Figure
désormais incontournable du polar moderne, mais nettement moins
médiatisé qu’un James Ellroy ou qu’un Michael Connelly, James Sallis a
curieusement été le principal oublié du grand battage médiatique
organisé autour de l’adaptation cinématographique de Drive.
C’est tout juste si l’auteur a été crédité au générique du film et
poliment mentionné lors des interviews (et encore il fallait être
attentif). Honnêtement on attendait un peu plus de reconnaissance de la
part du réalisateur, qui avait à sa portée un matériau brut de très
grande qualité, mais qui préférait probablement tirer la couverture à
lui et flatter son acteur principal voire son scénariste. On appréciera à
sa juste valeur cet exemple tout à fait symptomatique du cynisme
hollywoodien. Pour en revenir plus directement au cycle de Lew Griffin,
dont Le frelon noir est le troisième volet (dans l’ordre de publication), j’avoue que j’avais été modérément emballé par Le faucheux,
mais le potentiel du roman m’avait convaincu de persévérer, à juste
titre au regard des qualités indéniables d’écriture et de narration dont
fait preuve James Sallis dans le présent roman.
Cette fois, Sallis plonge dans le passé assez éloigné de Lew Griffin,
alors qu’il n’est pas encore le détective privé plein d’assurance et
d’expérience évoqué dans Le faucheux.
D’ailleurs il n’exerce pas toute à fait cette profession et vit de
petits boulots de garde du corps ou d’agent de recouvrement, mais déjà
ses premiers pas dans les rues de La Nouvelle Orléans, cette maîtresse
infidèle et vérolée par la violence et le racisme (rappelons que Lew
Griffin est noir), sont prometteurs et lui donnent l’occasion d’exercer
ses premiers faits d’arme. L’histoire est finalement d’une simplicité
désarmante et relate l’enquête que mène Lew pour débusquer un
psychopathe adepte du fusil de précision, qui prend un malin plaisir à
abattre des cibles au hasard depuis les toits de la ville. Lew est
embarqué bien malgré lui dans cette affaire puisque la jolie journaliste
avec qui il flirtait vaguement, à l’occasion d’une soirée passée à
écouter du blues dans un rade de magazine street, reçoit une balle en
pleine tête alors qu’elle sortait du bar en sa compagnie. Profondément
touché par sa mort, Lew décide de mener sa propre enquête, avec l’aide
d’un flic à qui il sauve la vie quelques jours plus tard, alors que ce
dernier recevait une correction magistrale de la part du tueur quelque
part dans une ruelle sombre de Big Easy.
L’intrigue proprement dite du roman est finalement ici secondaire,
Sallis fait le job, sait créer une ambiance et entretenir le suspense,
mais l’intérêt du roman dépasse largement ce cadre. Premièrement parce
qu’il introduit des personnages fondamentaux de la série (La Verne la
prostituée amoureuse de Lew, Don Walsh l’indéfectible ami, Doo-Wop le
pilier de comptoir et le meilleur informateur de la ville, Buster
Robinson le bluesman méconnu et incompris....) et leur donne ainsi davantage d’ampleur, deuxièmement parce qu’il est sur le fond bien plus ambitieux
qu’il ne le laisse apparaître au premier abord. Les références
historiques abondent puisque cette affaire plonge ses racines dans les
faits réels (au milieu des années soixante un tueur fou, Terence Gully,
avait également tiré sur des passants sans motif apparent autre qu’un
discours raciste obscur et confus), Sallis ne fait que reprendre ces
éléments à son compte en renversant subtilement la perspective
(désormais le tueur est noir et tire sur des cibles blanches) et en les
inscrivant dans ce système narratif dont il a le secret. Une
construction complexe qui laisse une très grande place à l'ellipse et
dans laquelle il manie avec brio les changements de temporalité. Au
final on obtient un portrait sans concession du sud des Etats-Unis dans
les années soixante, une poudrière sociale dont la violence est
parfaitement asymétrique et s'exerce toujours en défaveur des
populations noires (racisme ordinaire, violences policières, pauvreté et
vexations quotidiennes). Griffin est par exemple interpellé et
maltraité par la police parce qu’il ose s’afficher en compagnie d’une
femme blanche, il s’interdit lui-même de se montrer au balcon de
l’appartement de La Verne, de peur de voir la police débarquer. Son
attitude est tout à fait à l’image de la situation de la communauté
noire, qui contrôle ses propres pulsions de violence et de vengeance
pour ne pas faire imploser ce fragile équilibre social (si tant est que
l’on puisse parler d’équilibre) et tente de répondre à ses aspirations
de changement en prônant la non-violence. Une situation qui changera
radicalement après l’assassinat de Martin Luther King et qui verra le
mouvement black panthers, dont on croise quelques embryons activistes
durant un chapitre, prendre de l’ampleur. A ce titre, l’entretien
purement fictionnel qui a lieu entre Griffin et l’écrivain américain
Chester Himes (venu à la Nouvelle Orléans pour une conférence) entre
parfaitement en résonance avec les thématiques développées tout au long
du roman.
Avec Le frelon noir, James Sallis propose un roman hard boiled
solidement bâti, divertissant mais aussi et surtout d’une rare
profondeur thématique. La subtilité des propos de Sallis demande un
temps de réflexion et un peu de culture historique pour en saisir toutes
les nuances, mais le jeu en vaut franchement la chandelle et à défaut,
Le frelon noir reste un roman parfaitement divertissant et superbement
écrit.
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