anarchiste, et la Terre, dont la civilisation a pour caractéristique principale une farouche volonté d’auto-destruction. On s’en doutait, à l’issue de cette phase d’observation, la Terre est bien évidemment retoquée par la section contact et l’UCG repartira sans même se manifester auprès des autorités locales, trop occupées de toute façon à se quereller. Evidemment cette novella de plus de 150 pages occupe l’esentiel du recueil et en fait l’intérêt principal ; en dépit d’un ton un peu didactique et moralisateur (honnêtement, on a connu un Banks un peu plus fin dans son approche) on apprend énormément sur la Culture, sur ses objectifs, sur sa philosophie de vie (la scène du banquet vaut à elle seule la lecture de ce texte). Mais sur le fond, on ne peut s’empêcher d’effectuer une comparaison avec l’excellente nouvelle d’Andrew Weiner, “Devenir indigène”, pas forcément à l’avantage de Banks.

En revanche, “Descente” est très certainement la pièce maîtresse de cete poignée de nouvelles. Un texte puissant, voire presque vertigineux, dans lequel le rescapé d’un crash effectue un long périple sur une planète désertique, dans l’espoir de trouver du secours. Une marche épuisante en compagnie de sa combinaison intelligente, mais également une plongée terrifiante aux frontières de la folie. La chute de cette nouvelle est tout simplement saisissante. Des quatre textes qui restent on retiendra l’humour noir de “Curieuse jointure” une sorte de rencontre du troisième type assez cocasse et “Nettoyage”, toujours dans le registre de l’humour, mais cette fois à la manière d’un Robert Sheckley ou d’un Frederic Brown, l’absurde n’était jamais bien loin. On se permettra d’être plus circonspect en ce qui concerne “Eclat”, un pur exercice de style, une expérimentation d’écriture qui peut impressionner mais dont au final on sort assez dubtitatif, ainsi qu’en ce qui concerne “Fragment”, qui contient des éléments intéressants sur le thème de la raison contre la foi et une chute assez bien trouvée. Pas de quoi fouetter un chat néanmoins.

Au final, L’essence de l’art fait l’effet d’une douche froide, sans doute parcequ’on attendait beaucoup trop du Banks nouvelliste et qu’à l’issue de cette lecture l’auteur écossais apparaît bien plus convaincant sur la forme longue. Faut-il pour autant se priver des quelques textes excellents qui parsèment ce recueil sous prétexte que l’ensemble apparaît moyen ? Si vous êtes fan de la Culture et que vous attendiez comme le messie la réédition de “The state of art”, vous avez sans doute déjà craqué. Dans le cas contraire, seul “Descente” fait figure de texte incontournable, vous êtes désormais prévenu.

jeudi 12 janvier 2012

Roman narcissique : Lunar Park de Bret Easton Ellis

Sixième roman de l’Américain Bret Easton Ellis, Lunar Park est un livre étrange, qui mêle fiction et éléments biographiques avec une réussite qui ne cesse de troubler le lecteur. L’auteur joue sans cesse sur la perception de la réalité, glissant de la fiction au réel avec une aisance surprenante et entremêlant en outre son récit d’éléments purement fantastiques ; ce n’est pas tout à fait nouveau chez Ellis, qui dans American Psycho avait habilement et discrètement suggéré l’idée que son héros était victime d’hallucinations, mais cette fois on nage en plein délire, sans jamais vraiment savoir si Ellis joue délibérément la carte fantastique ou bien si son héros est simplement victime d’effets psychotropes liés à l’usage de drogues. Le roman démarre donc sur un faux rythme, une sorte d’avant-propos qui induit le lecteur en erreur et lui fait croire qu’Ellis est parti pour évoquer ses déboires d’auteur à succès, suite à la polémique gigantesque qui suivit la publication d’American Psycho. Alcool, drogues, surmenage, argent facile et crise d’identité, Ellis semble parti pour nous pondre un joli roman d’autofiction autour de sa relation de couple ratée avec l’actrice à succès Jayne Dennis, avec laquelle il eut un enfant. Sauf que Jayne Dennis n’a jamais existé et que Bret Easton Ellis n’a jamais été marié. Tout était donc faux ? Hélas, les choses ne sont pas aussi simples.

Reprenons, Bret Easton Ellis est un auteur américain célèbre et riche, qui a du mal à gérer son succès. Il tombe dans le piège du starsystème, de l’argent facile et de la cocaïne, fout en l’air sa relation avec l’actrice Jayne Dennis, qui donne par la suite naissance à un garçon dont il refuse de reconnaître la paternité. Après quelques années d’errance et de surmenage, Ellis renoue avec Jayne, qui entre temps a donné naissance à un autre enfant (une petite fille dont Ellis n’est pas le père). Ils emménagent ensemble dans une villa cossue d’une riche banlieue new yorkaise et décident de fonder une vraie famille, sur de nouvelles bases. Durant les premiers mois, Bret tient le coup, il lâche la dope, cesse de boire, accepte un boulot d’enseignant à l’université et fait mine de prendre goût à la vie de famille. Mais imperceptiblement les choses se dégradent, la relation qu’il doit construire avec son fils reste au point mort (un adolescent amorphe, bourré de pilules magiques censées réguler humeur et autres troubles du comportement), son couple ne fonctionne pas et Bret est sujet à des hallucinations étranges, comme si le fantôme de son père venait le hanter. Et puis il y a ces affaires de disparition d’adolescents. Des garçons issus de riches familles, qui disparaissent régulièrement sans que jamais les corps ne soient retrouvés. A la maison tout part en vrille, Bret ne contrôle plus rien et sombre à nouveau dans la drogue et l’alcool. Hier à l’occasion d’une fête il a cru apercevoir Patrick Bateman, le personnage central d’American Psycho.

Roman de la maturité ou de la crise de la quarantaine, Lunar Park fait d’une certaine manière figure de chant du cygne pour la génération X, qui cède le pas à une génération Y toujours aussi paumée et en mal de repères, mais qui souffre désormais en réseau. On y assiste stupéfait à la décomposition de la famille américaine : spirale infernale de la consommation pour pallier un déficit relationnel chronique, renfermement des adolescents dans un mutisme générationnel, négation de l’enfance (dans le sens où les enfants sont considérés comme des adultes en miniature), solitude de chaque individu isolé dans sa propre bulle (psychologique et médicamenteuse). Une angoisse sourde et diffuse traverse intégralement le roman, une angoisse parentale à laquelle celle des enfants fait écho et que l’on traite à coup de ritaline et d’anxiolytique.

Mais Lunar Park est aussi une habile variation sur le thème de l’écrivain en crise et une véritable catharsis pour Bret Easton Ellis, dont les angoisses transparaissent à travers la figure du père, qui hantait en grande partie ses romans précédents, notamment American Psycho (dans le roman Ellis avoue que c’est son propre père qui lui a inspiré le personnage de Patrick Bateman) et Moins que zéro. Reste que si sur le fond le roman est plutôt riche, sur la forme on reste un peu plus circonspect, le style est minimaliste, voire inexistant et si la construction est efficace, sa répétitivité finit quelque peu par lasser sur la fin. Au bout de 450 pages, on est bien content de voir arriver le dénouement.

vendredi 6 janvier 2012

chronique sociale sensible : Marzi, de Sylvain Savoia & Marzena Sowa

Dans les années 1980, Marzi est une petite gamine espiègle qui vit dans la banlieue de Cracovie. Elle vit la vie quotidienne des enfants d'ouvriers Polonais, tire les sonnettes dans son immeuble, fait la queue devant les magasins dès qu'un arrivage est annoncé, part le week-end dans le jardin familial pour faire pousser les légumes qui améliorent l'ordinaire, goûte aux joies de la campagne chez sa grand-mère, bref fait de son quotidien une aventure joyeuse.
A travers ses yeux d'enfant, on découvre la Pologne communiste, faite de pénuries, de religiosité, de débrouille, d'inégalités, de tendresse... On y voit aussi en filigrane, la grande histoire se dessiner : l'explosion de Tchernobyl, l'état de siège, la visite retentissante d'un certain jean-Paul II, enfant du pays, les premières grèves, les premières arrestations...
Marzi est heureuse, malheureuse, fait des bêtises, attendrit son père, agace sa mère, joue au Pape, fait sa communion, s'interroge sur Dieu, fait ses devoirs, gave un cochon d'Inde... Tout cela est raconté avec un bonheur d'enfant, parfois naïf, parfois cruel, jamais méchant, et ces petites pépites sont dessinées simplement, à la manière des strips : quatre cases par page, dans les tons marrons orangés, ligne claire. Des tronches parfois à mourir de rire ! Et des personnages qu'on a rencontré dans la Pologne d'après, telle la guide touristique insupportable (si, si à Vilanow, pour les connaisseurs...). Bref un monde à hauteur d'une enfant qui ne se laisse pas démonter, mais qui a du mal à comprendre tout ce qui se passe autour d'elle.
Des souvenirs d'enfance de Marzi, alias Marzena Sowa, Sylvain Savoia a tiré une chronique dessinée douce-amère, amusante, et qui retrace l'ambiance polonaise d'avant la chute du mur, telle que mon ami Adam a pu me la décrire. C'est un témoignage juste, dont la gravité est habillée de facécie. Un roman graphique à mettre entre toutes les mains.

PS à certaine Picarde de ma connaissance. As-tu remarqué qu'il y avait un deuxième tome?...

Chronique sociale subtile : Les péchés de nos pères, de Lewis Shiner

Au milieu des années 80, Lewis Shiner était un auteur en vue dans le milieu de la SF. Ses nouvelles se vendaient bien et ses liens avec le mouvement cyberpunk promettaient d’en faire la coqueluche du fandom, à défaut de l’être auprès du grand public. Puis ce fut la chute irrémédiable, lâché par son éditeur de l’époque (Bantam) qui finalement refusa de publier son deuxième roman, En des cités désertes (1988), le contrat de Lewis Shiner fut ensuite transféré chez Doubleday, qui préférait nettement bichonner le poulain fétiche de la maison, un certain John Grisham. Lewis Shiner sombra plus ou moins dans la dépression et l’alcool, changea de voie en se consacrant aux scénarios de comics puis revint finalement au roman en 1991 avec le sublime Glimpses (Fugues), un roman sur la crise de la quarantaine sur fond de voyage au coeur de la musique des années soixante. Carton critique (Fugues reçut le World Fantasy Award), le roman fut surtout un flop auprès du public, aux Etats-Unis comme en France (tout comme le fut Slam, son troisième roman). Difficile d’expliquer un tel écart entre les éloges dithyrambiques des critiques et l’anonymat profond dans lequel reste cantonné Lewis Shiner depuis vingt ans, sans doute peut-on l’expliquer par le positionnement très singulier de l’auteur, trop marqué SF pour séduire le grand public, mais en même temps trop peu soucieux des frontières de genres pour séduire le lectorat de SF pure et dure. En résumant rapidement la situation, Lewis Shiner apparaît comme un auteur de grande qualité, mais invendable car difficile à étiqueter. On croyait Lewis Shiner perdu pour la cause, l’homme avait déménagé en Caroline du Nord et avait repris une activité professionnelle plus classique, mais c’était sans compter sur la ténacité de l’auteur américain, qui en 1999 revient par la petite porte avec Say Goodbye (non traduit à ce jour) et surtout en 2008 avec Black and White (Les péchés de nos pères), une énorme chronique sociale, qui se déroule dans sa ville de Durham. Adoubé par James Ellroy himself, qui ne tarit pas d’éloges, Les péchés de nos pères fut élu meilleur roman de l’année par le Los Angeles Times.

Michael Cooper, dessinateur de BD plutôt en vue, quitte le Texas pour se rendre au chevet de son père, en phase terminale d’un cancer des poumons. Ce dernier a souhaité retourner à Durham (Caroline du Nord), la ville de sa jeunesse, pour y passer les derniers moments de sa vie. Ces instants douloureux marquent également l’apogée des sentiments étranges que Michael ressent depuis l’enfance au sujet de ses parents, une froide distance qui les sépare et qui cache selon lui un lourd secret. Ce non-dit se fait de plus en plus pesant et la proximité de la mort ne libère ni le père ni le fils. Etrange également cette volonté de revenir à Durham, une ville dans laquelle son père a joué un rôle important au début de sa carrière d’ingénieur autoroutier, puis qu’il a fuit sans véritable raison apparente. Michael entreprend alors de contacter des membres éloignés de sa famille et d’anciens collègues de son père, en espérant collecter suffisamment d’informations pour reconstruire cet obscur puzzle. Tout semble en réalité lié à la destruction dans les années soixante d’Hayti, le quartier noir de Durham, à l’occasion d’un vaste plan d’urbanisation et de réhabilitation qui n’était en réalité qu’une mascarade destinée à chasser la communauté noire de la ville, dans une région où le racisme était encore bien implanté et la ségrégation une réalité de tous les jours. Sur fond de guerre plus ou moins larvée entre communautés, Michael reconstruit le passé de Durham jusqu’au jour où l’un des anciens collègues de son père lui confie l’une des clés du mystère ; le corps d’un membre important de la communauté noire, un leader de la lutte pour les droits civiques à Durham, aurait été enfoui sous plusieurs mètres cubes de béton, alors que l’entreprise du père de Michael avait en charge la construction de l’autoroute. Avec cette découverte, il lève un coin du voile sur le passé de son père, mais également sur celui d’une ville qui depuis trente-cinq ans n’a jamais réussi à résoudre les tensions engendrées par cette période trouble.

Alors que les précédents romans de Lewis Shiner gardaient un lien, certes ténu, avec les littératures de l’imaginaire, Les péchés de nos pères rompt définitivement avec toute argumentation fantastique ou SF, il s’agit d’une solide chronique sociale construite comme un thriller, au travers de laquelle transparaissent à nouveau les thématiques chères à l’auteur (le rôle du père, le poids du passé, la crise identitaire, la musique....). C’est un roman relativement classique sur la forme, mais extrêmement bien construit, admirablement écrit, subtil et émouvant. Comme toujours chez Shiner, les personnages ont une incroyable épaisseur et par leur regard intérieur, leurs sentiments et leurs souvenirs c’est toute l’Amérique des années soixante qu’il convoque avec un réalisme saisissant. Le plus admirable est sa capacité à nous faire toucher du doigt cette marche de l’histoire coupée dans son élan, cette révolution avortée qui aurait permis à toute une communauté de sortir enfin de la misère et d’accéder aux mêmes droits que les blancs, mais qui au final n’a guère changé que les apparences. En filigrane apparaissent d’autres thématiques, en particulier toute une conception du couple et de la famille américaine, le poids des conventions sociales, la nécessité d’échapper au carcan imposé par l’american way of life et sa quincaillerie habituelle (couple bien sous tous rapports, petit pavillon de banlieue à la pelouse bien tondue, automobile lustrée de près, dernier modèle évidemment...). Le père de Michael symbolise assez bien ce mâle américain pris entre deux feux, celui contraint d’accepter les règles pour avancer dans la hiérarchie sociale et professionnelle, et celui qui tente d’échapper à ce cadre insupportablement contraignant en bafouant la bonne morale et toutes les conventions établies (offense suprême le père de Michael apprécie le jazz, fréquente les boites de danse noires et se laisse même séduire par une jeune métisse). Mais comme la marche vers les droits civiques, irrémédiablement entravée avant d’arriver à son dénouement, la révolte silencieuse de cet homme avortera finalement et tel un bon Américain il retournera sagement dans ses pénates, brisé à jamais.

Dernier thème et non des moindres, Shiner dresse un portrait impitoyable des élites américaines, politiques mais également économiques. Personnel politique corrompu et subordonné à des intérêts privés, décideurs impitoyables et cyniques, entrepreneurs verreux, clientélisme, le tout sur fond de racisme latent et de misérabilisme outrancier (il est vrai que le portrait concerne un état du sud des Etats-Unis et ne s’applique pas forcément à l’ensemble du pays). Contre toute attente, le roman se termine sur une note assez positive, mais on pardonnera la fin relativement facile et un peu trop riche en rebondissements tant l’ensemble du roman de Lewis Shiner paraît solide et convaincant.