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vendredi 6 janvier 2012

Chronique sociale subtile : Les péchés de nos pères, de Lewis Shiner

Au milieu des années 80, Lewis Shiner était un auteur en vue dans le milieu de la SF. Ses nouvelles se vendaient bien et ses liens avec le mouvement cyberpunk promettaient d’en faire la coqueluche du fandom, à défaut de l’être auprès du grand public. Puis ce fut la chute irrémédiable, lâché par son éditeur de l’époque (Bantam) qui finalement refusa de publier son deuxième roman, En des cités désertes (1988), le contrat de Lewis Shiner fut ensuite transféré chez Doubleday, qui préférait nettement bichonner le poulain fétiche de la maison, un certain John Grisham. Lewis Shiner sombra plus ou moins dans la dépression et l’alcool, changea de voie en se consacrant aux scénarios de comics puis revint finalement au roman en 1991 avec le sublime Glimpses (Fugues), un roman sur la crise de la quarantaine sur fond de voyage au coeur de la musique des années soixante. Carton critique (Fugues reçut le World Fantasy Award), le roman fut surtout un flop auprès du public, aux Etats-Unis comme en France (tout comme le fut Slam, son troisième roman). Difficile d’expliquer un tel écart entre les éloges dithyrambiques des critiques et l’anonymat profond dans lequel reste cantonné Lewis Shiner depuis vingt ans, sans doute peut-on l’expliquer par le positionnement très singulier de l’auteur, trop marqué SF pour séduire le grand public, mais en même temps trop peu soucieux des frontières de genres pour séduire le lectorat de SF pure et dure. En résumant rapidement la situation, Lewis Shiner apparaît comme un auteur de grande qualité, mais invendable car difficile à étiqueter. On croyait Lewis Shiner perdu pour la cause, l’homme avait déménagé en Caroline du Nord et avait repris une activité professionnelle plus classique, mais c’était sans compter sur la ténacité de l’auteur américain, qui en 1999 revient par la petite porte avec Say Goodbye (non traduit à ce jour) et surtout en 2008 avec Black and White (Les péchés de nos pères), une énorme chronique sociale, qui se déroule dans sa ville de Durham. Adoubé par James Ellroy himself, qui ne tarit pas d’éloges, Les péchés de nos pères fut élu meilleur roman de l’année par le Los Angeles Times.

Michael Cooper, dessinateur de BD plutôt en vue, quitte le Texas pour se rendre au chevet de son père, en phase terminale d’un cancer des poumons. Ce dernier a souhaité retourner à Durham (Caroline du Nord), la ville de sa jeunesse, pour y passer les derniers moments de sa vie. Ces instants douloureux marquent également l’apogée des sentiments étranges que Michael ressent depuis l’enfance au sujet de ses parents, une froide distance qui les sépare et qui cache selon lui un lourd secret. Ce non-dit se fait de plus en plus pesant et la proximité de la mort ne libère ni le père ni le fils. Etrange également cette volonté de revenir à Durham, une ville dans laquelle son père a joué un rôle important au début de sa carrière d’ingénieur autoroutier, puis qu’il a fuit sans véritable raison apparente. Michael entreprend alors de contacter des membres éloignés de sa famille et d’anciens collègues de son père, en espérant collecter suffisamment d’informations pour reconstruire cet obscur puzzle. Tout semble en réalité lié à la destruction dans les années soixante d’Hayti, le quartier noir de Durham, à l’occasion d’un vaste plan d’urbanisation et de réhabilitation qui n’était en réalité qu’une mascarade destinée à chasser la communauté noire de la ville, dans une région où le racisme était encore bien implanté et la ségrégation une réalité de tous les jours. Sur fond de guerre plus ou moins larvée entre communautés, Michael reconstruit le passé de Durham jusqu’au jour où l’un des anciens collègues de son père lui confie l’une des clés du mystère ; le corps d’un membre important de la communauté noire, un leader de la lutte pour les droits civiques à Durham, aurait été enfoui sous plusieurs mètres cubes de béton, alors que l’entreprise du père de Michael avait en charge la construction de l’autoroute. Avec cette découverte, il lève un coin du voile sur le passé de son père, mais également sur celui d’une ville qui depuis trente-cinq ans n’a jamais réussi à résoudre les tensions engendrées par cette période trouble.

Alors que les précédents romans de Lewis Shiner gardaient un lien, certes ténu, avec les littératures de l’imaginaire, Les péchés de nos pères rompt définitivement avec toute argumentation fantastique ou SF, il s’agit d’une solide chronique sociale construite comme un thriller, au travers de laquelle transparaissent à nouveau les thématiques chères à l’auteur (le rôle du père, le poids du passé, la crise identitaire, la musique....). C’est un roman relativement classique sur la forme, mais extrêmement bien construit, admirablement écrit, subtil et émouvant. Comme toujours chez Shiner, les personnages ont une incroyable épaisseur et par leur regard intérieur, leurs sentiments et leurs souvenirs c’est toute l’Amérique des années soixante qu’il convoque avec un réalisme saisissant. Le plus admirable est sa capacité à nous faire toucher du doigt cette marche de l’histoire coupée dans son élan, cette révolution avortée qui aurait permis à toute une communauté de sortir enfin de la misère et d’accéder aux mêmes droits que les blancs, mais qui au final n’a guère changé que les apparences. En filigrane apparaissent d’autres thématiques, en particulier toute une conception du couple et de la famille américaine, le poids des conventions sociales, la nécessité d’échapper au carcan imposé par l’american way of life et sa quincaillerie habituelle (couple bien sous tous rapports, petit pavillon de banlieue à la pelouse bien tondue, automobile lustrée de près, dernier modèle évidemment...). Le père de Michael symbolise assez bien ce mâle américain pris entre deux feux, celui contraint d’accepter les règles pour avancer dans la hiérarchie sociale et professionnelle, et celui qui tente d’échapper à ce cadre insupportablement contraignant en bafouant la bonne morale et toutes les conventions établies (offense suprême le père de Michael apprécie le jazz, fréquente les boites de danse noires et se laisse même séduire par une jeune métisse). Mais comme la marche vers les droits civiques, irrémédiablement entravée avant d’arriver à son dénouement, la révolte silencieuse de cet homme avortera finalement et tel un bon Américain il retournera sagement dans ses pénates, brisé à jamais.

Dernier thème et non des moindres, Shiner dresse un portrait impitoyable des élites américaines, politiques mais également économiques. Personnel politique corrompu et subordonné à des intérêts privés, décideurs impitoyables et cyniques, entrepreneurs verreux, clientélisme, le tout sur fond de racisme latent et de misérabilisme outrancier (il est vrai que le portrait concerne un état du sud des Etats-Unis et ne s’applique pas forcément à l’ensemble du pays). Contre toute attente, le roman se termine sur une note assez positive, mais on pardonnera la fin relativement facile et un peu trop riche en rebondissements tant l’ensemble du roman de Lewis Shiner paraît solide et convaincant.

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