Considéré comme l’oeuvre fondatrice de la beat generation, Sur la route
est un roman qui tient une place singulière au sein de la littérature
américaine. Jack Kerouac, en dépit de sa notoriété et de son statut
d’icône de la contre-culture, n’eut jamais droit de son vivant à la
reconnaissance de l’intelligentsia américaine. Très violemment critiqué
par les milieux littéraires new yorkais, mais également par ses anciens
amis, Kerouac mourut comme meurent tous les artistes maudits, c’est à
dire seul et dans le dénuement le plus total (la légende raconte qu’il
légua à ses héritiers la somme symbolique de 91 dollars). Aujourd’hui,
plus grand monde n’ose remettre en cause son importante contribution
littéraire et culturelle, tout juste certains se permettent-ils du bout
des lèvres de critiquer son style ou la profondeur de ses textes les
plus mystiques (comme par exemple L’écrit de l’éternité d’or). Il n’en demeure pas moins que, cinquante ans plus tard, Sur la route
reste l’emblème littéraire d’une génération, celle des beatniks, des
hippies et de manière générale du mouvement contestataire entamé à la
fin des années cinquante et qui s’épanouit durant les sixties.
Aujourd’hui, si l’oeuvre a perdu de sa puissance contestataire elle
reste emblématique de cet esprit libertaire, de cette volonté de rompre
avec la société figée, puritaine et autoritaire du lendemain de la
seconde guerre mondiale. Au-delà du simple clivage générationnel, le
mouvement de la beat generation marque également un tournant dans
l’histoire de la littérature, désormais l’écriture se libère des
contraintes, ose la spontanéité et la fluidité de l’oralité. Kerouac
écrit comme il parle, à toute allure, en laissant libre cours à la
puissance des mots qui s’entrechoquent au contact de ses doigts avec la
machine à écrire. La légende dit que Sur la route
fut écrit en trois semaines sur un rouleau fait de collages de feuilles
hétéroclites et assemblées avec fièvre par Kerouac. La vérité est hélas
moins séduisante et s’il est vrai que l’auteur américain rédigea son
manuscrit sur ce rouleau en quelques semaines, il travaillait déjà sur
son livre depuis de très nombreuses années (1948 très exactement, alors
que le livre fut publié en 1957) et il lui fallu environ sept ans, des
remaniements importants, des coupures de chapitres entiers et de
nombreuses tractations auprès des éditeurs avant que Sur la route
ne soit enfin publié. Kerouac en conçut une amertume importante et sa
frustration fut l’objet d’une correspondance houleuse avec les éditeurs
ou bien encore ses amis du mouvement beat. Assassiné par la critique,
qui ne comprenait pas la puissance de l’oeuvre et s’offusquait de ses
innovations stylistiques et narratives, Sur la route
connut pourtant un succès fulgurant auprès du public, assurant une
notoriété importante à l’écrivain américain. Mais ce succès ne lui
apporta pourtant jamais la reconnaissance de ses pairs et encore moins
la satisfaction personnelle d’avoir atteint son but. Ses oeuvres
suivantes furent toujours accueillies avec dédain par l'establishment
littéraire et culturel et Kerouac sombra peu à peu dans la mélancolie,
l’alcoolisme et les problèmes psychologiques avant de mourir à l’âge de
47 ans d’une hémorragie digestive liée à l’abus d’alcool.
Le propos de Sur la route
est très largement autobiographique et s’inspire des trois voyages
successifs que Jack Kerouac entreprit entre 1947 et 1950 d’un bout à
l’autre des Etats-Unis (et accessoirement au Mexique), seul ou en
compagnie de ses amis de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la
beat generation. Nous sommes donc à la fin des années quarante, Sal
Paradise (alias Jack Kerouac) mène une vie d’étudiant bohème, subsistant
chichement grâce à sa maigre pension d’ancien combattant, tentant
obstinément de percer dans le milieu de la littérature sans grand
succès. Quand il n’écrit pas, Sal est entouré de ses potes, des
étudiants branchés ou des écrivains en devenir, une bande de
saltimbanques plus ou moins défoncés à l’alcool et à la benzédrine, qui
parlent de refaire le monde assis dans des fauteuils antédiluviens à
moitié déglingués. Jusqu’au jour où l’un de ses amis (Hal Chase dans la
vraie vie) lui présente une de ses vieilles connaissances, un fou
furieux nommé Dean Moriarty (Neal Cassady). Nerveux, sec, en perpétuel
mouvement, doté d’une aura extraordinaire et d’un bagou non moins
stupéfiant, Dean a fait les quatre cents coups durant son adolescence et
exerce immédiatement sur le petit cercle d’amis new-yorkais une
influence considérable. Dean est marié à une magnifique blonde de seize
ans, Marylou, avec laquelle il mène une vie totalement foutraque d’un
bout à l’autre des États-Unis. Entre Dean, Sal, Carlo (Allen Ginsberg),
Old Bull Lee (William Burroughs) et Marylou se crée une étrange
alchimie, ils deviennent rapidement inséparables, partagent les mêmes
filles (ou les mêmes garçons), boivent, se shootent
à la benzédrine, mènent des discussions interminables destinées à
révolutionner la littérature. Déjà en marge, ils se coupent encore
davantage des réalités sociales et économiques de l’époque, occupent les
logements insalubres, travaillent au coup par coup puis claquent leur
paie du jour en cigarettes, alcool et drogues, disparaissent du jour au
lendemain de la circulation pour n’émerger que plusieurs jours ou
semaines plus tard. En un mot, ils refusent de s’intégrer et vivent à
peine mieux que des hobos.
Aussi vite arrivé, aussi vite reparti, Dean a donc subitement quitté
New York pour rejoindre Denver, en compagnie de Marylou, Carlo Marx et
quelques gars de la bande. Terrassé par l’ennui et l’angoisse de la page
blanche, Sal décide de les rejoindre, mais sans le sou, il lui faut
traverser la moitié des États-Unis par ses propres moyens. Qu’importe,
il fourre quelques vêtements dans son sac à dos, choisit deux ou trois
de ses livres de chevet (Céline et Proust notamment), prend quelques
carnets de notes et part tailler la route. C’est le début d’un long
voyage initiatique fait de multiples rencontres et d’incessants
allers-retours entre New York, Denver, San Francisco, La Nouvelle
Orléans et même le Mexique.
Que dire de plus par rapport a ce qui a déjà été dit et écrit depuis
plus de cinquante ans au sujet de ce livre culte ? Lire Sur la route
aujourd’hui n’est certainement pas un choc littéraire, encore moins une
expérience mystique ni même une révélation. Le lecteur est appelé à
faire un effort, celui de replacer ce livre dans le contexte de sa
parution, de s’intéresser un minimum à la période historique concernée
et de tenter de comprendre en quoi une bande de branleurs alcooliques a
bien pu réussir à révolutionner la société américaine et initier un
mouvement culturel incroyablement puissant et novateur. Sur la route
marque les débuts de la contre-culture américaine, le roman porte en
lui les germes de la beat generation et du flower power. Des millions de
gens se retrouveront dans ses propos, dans son énergie folle, dans sa
transgression des codes sociaux. Lire Sur la route
c’est chausser une vieille paire de godasses, enfiler une parka usée et
jeter son baluchon sur le dos pour partir à la découverte des grands
espaces ; un voyage fait de rencontres improbables, de coups durs et
d’instants de pure contemplation. Lire Sur la route
c’est toucher du doigt la liberté, mais plus encore, la goûter à pleine
bouche jusqu’à l’ivresse. Alors oui, le style de Kerouac peut déplaire
car son écriture gagne en spontanéité ce qu’elle perd en finesse et si
les propos du jeune Sal Paradise vous ennuient ou vous paraissent bien
trop simplistes, c’est que vous êtes probablement devenu trop vieux pour
lire “ces conneries”.
NB : Plusieurs choix s’offrent à vous pour lire Sur la route.
Si vous êtes désargenté, optez évidemment pour la version de poche. Si
les 28€ de l’édition quarto (accompagnée d’autres romans de Kerouac,
dont l’excellent Les clochards célestes,
d’extraits de sa correspondances et d’articles divers et variés sur la
beat generation) ne vous font pas peur, alors c’est probablement
l’édition la plus intéressante, celle qui permet de contextualiser et de
découvrir en profondeur l’oeuvre de Jack Kerouac. Quant aux puristes,
ils se tourneront vers l’édition du manuscrit original de Sur la route (le fameux rouleau), traduit en français chez Gallimard en 2009.