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mardi 7 janvier 2025

La trilogie de Karla, de John Le Carré

 

Si l’on en croit l’état déplorable de la noosphère, nous vivons une époque terriblement anxiogène et déstabilisante. Le climat s’emballe, la biodiversité s’appauvrit à bas bruit mais à la vitesse d’un train lancé à pleine puissance et la géopolitique n’a jamais été aussi complexe et génératrice de conflits meurtriers. Pour synthétiser à l’extrême, le monde est à feu et à sang pendant que la planète brûle et nôtre avenir semble n’avoir jamais été aussi sombre. C’est oublier un peu vite que durant les années soixante, la menace d’un conflit nucléaire planait sur l’ordre mondial, au point qu’aux Etats-Unis (bon ok, en Suisse aussi) la construction d’abris anti-atomiques faisait florès ; près de 200 000 furent construits durant les années cinquante. Des chiffres à relativiser au regard des 180 millions d’habitants que comptait alors le pays, mais affreusement ridicules lorsqu’on réalise que se jouait, de manière moins hypothétique qu’on aurait pu le croire, la survie de l’Humanité. Rappelons qu’une demi douzaine d’incidents plus ou moins rocambolesques faillirent déclencher un conflit thermonucléaire durant la seconde moitié du XXème siècle, même si le grand public n’a retenu que la crise des missiles de Cuba (seule fois dans l’histoire où les USA passèrent en Defcon 2, soit l’avant dernier niveau d’alerte avant l’apocalypse). Côté Russe, l’alerte la plus grave eut lieu en 1983, lorsqu’un officier de garde de la base de surveillance stratégique des forces aériennes soviétiques reçut une alerte sur son écran de contrôle.  Cinq missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) avaient semble-t-il été lancés depuis une base de l’air force en direction de l’Union Soviétique, l’officier Petrov se retrouva tétanisé mais décida de parier sur une fausse alerte (cinq missiles lui paraissent être une attaque de trop faible ampleur face aux représailles que les Etats-Unis auraient potentiellement subies). Il en informa ainsi sa hiérarchie, qui décida d’attendre 23 longues minutes avant de constater qu’aucun missile n’avait atteint l’Union Soviétique, et pour cause, il s’agissait d’une erreur d’interprétation des données du satellite de surveillance, qui avait confondu la réflexion des rayons du soleil sur des nuages avec la signature thermique de missiles balistiques au décollage. 


Si nous avons donc le sentiment d’une fin imminente ce n’est pas tant qu’une menace pèse de manière plus aiguë sur monde, elle avait déjà atteint un pic sans précédent au cours du XXème siècle, mais c’est que le monde est désormais devenu nettement plus complexe que durant la guerre froide, presque illisible, au point que les experts passent désormais  leur temps à se tromper, puis à analyser pour quelles raisons ils se sont trompés. L’affrontement idéologique, et ses répercussions géopolitiques, entre le bloc soviétique et le bloc de l’Ouest avaient conduit à une forme de bipolarisation des relations internationales plus simple à comprendre que l’éclatement géopolitique auquel aujourd’hui nous sommes confrontés. Désormais, les conflits sont asymétriques pour grand nombre ou relèvent de vieilles querelles qui n’avaient été que camouflées par la guerre froide. Nous avions cru à la fin de l’Histoire à l’issue de la chute du mur de Berlin et par effet de cascade du bloc soviétique, mais il n’en était rien, il s’agissait d’une nouvelle métamorphose du monde. Désormais, les cartes étaient rebattues et les lignes de fracture redessinées à l’échelle mondiale. 


Se replonger dans l’époque de la guerre froide relève du vertige, d’une part parce qu’on a désormais peine à imaginer un monde aussi polarisé autour de deux idéologies dominantes (qui l’avaient même façonné), mais aussi parce qu’on est étreint par l’étrange sentiment d’observer une époque plus stable et moins compliquée à appréhender….alors qu’aujourd’hui, le chaos règne partout. Quelle époque bénie que la guerre froide, où les citoyens du bloc de l’ouest vivaient avec la certitude de faire partie du camp des gentils, de ceux qui défendaient la liberté et la démocratie (rassurez-vous, en face, chacun était également persuadé d’appartenir au camp des gentils). Désormais, la démocratie vacille partout à travers la planète sous les coups de boutoir d’un populisme réactionnaire teinté d’obscurantisme. 


Bref, cette longue et pénible introduction pour vous conseiller, si ce n’est déjà fait, de vous plonger dans l'œuvre maîtresse de John Le Carré, à savoir la trilogie de Karla, constituée de La taupe, Comme un collégien et Les gens de Smiley. Le premier tome peut se lire indépendamment de ses suites, puisqu’il propose déjà une forme de résolution, mais je ne saurais trop vous conseiller d’aller jusqu’au bout de cette trilogie remarquable, dans laquelle Le Carré est au sommet de son art, tant en termes de narration que d’intrigue. Soulignons également que le premier tome, La taupe, a donné lieu à une adaptation cinématographique de très grande qualité, réalisée par Tomas  Afredson en 2011. La trilogie se déroule durant les années soixante-dix et narre l’affrontement de deux têtes pensantes du petit monde de l’espionnage, à savoir d’un côté George Smiley, maître-espion du Mi6 (l’une des branches des services secrets britanniques) et un dénommé Karla, éminence grise du KGB, dont personne à l’Ouest ne connaît réellement l’identité. Le premier tome est centré sur la traque d’une taupe au sein même du service de contre-espionnage britannique par un George Smiley contraint de sortir de sa retraite anticipée et de reprendre du service. A la suite de l’échec d’une mission en Tchécoslovaquie, Control, le chef du Mi6 est en effet tombé en disgrâce et a entraîné dans sa chute George Smiley, alors son bras droit. Le service est désormais placé sous la direction de trois nouveaux responsables Percy Alleline, Bill Haydon et Toby Esterhase, dont les allégeances manquent quelque peu de clarté. George Smiley est persuadé que la taupe se cache parmi eux.


Le second tome, Comme un collégien, déplace son centre de gravité en direction de l'Asie du Sud Est. Désormais, la taupe a été démasquée et George Smiley a été nommé à la tête du Mi6. Mais Karla n’a pas été mis hors d’état de nuire et il semblerait qu’il tente de déstabiliser les positions britanniques du côté de Hong-Kong. Smiley tente alors de contrecarrer les projets de Karla en Chine en démasquant son principal agent à Hong Kong. Smiley recrute pour cette mission Connie Sachs et Di Salis, experts concernant l’Union Soviétique, qui seront chargés d’exploiter et d’analyser toutes les pistes possibles. Il envoie également sur le terrain l’agent Gerry Westerby, journaliste à la retraite (anticipée) et agent dormant du Mi6.


Dans le troisième tome, malgré sa victoire stratégique en Asie, George Smiley n’a pas vraiment récolté les fruits de son travail acharné et a plutôt eu droit à une nouvelle retraite anticipée. Mais lorsqu’un vieux contact du Mi6 est retrouvé assassiné dans un parc de Londres alors qu’il était sur le point de rencontrer son officier traitant, les responsables du renseignement britannique décident de faire à nouveau appel aux services de Smiley. En fin limier, ce dernier remonte la piste d’anciens transfuges soviétiques et ne tarde pas à flairer la trace de Karla du côté de Hambourg. Mais cette fois, il semblerait que l’affaire prenne un caractère bien plus personnel que par le passé, Smiley aurait-il découvert le grand point faible de Karla ?


Si vous n’êtes pas familier de l'œuvre de John Le Carré, prière de bien vouloir affûter vos compétences de lecture à leur niveau maximal car en général l’auteur britannique n’est pas du genre à tenir le lecteur par la main et à tout lui expliquer par le menu. Ici, toutes les figures sont réalisées sans filet de sécurité. C’est à la fois terriblement déstabilisant, mais également incroyablement gratifiant lorsqu’au fil du récit, pas à pas, la compréhension établit ses quartiers dans l’esprit du lecteur patient.  Un John Le Carré, cela se mérite, mais l’auteur dispose incontestablement d’un immense talent  en matière de construction narrative et ses intrigues sont de véritables dentelles finement ouvragées. Ajoutez à cela, des connaissances solides sur monde du renseignement (John Le Carré fut membre du Mi6) et vous obtenez de robustes romans d’espionnage, à la fois exigeants et passionnants. A noter, que l’effort porte surtout sur le premier tome de la trilogie, une fois les personnages connus et les principaux enjeux cernés, la lecture devient nettement plus aisée. Le dernier tome est quant-à lui le plus subtil et sans doute le plus touchant des trois puisque l’auteur s’aventure au plus profond de la psychée de ses personnages et de leur humanité.

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