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mardi 2 avril 2024

Ni loup ni chien, de Kent Nerburn

 

Dans les années 90, Kent Nerburn est un écrivain blanc reconnu et respecté pour ses travaux auprès des populations amérindiennes, dont il a patiemment et posément recueilli la parole au fil de ses ouvrages. D’aucuns admirent sa patience, ses qualités d’écoute et sa sensibilité, très grandement acquise à la cause amérindienne. Aussi  n’est-il qu’à moitié surpris lorsqu’un vieil indien Lakota, Dan, lui demande de le seconder dans l’écriture d’un ouvrage consacré à la mémoire de son peuple. Ouvrage initiatique, témoignage à cœur ouvert et manifeste évident, Ni chien ni loup devint rapidement un ouvrage culte, mais il n’avait jusqu’à présent jamais eu les honneurs d’être traduit en français, voici qui est chose faite grâce aux éditions du sonneur. 


Contacté par la petite fille de Dan, indien lakota âgé d’un peu plus de 80 ans, Kent Nerburn accepte de se rendre dans le Sud Dakota afin de faire la rencontre du vieil homme. L’écrivain américain sort alors tout juste d’un projet de longue haleine auprès des populations Ojibwés de la réserve de Red Lake (au nord du Minnesota). A force d’écoute et de patience, Kent Nerburn  a pu ainsi recueillir de nombreux récits relevant de la tradition orale, dont il tira deux ouvrages importants, To walk the red road et We choose to remember. Arrivé dans la réserve Lakota, Nerburn découvre un vieil homme au caractère bien trempé et à la langue acerbe, mais dont il peine à définir le projet. Dan est un excellent orateur et dispose d’une connaissance très profonde de l’histoire et des traditions de son peuple, mais ses notes, bien que denses, n’ont pas vraiment de ligne directrice. Ne sachant pas encore très bien où aller, Nerburn s’installe pour quelques semaines dans la réserve et tente de s’approprier le matériau brut que Dan lui a fourni, mais le résultat ne convient pas au vieil homme qui le trouve trop appliqué et trop feutré. S’instaure alors une nouvelle relation, plus difficile à vivre au quotidien, mais plus enrichissante pour les deux hommes, un mélange de discussions (que Kent Nerburn prend bien soin d’enregistrer), de leçons inaugurales et de discours solennels, qui à eux seuls ne suffiraient pas s’il n’étaient agrémentés d’un véritable parcours initiatique pour Kent Nerburn, à travers la réserve puis jusqu’au mémorial de Wounded Knee. Le résultat de cette rencontre fut ce livre, qui se lit comme un roman mais résonne comme l’un des manifestes les plus poignants de la cause amérindienne. 


Ni chien ni loup n’est  certes pas le seul ouvrage consacré à l’histoire tragique des populations autochtones d’Amérique du Nord, on pense évidemment à Enterre mon coeur à Wounded Knee ou bien encore Pieds nus sur la terre sacrée, tout aussi majeurs et poignants, mais il porte la voix directe et sans filtre de tout un peuple persécuté pendant plusieurs siècles. Ce qui frappe dans ce livre c’est l’intégrité et l’honnêteté avec laquelle Kent Nerburn rapporte les propos parfois très durs de Dan à l’encontre de l’homme blanc, à juste titre certes, mais que l’écrivain américain prend souvent de plein fouet. Un positionnement qui n’a pas dû être facile à vivre et sur lequel il s’épanche douloureusement parfois, songeant même à abandonner son travail auprès des Lakotas pour rentrer chez lui. Pourtant, malgré la difficulté que représente ce projet, Kent Nerburn s’accroche et tente de restituer au mieux la parole du vieil indien, malgré les coups de sang, malgré l’éloignement de sa famille, malgré l’incompréhension et les difficultés de communication. Car le livre montre bien toutes les différences de conception et d’appréhension du monde, qui séparent les peuples autochtones et les hommes blancs, qui depuis cinq siècles, animés par ce désir fou de posséder, ont sans cesse repoussé et dépouillé les amérindiens d’une terre qu’ils ne se sentaient pas posséder, mais à laquelle ils appartenaient et avec laquelle ils faisaient corps. Sans cesse l’homme blanc a menti, triché, spolié, sous le regard teinté d’incompréhension des peuples d’Amérique du Nord, pour qui il était impossible de s’approprier ce qui de toute façon appartenait à tout le monde et qu’ils étaient parfaitement disposés à partager. Mais ne nous y trompons pas, Ni loup ni chien n’est pas un livre intégralement tourné vers le passé, c’est un ouvrage qui raconte toute la difficulté d’être un indien dans l’Amérique d’aujourd’hui, alors que les traditions peinent à survivre et que les hommes, ces fiers guerriers, ont été brisés, anéantis, effacés et parqués avec les restes de leur dignité dans des réserves, loins de leurs territoires de chasse et des terres de leurs ancêtres. Au milieu de ce chaos, les femmes sont restées dignes, ultimes garantes d’une certaine permanence des choses, des traditions séculaires, ce sont elles qui soignent les âmes brisées et qui prennent soin des anciens, comme l’affirme la petite fille de Dan “Nos hommes sont peut-être vaincus, mais le cœur des femmes est encore fort”. Mais l’avenir reste pourtant bien sombre, les peuples indiens, malgré leur résistance et leur persistance voient leur identité de plus en plus menacée, sur le point d’être submergée par l’accélération du monde moderne, les dérives de la société de l'ultra consommation et la folie destructrice d’un capitalisme pour qui la Terre ne représente non pas une entité vivante avec laquelle vivre en harmonie, mais une simple source de profit qu’il convient d’épuiser et d’essorer jusqu’à l’envi.  


A la fois rude, drôle, attachant, mais aussi empreint de tristesse et de colère, Ni loup ni chien a ceci de remarquable qu’il est le fruit de la rencontre entre indien et homme blanc, une zone commune où chacun essaie de comprendre ce qu’est l’autre, ce qui le distingue et le différencie. Certes, d’un point de vue historique, l’ouvrage ne nous apporte rien de vraiment neuf, même s’il rappelle quelques faits importants, mais sur le plan philosophique et spirituel, sa contribution est immense. Loin de tout mysticisme à deux francs six sous, il remet les choses en perspective, les replace dans leur contexte et nous fait toucher du doigt tout ce qui fait la richesse de la pensée des peuples amérindiens et de leur immense culture. Quelque chose dont nous aurions pu nous inspirer, que nous aurions dû préserver et au moins respecter, mais que nous avons préféré piétiner, mépriser et quasiment détruire jusqu’au point de non retour. Il y avait pourtant de la place pour tout le monde, mais nous n’avons pas voulu le voir, aveuglés par notre désir de posséder et par notre pulsion de dominer, quitte à effacer, à rayer de la surface de la Terre une civilisation vieille de plusieurs millénaires. Avec une désarmante honnêteté, sans jamais essayer de se faire passer pour celui qu’il n’est pas, Kent Nerburn a recueilli et transmis cette parole, avec ses nuances, ses silences si révélateurs et surtout toute sa force. 


2 commentaires:

Carmen a dit…

Un beau témoignage qui n’est pas une fiction d’après ce que j’ai compris. Je vais le lire avec plaisir en numérique.
Merci pour ta chronique.

Emmanuel a dit…

Ce n'est pas du tout une fiction effectivement, mais ça se lit comme un roman.