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mardi 23 mars 2021

Voyage culinaire : Black sea, de Caroline Eden

 

Depuis la plus lointaine Antiquité, la mer noire entretient une réputation peu flatteuse. Inhospitalière, bordée de populations barbares hostiles (Gètes et autres Scythes), sujette à des tempêtes hivernales d’une rare violence et avare en mouillages ou en ports propices à se mettre à l’abri, le Pont-Euxin, comme l’appelaient les Grecs, semble constituer une mer bien moins accueillante que la Méditerranée. Les Ioniens consentirent tout de même à y construire quelques colonies, dont la lointaine Trébizonde à l’est et la non moins éloignée Tomis à l’ouest (aujourd’hui Constanta en Roumanie), qui fut ensuite un emporium romain. On tenait la région en si piètre estime, qu’Ovide y fut exilé par l’empereur Auguste et y mourut. A la fin de l’Antiquité, la province de Scythie mineure dut faire face aux invasions barbares. Goths, Huns, Slaves et autres tribus assoiffées de violence et de pillage ne cessèrent de disputer à l’empire romain d’Orient le contrôle de cette région, au point que les Byzantins finirent par se lasser de ces incessantes batailles. Ils en reprirent le contrôle autour du Xème siècle avant que l’empire ottoman ne mette tout le monde d’accord.



La journaliste anglaise Caroline Eden, chroniqueuse pour la BBC et le Guardian, s’est fait une spécialité des récits de voyage dans les pays de l’ex Union Soviétique. Son dernier ouvrage traduit en français, Black sea : un voyage culinaire entre Orient et Occident, suit en grande partie les limitations géographiques de cette antique région du Pont, en débutant cependant bien plus au nord, à Odessa en Ukraine, pour finir à Trabzon, à l’est de l’Anatolie (en passant évidemment par Istanbul). Levons d’ailleurs dès ce préambule toute ambiguïté, Black sea n’est pas à proprement parler un livre de cuisine. Bien évidemment vous y trouverez immanquablement de nombreuses recettes, mais elles ne correspondent à aucune nomenclature précise. Inutile de chercher ici l'exhaustivité et encore moins un petit traité de la gastronomie ukrainienne, roumaine ou turque. Le seul fil directeur c’est cet étonnant voyage le long de la côte de la mer noire, en traversant quatre pays dont on sent bien que leurs populations partagent une identité commune, faite de longs échanges commerciaux et culturels à travers les siècles, tout autant que de brassages de populations. Ces hommes et ces femmes, qu’ils soient d’Odessa, de Constanta, de Varna ou bien encore de Trabzon, partagent une mer, leurs ancêtres ont voyagé à travers les terres, ont apporté avec eux leurs traditions, leurs langues et leurs cultures, au sein de laquelle la gastronomie n’est d’ailleurs pas le moindre des héritages. Au fil des siècles, ils ont cultivé la nostalgie de leurs terres d’origine, entretenant  la mémoire de leurs papilles, les gestes ancestraux et l’amour des produits de leur terroir. 



C’est cette richesse des échanges multiséculaires, que Caroline Eden réussit à parfaitement retranscrire. Son livre invite au voyage autant qu’il donne envie de se régaler des nombreux plats qu’elle décrit au gré de ses envies, sans forcément leur donner leur nom canonique, mais en les associant plutôt aux personnages qu’elle rencontre et avec lesquels elle engage le dialogue (une soupe de poisson dégustée dans un petit troquet du quartier des affaires d’Istanbul devient ainsi “La soupe du banquier” ou bien encore ce plat on ne peut plus classique est nommé le “Pilaf de l’épicerie” à Kastamonu). Les exégètes et autres ayatollahs du respect absolu des règles culinaires risquent quelque peu de rester sur leur faim, car certains plats iconiques sont tout bonnement absents, mais c’est un peu le principe de ce livre que de nous surprendre et de nous mener en territoire inconnu, voire inattendu.



L’autre grande qualité du livre, c'est son orientation très littéraire, à la fois dans le style et la narration, mais également dans son approche de chaque région visitée. L’auteure apporte beaucoup d’éléments historiques et livresques tout au long de ses visites, n’hésitant pas à convoquer les plus belles pages de la littérature, notamment à Odessa ou à Istanbul. Les rencontres, les paysages, l’ambiance, les odeurs et les saveurs, tout est joliment décrit, mais avec simplicité et sans artifice. C’est un livre authentique, plein de délicieux parti pris et d’angles inattendus. Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage comme dirait l’autre…. oui, mais alors de l’autre côté du Bosphore cette fois.

samedi 6 mars 2021

Gnomon (T2), de Nick Harkaway : Le puzzle dont vous êtes le héros

 

Scindé en deux volumes pour les besoins de l’édition française, Gnomon n’est pas exactement un roman classique, mais plutôt un puzzle dont vous êtes le héros option casse-tête, dans le sens où le lecteur est sommé de reconstruire au fil de sa lecture l’énigme que constitue cette étrange méta-fiction. Sauf que cette fois les dés ne vous seront d’aucun secours, il faudra faire confiance à votre matière grise pour vous sortir d'affaire, mais si vous avez déjà lu le premier tome, vous savez forcément à quoi vous en tenir. 



A la fin du premier tome de Gnomon, Nick Harkaway nous avait laissés dans l’incompréhension la plus totale, bien malin celui qui pouvait se targuer d’avoir saisi la finalité de cette fascinante architecture livresque, même si l’auteur laissait en partie entrevoir la nature de son propos. Largué au beau milieu d’un no-man’s land logique où plus rien n’avait de sens, le lecteur attendait avec une impatience non feinte, voire même un certain agacement, la résolution du casse-tête. Rassurez-vous, le roman livre toutes ses clés dans les cent dernières pages, mais inutile de foncer immédiatement en fin de volume, vous risqueriez de passer à côté d’une grande partie de l’intérêt de Gnomon. 



Tout au long de cette seconde partie du roman, Nick Harkaway brouille les pistes en permanence et joue avec son lecteur, qui ne sait jamais exactement si le récit se déroule dans la réalité, dans le présent ou le futur, dans un jeu vidéo ou bien dans les souvenirs truqués de Diana Hunter. D’ailleurs Diana existe-t-elle vraiment ? Le Système n’est-il qu’une vaste simulation informatique dans laquelle évoluent les personnalités virtuelles déjà mortes ? Les personnalités dont on explore les souvenirs sont-elles en réalité des entités intelligentes autonomes, des firewalls d’un nouveau type ou bien tout simplement des chevaux de Troie destinés à prendre le contrôle du Système ? Telles sont les questions qui titillent en permanence le lecteur.



L’auteur distille tout au long de son récit de nombreux indices, mais qui ne font pas toujours sens à la première lecture. Au fil du texte, le lecteur échafaude des hypothèses, se retrouve parfois acculé dans une impasse intellectuelle et se demande si tout ceci n’est pas plutôt une méta-friction un tantinet tirée par les cheveux. Il y a quelque chose de la narration interactive dans l’écriture de ce roman, dans lequel l’auteur n’est plus le seul à produire du contenu, le lecteur est partie prenante dans la narration et doit reconstruire brique par brique le récit. Les interstices sémiotiques chers à Umberto Eco, ceux-là mêmes censés favoriser l’interprétation et l’appropriation du lecteur, sont ici à leur paroxysme. D’autant plus que l’auteur use d’énormément d’éléments symboliques et oniriques, qui enrichissent le récit, mais le rendent également parfois un brin abscons sans quelques petites recherches complémentaires. C’est sans doute la raison pour laquelle l’histoire est si difficile à suivre pour tous ceux qui ont l’habitude de se laisser porter par des constructions narratives plus linéaires, moi le premier. Avouons que tout ceci est loin d’être de tout repos et le défi laissera sans doute quelques lecteurs sur le carreau. 



En revanche, les plus tenaces auront le plaisir de découvrir des passages d’une fulgurance remarquable et un discours brillant, ultra-référencé, qui entre parfaitement en résonance avec son époque. C’est sans doute dans cette dimension critique qu’auteur et lecteur trouveront une zone de rencontre et de coopération textuelle, un territoire commun qui désormais fera sens.



lundi 1 mars 2021

Fantasy non calibrée : Un long voyage, de Claire Duvivier

 

Certains lecteurs ou lectrices de ce blog auront certainement remarqué que si je renoue de temps à autre avec la SF, ma dernière lecture de fantasy remonte aux calendes grecques, sauf à vouloir classer impérativement le Cycle des Contrées de Jacques Abeille dans cette catégorie. Ce qui se discute. C’est un genre que j’ai pourtant abondamment exploré dans ma jeunesse et je reste aujourd’hui encore un inconditionnel de Tolkien, ainsi qu’un admirateur patenté du travail de Jean-Philippe Jaworsky ou de Guy Gavriel Kay… Sincèrement, je n’ai absolument rien à reprocher à Robert Jordan, David Eddings ou bien encore George Martin, que j’ai lus et appréciés en leur temps. Oui mais voilà, malgré la découverte de quelques pépites inoubliables (Wastburg de Cédric Ferrand, Aquaforte de K.J. Bishop ou bien encore Gagner la Guerre de J.P. Jaworsky), je peine à trouver des romans de fantasy qui correspondent à mes goûts d’aujourd’hui. Pour être parfaitement clair, je suis fatigué de lire des récits de héros sans peur et sans reproche destinés à sauver le monde du haut de leurs 17 ans, j’en ai par dessus la tête des prophéties venues des âges anciens et obscurs, des cartes du monde dessinées en début de volume et du bestiaire hérité de Donjons & Dragons. Ras-le-bol ! Alors certes, je schématise et j’use de raccourcis sans doute impardonnables pour certains, mais vous aurez compris l’idée. Cet agacement n’a rien d’inédit, et Ursula K. Le Guin l’évoquait dans un court essai publié en 1986, La théorie de la fiction-panier (The carrier bag theory of fiction), dans lequel elle incitait les auteurs à s’affranchir des récits héroïques, où prédominent souvent la violence et le conflit, pour renouer avec des histoires plus proches du quotidien et dont les personnages seraient plus humains et moins stéréotypés. Le Guin nous rappelle évidemment qu’il y a aussi du merveilleux dans les choses simples et que façonner nos mythes exclusivement sur la violence et la conquête confine irrémédiablement au tragique (apocalypse, holocauste) et donc conduit intrinsèquement à notre propre fin. 

    C’est la raison pour laquelle la découverte du premier roman de Claire Duvivier, Un long voyage, m’a fait l’effet d’un bain de jouvence littéraire. Voilà enfin de la fantasy qui sort un peu de sa zone de confort et se débarrasse de son clinquant decorum. Adieu magie, trolls, elfes et autres archimages, adieu adolescents héroïques sauveurs du monde et place à un récit plus profond, empreint d’une grande nostalgie et de thèmes forts comme la tolérance, l’altérité ou bien encore le long passage du temps. 



    Un long voyage est l’histoire de Liesse, mais aussi celle d’une certaine Malvine Zélina de Félarésie, dont il raconte avec émotion et retenue la vie à la fois magnifique et tragique, puisqu’il fut durant de nombreuses son assistant le plus proche. Le destin de Liesse est dès son enfance marqué par une épreuve difficile. A la mort de son père, il est confié par sa mère, désormais incapable d’assurer la subsistance de tous ses enfants, aux responsables du comptoir commercial de Tanitamo , la plus grande cité de l’Archipel. En réalité, Liesse a été cédé comme esclave, mais cette pratique a quasiment disparu et le petit garçon est élevé avec bienveillance par ses tuteurs. Il mène ainsi une vie parfaitement paisible au sein de la délégation impériale. Liesse se rend utile dès qu’il en a l’occasion et apprend même à lire et à écrire, faisant office de secrétaire auprès de son tuteur. Liesse grandit, se fait des amis et connaît même ses premiers amours, mais il sent bien que sa position est frappée d’une certaine suspicion. Il n’a par exemple pas le droit de se rendre sur son île natale car il est devenu lui-même tabou pour son village et sa famille. Alors qu’il sort tout juste de l’adolescence, la comptoir impérial connaît d’importants changements en accueillant une nouvelle rectrice, la jeune mais prometteuse Malvine Zélina de Félérasie. Sous son administration, à la fois ferme et intelligente, l’Empire ouvre un second comptoir et une ville nouvelle sort de terre sous les yeux ébahis des autochtones, assurant aux îles de rester grâce au commerce maritime, un passage obligé sur l’itinéraire des principales routes commerciales. Mais ses talents d’administratrice et de diplomate destinent Malvine à d’autres fonctions, après quelques années dans les îles, elle est nommée gouverneur de Solmeri, la province la plus méridionale de l’Empire. Quant-à Liesse, de désillusions amoureuses en déchirements amicaux, il se sent de plus en plus étranger parmi son peuple, tiraillé entre ses origines insulaires et son désir de devenir un véritable sujet de l’Empire. Aussi lorsque son tuteur, Merle, renonce à quitter le comptoire de Tanitamo pour accompagner Malvine, Liesse propose de prendre sa place de secrétaire auprès de la gouverneure. Mais les choses sont moins simples qu’elles ne paraissent car la cité-état de Solmeri a l’esclavage en horreur depuis plusieurs siècles et la position de Liesse risque d’être délicate à justifier. 



Difficile de ne pas convoquer Ursula K. Le Guin à la lecture d’Un long voyage, en premier lieu parce que le début du roman n’est pas sans rappeler l’univers maritime de Terremer, mais surtout parce qu’il s’inscrit dans une démarche très similaire à celle de l’auteure américaine. Une littérature proche de ses personnages et de leur quotidien, moins épique et plus humaniste, mais qui n’oublie pas pour autant que ces derniers font partie d’un long processus historique. En réalité, la réussite du roman tient à la parfaite conjonction entre la petite histoire (celle des personnages) et la grande Histoire. La chute de l’Empire, que l’on voit poindre et dont on comprend les fins mécanismes du déclin, les subtils basculements dans les rapports sociaux, la délicate texture de la matière historique dont on saisit les grandes lignes de force et les points de cassure dans la seconde partie du roman, nettement plus politique. Tout cela est passionnant car Claire Duvivier s’intéresse moins à la grandeur du destin de ses personnages qu’à la portée de leurs gestes et à la puissance de leurs témoignages. Le choix du point de vue n’est pas non plus anodin, l’histoire de Malvine est racontée à travers les yeux de Liesse, un personnage d’une grande sensibilité, profondément humble et modeste, qui s’interroge sans cesse sur la place qu’il occupe. Ce prisme confère à leurs destins croisés une grande humanité, qui irrigue le récit du début jusqu’à son chapitre final. Malgré le caractère tragique de la seconde partie du roman, l’ensemble reste étonnamment positif. La chute de cette civilisation, que l’on pensait inaltérable, est suivie d’une lente et belle reconstruction, dont les fondements reposent sur une compréhension mutuelle, favorisant ainsi la cicatrisation des vieilles blessures. Des ruines naît un monde nouveau, plein de potentialités et d’espoir.



Alors que la plupart des romans de fantasy reposent sur des ressorts narratifs longuement éprouvés (parcours initiatique du héros, quêtes et batailles épiques), Un long voyage explore des voies largement inédites et prend le lecteur à contrepied, le tout dans une narration d’une fluidité exemplaire et d’une évidence qui force le respect. C’est un récit d’une grande délicatesse et d’une rare finesse, à la fois puissant et émouvant, mais surtout porteur de sens. Claire Duvivier y aborde des questions fondamentales et universelles, qui entrent en résonance avec les propres interrogations du lecteur dans un discours empreint de tolérance et de compréhension mutuelle, dépassant les clivages et les rancœurs. Pour un premier roman, c’est carrément un coup de maître.

jeudi 18 février 2021

SF next gen : Gnomon, de Nick (je suis le fils de John Le Carré) Harkaway

 

Techno Thriller, dystopie, cyberpunk…. dans Gnomon le lecteur ne sait plus trop dans quel registre il évolue, mais est-ce vraiment important tant l’auteur semble se jouer de toute tentative de classification et mélange allègrement les influences, les genres et les références (culturelles, sociologiques, politiques voire même métaphysiques). A la lecture de cet étrange et fascinant roman, une question ne cesse de tarauder le lecteur, mais où Nick Harkaway souhaite-t-il nous mener ? Eh bien il faudra prendre votre mal en patience car la réponse n’est pas dans le premier tome de Gnomon et une fois la dernière page tournée, le mystère reste entier. 



Dès l’entame du roman, Nick Harkaway semble déjà bien s’amuser aux dépens du lecteur en lui proposant une énigme sous forme de code crypté. L’auteur livre quelques indices dans son roman, mais en ce qui me concerne le mystère reste entier, pour le moment. Ce que l’on sait c’est que la traductrice a également traduit ce message codé, qu’il n’y a que sept chiffres (donc pas de 0.8.9) distribués sur sept lignes de code et qu’au début du roman, le chiffre 4 a une grande importance. Bon courage ! Il y a cependant de fortes chances pour que ceci ne soit qu’un jeu, un petit bonus pour amuser le lecteur un peu curieux, qui ne devrait pas avoir d’incidence sur la compréhension globale du roman. Mais venons-en au fait, de quoi parle Gnomon ? Il s’agit d’un récit hybride censé se dérouler vers le milieu du XXIIème siècle, dans une Angleterre profondément transformée par les technologies de l’information et de la communication, où la monarchie parlementaire a laissé place à une démocratie directe incitant les citoyens à participer activement et régulièrement à la vie de la cité. En réalité le régime est contrôlé par un puissant système informatique, le Témoin, qui surveille en permanence la population par l’intermédiaire des millions de caméras connectées à travers le réseau, des objets dits intelligents et autres implants cybernétiques greffés directement sur le cerveau de la populace. Mielikki Neith, une inspectrice au service du Témoin et pro-système, est chargée d’enquêter sur le décès d’une certaine Diana Hunter, écrivaine dissidente morte à la suite d’un interrogatoire (une perquisition mentale plutôt). Mais alors qu’elle est censée pouvoir accéder aux données psychiques de Diana Hunter, Mielikki s’aperçoit que ses pensées profondes lui sont inaccessibles. A la place, elle a accès à trois mémoires différentes, sans lien apparent, comme si la victime avait dressé un paravent afin de brouiller les pistes. Et si l’imaginaire était notre ultime liberté et donc la plus précieuse d’entre toutes ? Dans un système hautement surveillé, où tous vos faits et gestes sont analysés et disséqués, quand le Témoin en vient à contrôler tous les aspects de votre vie, à coloniser le moindre recoin de vos pensées, l’imaginaire devient le seul mode de résistance, le dernier rempart à ce viol de l’esprit que tout le monde semble avoir accepté dans ce XXIIème siècle inquiétant. Mais était-ce là le seul projet de Diana Hunter ou bien s’agit-il d’une énième fausse-piste pour brouiller les cartes et cacher des motifs plus vertigineux encore. Quels liens Diana entretenait-elle réellement avec le Témoin ?



 Le lecteur est donc invité à découvrir ces trois récits assez différents, celui d’un trader grec qui accumule les succès sur le marché des placements financiers à haut risque, mais qui se sent traqué par un requin (la bonne blague !), l’histoire d’une alchimiste ayant vécu à l’époque de Saint-Augustin à qui l’on demande de résoudre un meurtre bien mystérieux et enfin le succès tardif d’un vieux peintre éthiopien reconverti dans les nouvelles technologies et les jeux vidéo. Quel rapport ? Mystère. Mais rassurez-vous il en existe forcément un et le facétieux Nick Harkaway livre quelques indices dans l’avant-dernier chapitre de ce premier tome. Sans forcément tout expliciter, loin de là, l’auteur laisse apercevoir un motif, ou plutôt un schéma complexe qui permet au lecteur patient d’assembler les premières pièces du puzzle. Je dis “patient” car durant plus de 350 pages, vous aurez bien du mal à comprendre où Nick Harkaway souhaite vous entraîner, d’autant plus que le roman n’est pas très simple d’accès, bourré de références érudites, d’idées brillantes qui fusent à une vitesse folle et de réflexion profondes, il nécessite une concentration de tous les instants, sous peine de décrocher rapidement. Mais une fois les enjeux cernés, le lecteur est littéralement ferré et avale les pages fébrilement, dans le secret espoir de mettre fin à cet insoutenable suspense.  


On l’aura compris, Nick Harkaway prend son temps pour poser son ambiance ainsi que les enjeux de son récit, mais pour résoudre cette intrigue et connaître les subtiles motivations de Diana Hunter, il faudra se tourner vers le second tome de ce passionnant et prometteur roman, dont la sortie est prévue pour le 3 mars 2021. Nous saurons alors si Gnomon est le brillant chef-d’oeuvre qu’il laisse entrevoir… ou juste un pétard mouillé. Je vous laisse deviner dans quelle direction mon jugement se dirige.

jeudi 11 février 2021

La ruée vers Dune

 Plus de cinquante ans après sa parution initiale, Dune reste à ce jour  le plus grand succès de la littérature de science-fiction à travers le monde. En France il semblerait, mais les chiffres sont toujours à prendre avec des pincettes, que, toutes éditions confondues, il s’écoulerait encore chaque année environ 15 000 exemplaires de Dune. Un succès sur le long terme qui avait fait dire en son temps à Gérard Klein (créateur et directeur de la collection Ailleurs & Demain), que Dune n’était pas un best seller….. mais un “long seller”. Aussi curieux que cela puisse paraître, Dune est pourtant une œuvre dont le succès reste à ce jour purement littéraire. Malgré deux adaptations vidéoludiques plutôt réussies, mais plus toute jeunes, un long métrage réalisé en 1982 par David Lynch (mais qui fut un échec cuisant au box office) et une mini-série  pleine de bonnes intentions mais un peu cheap, c’est plus ou moins le néant côté grand public (même si le jeu de rôle est devenu culte, cela reste un épiphénomène). Alors que Starwars n’en finit plus de séduire depuis quarante ans de nouveaux publics, d’être décliné à toutes les sauces et d’inonder le marché de produits dérivés, Dune reste dans l’ombre de l’univers de Georges Lucas, dont il est pourtant l’une des inspirations évidentes. 2020 était donc censée marquer le retour de la vengeance du rouleau compresseur marketing avec la sortie de l’adaptation cinématographique de Denis Villeneuve alors même qu’en France, les éditions Robert Laffont fêtaient le cinquantenaire de la traduction (assurée à l’époque par l’excellent Michel Demuth). Tous les paramètres étaient réunis pour que l’univers de Dune s’impose enfin auprès du grand-public, avec tout ce que cela représente bien évidemment en matière de retombées commerciales. Autant dire que le report du film de Villeneuve en 2021 a sans doute contrarié nombre de projets et autres plans marketing minutieusement pensés. 



Du côté des éditeurs, les hostilités ont commencé au mois d’octobre 2020 avec la sortie de l’édition collector de Dune chez Robert Laffont. Un travail honnête et nécessaire, avec pour l’occasion une révision de la traduction (à ne pas confondre avec une nouvelle traduction) et un objet livre franchement enthousiasmant pour le prix (couverture cartonnée, reliure de qualité et première de couverture sobre et soignée). De quoi remplacer sans trop se poser de question votre vieille édition pocket fatiguée par de multiples relectures. (ERRATUM : j'avais rapporté ici de mauvaises informations concernant la version numérique, on me signale que désormais la version électronique est équivalente à la collector, avec révision de traduction et préfaces. Mille excuses à l'éditeur pour cette erreur). A noter qu'il existe également  depuis janvier une édition brochée avec une nouvelle couverture d’Aurélien Police, sans compter le toilettage de l’édition de poche, chez Pocket, qui bénéficie non pas de la révision de la traduction, mais d’une nouvelle couverture d’un orange vif pour le moins discutable, mais sans doute très repérable parmi les nouveautés. A noter que la dénomination “collector” de cette édition poche est plus que trompeuse puisqu’elle est en outre expurgée des préfaces de Denis Villeneuve et de Pierre Bordage. De quoi faire râler quelques lecteurs, moins perdus qu’hypothétiquement floués par la stratégie commerciale de Robert Laffont et de Pocket. Enfin, chacun trouvera sans doute son bonheur dans l’une ou l’autre de ces offres..



Ce n’est pas tout puisque l’on recense au cours de ces trois derniers mois la sortie de pas moins de quatre études sur Dune. Tous ces livres se valent-ils ? Sont-ils partiellement ou totalement redondants ? Apportent-ils beaucoup de grain à moudre aux vieux baroudeurs de la SF, qui connaissent déjà bien l'œuvre ? Telles sont les questions que l’on est en droit de se poser avant de passer à la caisse. Nous ferons cependant l’impasse sur l’ouvrage Les visions de Dune : dans les creux et les sillons d’Arrakis de Vivien Lejeune, non pas en raison de son contenu, que je n’ai qu’assez rapidement survolé en librairie, ni même de ses qualités, sur lesquelles je ne me prononcerai pas. Le sommaire ne semblait tout simplement pas correspondre à ce que je cherchais, son approche étant, il me semble, assez peu centrée sur l’aspect littéraire de l’oeuvre pour privilégier les questions liées aux adaptations cinématographiques (celle, avortée, de Jodorowski, puis celle de Lynch), télévisuelles (la mini-série) ou vidéoludiques. Une approche respectable, mais qui me passionne moins, d’autant plus que certaines de ces questions sont traitées dans un autre ouvrage, à savoir Dune, le Mook.



Ouvrage collectif dirigé par Lloyd Cherry et co-édité par l’Atalante et Leha, Dune, le Mook a fait parler de lui en raison de son financement participatif, qui n’a pas manqué d’intriguer le fandom, mais également en raison de son ambition affichée, tant sur plan du contenu que du contenant. Abordant l’oeuvre sous tous ses aspects, l’ouvrage est très richement illustré et  bénéficie d’une attention jusque dans ses moindres détails (iconographie, choix du papier, mise en page, reliure, format, petit marque-page cadeau….). C’est indiscutablement un bel objet, qui s’adresse aux fans purs et durs et parvient sans trop de mal à séduire grâce notamment aux illustrations très réussies d’Adrien Police.  A noter que si vous avez le loisir de consulter ce mook et que la reliure vous paraît décollée, c’est parfaitement normal, il s’agit d’un choix de l’éditeur pour faciliter la lecture à plat du document (c’est ce qu’on appelle une reliure suisse). 



Bon très bien, mais le contenu est-il à la hauteur de l’emballage ? Tout d’abord l’ouvrage est indiscutablement très complet et convoque une belle brochette de spécialistes (journalistes, auteurs, universitaires, scientifiques…), mais en contrepartie la plupart des articles sont assez courts (une double page, sauf exception) et l’on reste parfois un peu sur sa faim. L’essentiel néanmoins y est, à défaut d’être très approfondi. C’est sans doute là le plus gros défaut de ce mook, à vouloir être trop exhaustif il finit par faire parfois du saupoudrage.  Il faudra alors aller lorgner du côté d’autres ouvrages de référence pour trouver un complément d’information, notamment pour la partie scientifique, qui fait du teasing avec des versions courtes d’articles publiés dans un autre ouvrage en version longue (cf. Roland Lehoucq. Le bélial). Un concept qui laisse légèrement dubitatif. On regrettera également la lisibilité pas toujours exemplaire de certains articles, liée au choix de l’encre et à la mise en page (texte couleur bronze sur fond crème, on a vu mieux en matière de contraste), ainsi que la qualité du papier, qui me paraît un peu fragile ; mais bon, sans doute était-ce une nécessité pour que ce mook garde un poids raisonnable.  Au rayon des contributions appréciées, j’avoue avoir lu avec grand intérêt les articles traitant de la genèse du roman de Frank Herbert, ainsi que les contributions consacrées aux personnages principaux de l’univers de Dune. Mention particulière à la participation de Catherine Dufour au sujet de Bene Gesserit et du féminisme, ainsi que dans la partie ciné, à l’article consacré au travail des scénaristes et au difficile passage du livre à l’écran. Pour ceux qui n’ont jamais vu le documentaire Jodorowsky’s Dune de Frank Pavich, l’article sur l’adaptation avortée du roman par le très fantasque Alejandro Jodorowsky est sans doute une pièce de choix.  Ne voulant pas trop déflorer le sujet, je n’ai pour ma part rien lu concernant l’adaptation ciné de Denis Villeneuve, auquel le mook consacre une bonne dizaine de pages, si ce n’est davantage. Mais les curieux en auront sans doute pour leur argent. 




Les fans restés sur leur faim à la lecture du contenu scientifique de ce mook, se tourneront donc vers un autre ouvrage pour satisfaire leur curiosité et leur soif de connaissance, à savoir le livre dirigé par Roland Lehoucq et publié dans la collection parallaxe du Bélial, Dune : exploration scientifique et culturelle d’une planète univers. Ce livre fait évidemment la part belle aux sciences dures, mais n’oublie pas pour autant le rôle capital des sciences sociales et de la philosophie dans la réflexion de Frank Herbert, les réfractaires aux disciplines aussi exigeantes que sont l'astrophysique, la thermodynamique ou bien encore la géologie y trouveront donc également de quoi se sustenter. Il faut dire que Roland Lehoucq a su parfaitement s’entourer par des spécialistes, qui font très largement la preuve de leurs compétences et de leurs qualités de vulgarisateurs.  Difficile de recenser de manière exhaustive les quatorze articles au sommaire, mais l’ouvrage débute avec des contributions plutôt centrées sur les questions scientifiques et techniques (viabilité des planètes et des systèmes de l’imperium, questionnement au sujet du voyage spatial et de la capacité des navigateurs de la guilde à replier l’espace, écosystème d’Arrakis et chimie des vers géants, la difficile question de l’énergie et l’aspect technique des distilles). J’avoue avoir été particulièrement intéressé par l’article concernant les distilles tant je trouve l’invention de Frank Herbert absolument fascinante, mais c’est uniquement une question de centre d’intérêt. L’article de Roland Lehoucq (“Des plis dans l’espace temps”) est sans doute un peu moins novateur dans le sens où ces questions ont déjà été traitées par le passé, mais pour les novices c’est sans doute une pièce de choix et comme à son habitude, l’auteur se montre particulièrement clair et pédagogue. Mention spéciale à l’article de Vincent Bontems intitulé “Penser l’innovation sur Arrakis” ; si le le titre paraît un peu obscur, le contenu est en revanche brillamment exposé et traite des antagonismes technologiques et culturels qui traversent de part en part l’univers de Dune. La question du progrès est donc au coeur de la réflexion de Frank Herbert, qui dissocie fortement innovation et progrès et dont la pensée est profondément irriguée par les questionnements de son temps. C’est donc l’occasion de recontextualiser l’épineuse question du Jihad Butlérien (au regard de la réflexion du philosophe des techniques Gilbert Simondon) afin de lui donner toute la profondeur qu’elle mérite. C’est tout bonnement passionnant et montre à quel point ce thème est d’une grande modernité et toujours d’actualité.  



La seconde partie de l’ouvrage traite des questions culturelles et sociales soulevées par le roman de Frank Herbert. On y aborde en premier lieu des questions de linguistique (“Exotisme et force linguistique”) à travers le prisme des nombreux néologismes inventés par Herbert, mais également l’épineux débat des talents d’écriture de l’écrivain américain. Les choses sont parfaitement remises en perspective dans le sens où Frank Herbert prouve toute l’étendue de sa maîtrise de la l’écriture et de la narration. L’invention de ces néologismes ne peut être dissociée de la capacité de Frank Herbert (et de son traducteur) à leur donner du sens au sein d’une phrase et à les introduire avec une grande subtilité pour façonner son univers. Ces néologismes sont donc des vecteurs du sense of wonder, une porte d’entrée vers un imaginaire puissant qui se dévoile peu à peu au lecteur sans devoir faire preuve d’un didactisme pesant. Evidemment ce sense of wonder passe également par des emprunts linguistiques à d’autres langues (la plupart arabo-islamiques ou sémitiques) qui permettent de colorer et de teinter d’exotisme l’univers de Dune, tout en lui donnant du sens puisque ces héritages plus ou moins anciens rappellent les origines des peuples qui composent l’imperium. L’article se termine enfin par quelques précisions sur la “Voix”, mais s’avère en la matière un peu moins convaincant. La question du féminisme, ou plutôt de la figure féminine, n’a évidemment pas été oubliée et l’article de Carrie Lynn Evans (“Femmes du futur : genre, technologie et cyborg”) traite brillamment cette question, même si le propos dépasse largement le cadre de Dune. Pour ceux qui s’interrogent sur les questions religieuses, et notamment sur les influences, les emprunts et les hybridations qui font du roman un syncrétisme assez fascinant les différentes religions actuelles, l’article de de Fabrice Chemla (“Dieu, l’empereur et le reste”) est un passage obligé, l’auteur y explicite de nombreux termes parfois obscurs pour le lecteur (surtout lorsqu’il s’agit de néologismes religieux). On ne pourrait pas évoquer Dune sans aborder sérieusement le thème de la préscience, appréhendée en l’occurrence comme un paradoxe dans l’article de Frédéric Ferro (“Les futurs contingents : science et préscience dans Dune”) car il est clair que la notion de préscience soulève de graves problèmes à la fois logiques, philosophiques et même physiques (en matière d’espace-temps notamment). Honnêtement, il s’agit là d’un article assez vertigineux et complexe, mais qui permet de saisir à quel point Frank Herbert avait poussé loin sa réflexion sur le sujet pour donner cohérence à son univers.  Accessoirement, l’article permet également d’expliciter certaines réflexions de Paul dans le Messie de Dune et les choix qu’il effectue au sujet du sentier d’or, tout comme il éclaire les craintes qui sont celles de Leto II et qui le poussent notamment à fusionner avec les truites des sables pour devenir l’empereur-dieu tyrannique que l’on connaît. Il s’agit là, à mon sens, d’une contribution indispensable à la compréhension des lignes de force qui traversent de part à part l'œuvre de Frank Herbert.  Enfin, dans l’ultime et dernier article de cet ouvrage (“Dune : un mélange historique, politique et romanesque”), Christopher Robinson se propose d’analyser Dune comme une oeuvre politique en phase avec les courants et les lignes de fracture de son temps (comparaison entre le monopole de l’épice et celui du pétrole, influence de la beat generation sur le plan spirituel ou en matière d’expériences psychédéliques….). Le point le plus important à mon sens est que l’article met fin à l’idée selon laquelle Dune serait un roman manichéen illustrant la lutte du bien (Les Atréides) contre le mal (les Harkonnens), alors qu’une analyse plus fine démontre que le roman est un mélange d’idéologie et d’éthique qui reflète les conflits de son époque (guerre froide et McCarthysme). Une analyse fine de l’oeuvre montre par ailleurs que les Atréides ne sont en aucun cas des parangons de  vertu (cf. le portrait du grand père de Paul, l’inflexibilité de Leto on bien encore le comportement vengeur de Paul, qui peut dans certains cas se montrer d’une rare cruauté), le baron Harkonnen lui-même n’est pas aussi monolithique qu’on veut bien le croire. Logique dans un roman où le mal est surtout l’incarnation des nécessités politiques. 




Nous terminerons donc cette recension par le livre de Nicolas Allard, Dune : un chef-d’oeuvre de la science-fiction, publié chez Dunod. C’est une publication pour laquelle j’avais beaucoup d’attentes, trop sans doute, et je ne vous cache pas que j’ai été un peu déçu. J’attendais clairement un ouvrage analysant de fond en comble l’oeuvre sur un plan littéraire un peu poussé et soyons honnête je ne suis sans doute pas la cible de Nicolas Allard, qui a probablement voulu s’adresser à un public un peu moins familier de l’oeuvre de Frank Herbert. L’ouvrage ne démérite pas et certaines analyses sont intéressantes. Par exemple, les liens avec Starwars sont clairement démontrés, bien qu’à mon sens parfois un brin capillotractés, mais il me semble que l’auteur s’attarde sur cette question un peu longuement au détriment d’autres aspects de l’oeuvre.  La partie consacrée à la genèse de Dune est également bien documentée, même si les fans purs et durs n’y apprendront sans doute rien de bien nouveau. L’analyse des thèmes qui traversent le travail de Frank Herbert sur Dune est à mon sens la contribution la plus intéressante de Nicolas Allard, c’est une bonne synthèse des questionnements que soulève Herbert tout au long de son travail. La question écologique fait l’objet d’une analyse qui, il me semble, adopte un angle très juste dans le sens où Nicolas Allard cerne de manière assez fine  les lignes de fracture qui sont au coeur du roman et pointe très justement l’aspect extrêmement avangardiste de Frank Herbert sur le thème de l’écologie. Dans les années soixante, le respect de la planète, la nécessité de se montrer humble face à la nature, l’idée profonde que c’est à l’homme de s’adapter à la planète et non l’inverse…. tout cela n’avait encore rien d’une évidence. J’ai en revanche été nettement moins convaincu par le chapitre consacré au Jihad, qui passe un peu à côté de son sujet (cf. l’article de V. Bontems cité plus haut), même s’il soulève quelques points fondamentaux (notamment les questions liées à la Missionaria Protectiva et au statut de prophète - le parallèle avec La Boétie est franchement très pertinent). La partie consacrée au rôle des femmes dans l’oeuvre d’Herbert n’est pas dénuée d’intérêt, mais l’analyse me semble quelque peu légère et l’auteur reste souvent à la surface de la question. Il n’est pas inintéressant de choisir les personnages féminins les plus emblématiques du roman et de questionner leur rôle, mais l’on aurait aimé une analyse un peu plus poussée sur l’ordre du Bene Gesserit, sur la place des femmes dans l’univers de Dune et dans le discours de Frank Herbert, loin d’être toujours univoque. Le chapitre, consacré à la figure du héros, incarné par Paul, ne démérite pas non plus, mais très honnêtement ça respire un peu trop la paraphrase. Bref, ce livre de Nicolas Allard souffre des défauts de ses qualités, s’il se montre très pédagogique et simple d’accès, il ne satisfera pas les lecteurs qui connaissent déjà bien l’oeuvre de Frank Herbert et souhaiteraient une analyse profonde et poussée de l’univers de Dune. En l’état il me semble que c’est un livre qui propose un bon parcours pédagogique pour un enseignant qui souhaiterait étudier Dune avec une classe de lycée, plutôt qu’un ouvrage qui ouvrira des pistes nouvelles aux fans purs et durs, qui connaissent le cycle sur le bout des doigts. 



Au terme de cette recension, il paraît donc difficile de faire un choix unique et définitif. Tous ces ouvrages ont des qualités indéniables mais également quelques faiblesses. En fonction de vos attentes, il faudra vous orienter vers l’un ou l’autre de ces livres (voire plusieurs), mais l’ouvrage ultime sur Dune, à la fois critique et amoureux, n’existe probablement pas. En ce qui me concerne Dune, le mook et surtout l’ouvrage dirigé par Roland Lehoucq au Bélial, forment une association que je trouve très complémentaire ; mon côté fan est évidemment séduit par le mook, par la richesse de son iconographie et des thèmes qu’il aborde, mais sur le fond c’est bien l’ouvrage dirigé par Roland Lehoucq qui s’avère le plus riche et le plus intéressant pour le lecteur qui cherche à mieux comprendre les mécanismes profonds qui font la puissance et la qualité de l’oeuvre de Frank Herbert. 





lundi 8 février 2021

Polar de l'espace : Emissaires des morts, de Adam Troy Castro

 

En dehors d’une poignée de nouvelles traduites dans la revue électronique Angle mort, Adam Troy Castro reste en France un illustre inconnu. Pourtant, l’auteur américain s’est montré extrêmement productif au cours des vingt dernières années, publiant une vingtaine de romans et cinq recueils de nouvelles aux Etats-Unis, dans le domaine de la science-fiction et du fantastique. Pour quelles raisons un auteur aussi prolifique et récompensé par de multiples prix (Nebula, Hugo, Bram Stoker ou Philip K. Dick) n’avait jusqu’à présent jamais été traduit en France, grand mystère, mais toujours est-il que la collection Albin Michel Imaginaire a décidé de combler cette lacune en publiant le cycle d’Andrea Cort. Le premier volume, regroupant quatre nouvelles et un roman, est sorti en janvier 2020, le second volume devrait paraître, si tout va bien, au mois de juin. Comme l’explique l’éditeur Gilles Dumay dans sa petite note introductive, la collection aurait pu faire le choix de ne traduire que le roman Emissaires des morts (Prix Philip K. Dick), qui peut parfaitement se lire indépendamment, mais l’intérêt de cette série c’est qu’elle développe au fil des textes le personnage d’Andrea Cort, enrichissant son histoire personnelle, lui donnant ainsi toute la profondeur et la complexité nécessaire. C’est la raison pour laquelle l’éditeur a choisi de publier ces quatre excellentes nouvelles présentées dans l’ordre chronologique (“Avec du sang sur les mains”, “Une défense infaillible”, “Les lâches n’ont pas de secret” et “Démons invisibles”), qui permettent de mieux cerner les enjeux du roman. Bref, un excellent travail éditorial de la part de Gilles Dumay, ce dont personne ne doutait. 



Au premier abord, la série Andrea Cort pourrait apparaître comme un simple space opera puisqu’elle se déroule dans un univers où l’humanité a colonisé une partie de la galaxie, mais dans sa soif d’extension elle a trouvé sur son chemin d’autres civilisations avancées. La confédération Homosap comme elle se définit elle-même, a donc dû malgré ses nombreuses dissensions et ses conflits internes, présenter face à ces civilisations extraterrestres  sentientes (capables de réfléchir et de ressentir pour simplifier) un visage unique et une idéologie dominante, le système mercantile. Il ne faut guère faire d’effort pour comprendre que les mondes colonisés par les terriens l’ont été selon une logique purement capitaliste et dans l’objectif d’exploiter les ressources de ces mondes de la manière la plus efficiente possible sur le plan économique, à défaut de l’être sur le plan humain.  Les conditions de vie y sont la plupart du temps effroyables, même si l’auteur laisse entendre que certains mondes peuvent paraître plus accueillants, voire même frôler l’utopie. Pour coordonner sa politique extérieure et ses relations avec les autres civilisations extraterrestres intelligentes, pas toujours à même de se comprendre, l’humanité dispose d’un corps diplomatique destiné à gérer les conflits éventuels et à arrondir les angles lorsque la situation est en passe de dégénérer. Ce corps diplomatique est une administration quelque peu rigide, constituée d’ambassades disséminées sur des milliers de mondes pas toujours très accueillants et sources d’immanquables problèmes. Le facteur humain intervient quasiment systématiquement dans ces problématiques en apparence inextricables et c’est en général à ce moment crucial qu’intervient Andrea Cort, représentante du procureur général pour le compte du corps diplomatique. 



Traumatisée au cours de son enfance par une tragédie qui se déroula sur son monde natal, Andrea, privée de ses parents, purgea de nombreuses années en centre de détention pour mineur, convaincue par la justice d’avoir participé au massacre d’une autre espèce sentiente peuplant sa planète (alors qu’elle n’avait que huit ans). En raison de son intelligence exceptionnelle et de sa conduite irréprochable en détention, le Corps Diplomatique proposa à Andrea, désormais devenue adulte, de racheter sa peine. En échange de ses services à vie, elle est désormais autorisée à mener une vie quasiment normale et à exercer son métier de juriste à travers les différents mondes habités. Cet enrôlement forcé, conjugué à de nombreuses années de réclusion, ont fait d’Andrea un être profondément misanthrope, solitaire et peu enclin à susciter la sympathie. D’une froideur quasiment pathologique, Andrea repousse toute forme de relation de proximité, elle mange seule, dort seule et on ne lui connaît pas d’amis. Même la compassion légèrement affectée de son supérieur hiérarchique l’insupporte au plus haut point. La contrepartie de ce caractère en apparence associal, c’est qu’Andrea est une professionnelle hors-pair, une bête de travail à l’intelligence acérée et au sens de l’observation redoutable. Rien ne lui échappe, aucune contradiction, aucun détail ne se dérobent à son analyse et à la rigueur de ses enquêtes  Une fois ferrée, sa proie à peu de chance de lui échapper. La question qui se pose néanmoins concernant Andrea, c’est de déterminer dans quelle mesure une jeune femme aussi peu en phase avec ses semblables, aussi critique vis à vis du système et de ses nombreux travers, est capable de comprendre aussi finement et aussi intelligemment les relations humaines…. mais également les réactions et les problématiques de communication liées aux relations avec des espèces extraterrestres. C’est certainement l’une des grandes forces du personnage, mais aussi toute l’intelligence de ceux qui l’emploient, d’avoir compris que cette singularité, cette capacité à réfléchir en dehors de toute convention et à refuser d’intégrer le système étaient la clé de la réussite d’Andrea dans les missions qu’on lui confie. 



Difficile de résumer à la fois les quatre nouvelles du recueil ainsi que le roman sans tomber dans le travers de l’inventaire ou de la nomenclature, peut-être aurait-il fallu écrire deux critiques séparées pour ne pas faire trop long. Toujours est-il que les textes mettant en scène Andrea Cort répondent souvent au même schéma narratif, qui peut paraître légèrement répétitif, mais seulement en surface (après tout, c’est propre aux séries policières également, personne n’ira reprocher à Colombo de reposer épisode après épisode sur la même structure). La question de l’altérité est l’un des thèmes centraux de la série, si ce n’est le principal, les enquêtes de Maître Cort auraient évidemment beaucoup moins d’intérêt si elles ne mettaient en scène que des humains. Ce qui titille l’imagination c’est évidemment la rencontre avec des civilisations extraterrestres, avec d’autres cultures et d’autres manières de penser. Certains espèces sont plus ou moins anthropomorphes dans leurs réactions et dans leurs relations avec les humains, mais d’autres sont au contraire beaucoup plus originales comme celle à laquelle Andrea a affaire au cours de sa première mission (“Avec du sang sur les mains”), civilisation extrêmement avancée sur le plan technologique, mais pour qui la notion de violence est parfaitement étrangère (donc espèce littéralement fascinée par les humains, dont le comportement est propice à tous les débordements). Plus étonnant encore, dans “Démons invisibles”, Andrea se rend sur la planète des Catarkhiens, une espèce considérée comme sentiente, mais avec laquelle personne n’a jamais réussi à communiquer. Incapables de voir ou d’entendre, parfaitement étrangers à toute forme de douleur, les Catarkhiens ne peuvent avoir d’interactions qu’avec les membres de leur espèce et paraissent isolés de toute forme de communication extérieure. Hors, l’un des membres de la mission diplomatique envoyée sur cette planète a littéralement massacré et démembré l’un de ces extraterrestres, avec une cruauté et une férocité peu communes. Comment juger un crime dont les autochtones semblent eux-mêmes parfaitement inconscients, sur quels critères condamner le meurtrier ? Tel est le défi qu’Andrea devra relever. Les confrontations avec ces nombreuses civilisations E.T. sont l’occasion de mettre les hommes en face de leurs propres atrocités, de leurs nombreux errements et autres contradictions. Au fond, ce qu’Adam Troy Castro interroge, c’est notre propre humanité, ce qui fait de nous des êtres humains et si cette notion d’humanité est si méritante qu’on veut bien le clamer à la face de l’univers. Cette profonde critique est portée par Andrea, qui se considère elle-même comme un monstre, de par son comportement lors du massacre des Bocaïens (sa planète d’origine), mais également par le regard qu’elle porte sur le personnage froid et peu sociable qu’elle est devenue. Andrea n’aime pas ses semblables parce qu’elle-même se fait horreur et que sa propre monstruosité (un enfant qui tue est un monstre) fait écho à celle des hommes. Il faudra attendre le roman Émissaires des morts pour que ce regard évolue et qu’un autre thème important, et déjà abordé dans la nouvelle “Les lâches n’ont pas de secret”, fasse surface, celui du libre-arbitre. Dans ce récit, Andrea doit se rendre sur la planète particulièrement inhospitalière, où un humain a commis un crime à l’encontre de l’espèce autochtone. Condamné à une lente agonie par étouffement, le suspect suggère à Andrea d’étudier une spécificité du droit local, qui consiste à libérer le coupable en échange d’une soumission totale de son cerveau. Il échappe donc à la mort, mais ne pourra plus jamais exercer son libre arbitre. Évidemment, ce que craint Andrea, c’est qu’un tel jugement puisse établir un cas de jurisprudence.



On retrouve cette question du libre-arbitre au cœur de Émissaires des morts, dans ce roman la première chose qui surprend, c’est qu’Adam Troy Castro change de style de narration pour employer la première personne du singulier. C’est donc directement à travers les yeux d’Andrea que l’on découvre cette nouvelle enquête, construite sur le même schéma que les précédentes (un crime à résoudre en territoire hostile, avec pour mission impérative de ne froisser ni les uns ni les autres, une enquête minutieuse et une résolution finale pleine de panache et d’intelligence). Les références sont ici aussi multiples, on pense évidemment au bureau des sabotages de Frank Herbert, mais également à Un cas de conscience de James Blish ou bien encore à Jack Vance pour l’action et le sense of wonder. Cette fois Andrea est envoyée sur un monde artificiel créé et géré par les IA Sources. Sur Un un un, les IA ont créé plusieurs espèces vivantes par génie génétique, l’une d’entre elles, les Brachiens, vit littéralement suspendue à des frondaisons immenses au-dessus du vide. Ces êtres intelligents et capables de parler le langage standard, sont d’une lenteur remarquable et passent une grande partie de leur vie à se déplacer et à se nourrir des fruits étranges et un peu insipides qui poussent dans leur environnement (on a vu mieux comme jardin d’Eden). Sur Un, un, un, seule une délégation d’humains a été admise à titre expérimental, mais deux meurtres ont eu lieu au sein de la mission diplomatique. Andrea doit impérativement résoudre cette affaire sans compromettre les relations avec les IA Sources. Comme dans les nouvelles précédentes, Adam Troy Castro brasse ses thématiques favorites, comme l’altérité, l’origine du mal ou bien encore la notion de libre arbitre, mais l’auteur pousse un cran plus loin sa réflexion, attribuant un rôle plus important à ces fameuses intelligences artificielles, jusqu’à présent restées un peu en retrait, mais pourtant fondamentalement impliquées dans le système mercantile. Ces IA en réalité omniprésentes, voire omnipotentes, laissent entrevoir la nouvelle direction que semble emprunter la série Andrea Cort, mais elles ne sont pas sans rappeler le programme conscience de Frank Herbert et ses IA jouant les divinités créatrices…. et manipulatrices. 



Remarquablement écrite et construite, la série Andrea Cort est une lecture plus que recommandable. C’est à la fois extrêmement divertissant, intelligent, bourré de références et de réflexions passionnantes propres à la SF. Le systématisme employé par l’auteur en matière de narration ne me paraît pas gênant, tant il est servi par un propos d’une rare finesse et d’une belle inventivité, qui sait par ailleurs rester toujours parfaitement accessible. De la SF comme on aimerait en lire plus souvent, chapeau bas !

mercredi 3 février 2021

SF next gen : Trop semblable à l'éclair, d'Ada Palmer

 

A quoi ressemblera le monde dans 1000 ou 2000 ans, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la plupart des romans de SF se déroulent dans un futur relativement proche, parfois indéterminé mais rarement très éloigné de notre présent. Evidemment, il existe de nombreuses exceptions, dont Dune qui se déroule plus de 10 000 ans après notre ère, ou Fondation (22 000 ans). L’une des difficultés à s’éloigner ainsi de notre présent, c’est de perdre ce qui fait la spécificité du discours de la science-fiction, à savoir interroger le futur pour mieux comprendre et interpréter notre propre époque. Alors, il existe une alternative qui s’affranchit de cet écueil et qui consiste à écrire un roman postapocalyptique. D’ailleurs, si l’on observe l’évolution actuelle de nos sociétés, c’est peu ou prou ce qui nous pend au nez. Mais sans aller vers cet extrême, imaginer ce que deviendra l’humanité dans ne serait-ce que 500 ans n’a rien d’une évidence tant nos sociétés modernes paraissent instables et en perpétuelle mutation. Certains auteurs de SF, comme Vernor Vinge, ont même mis en avant le concept de Singularité. A savoir qu’au-delà d’un certain niveau technologique, les évolutions, notamment en matière d’intelligence artificielle, sont impossibles à déterminer car bien trop imprévisibles et rapides, celles-ci s’auto-alimentant sans même avoir désormais besoin du concours de l’homme. On laissera à Vernor Vinge la paternité et la responsabilité d’une idée pas forcément partagée par ses confrères scientifiques, mais elle donne un aperçu de la difficulté qu’il peut y avoir à appréhender un futur très éloigné. Cette difficulté ne semble pas avoir le moins du monde inquiété Ada Palmer, qui dans Trop semblable à l’éclair, son premier roman, imagine l’évolution sociale et technologique de l’Humanité dans un peu moins de 500 ans. Camarades, accrochez-vous bien car dans le premier volume d’une série (Terra Ignota) qui devrait en comporter quatre autres, Ada Palmer ne ménage pas son lecteur tout au long des 650 pages de cet impressionnant récit. A noter que les deux premiers tomes du cycle forment un diptyque qu’il est préférable de lire successivement, d’une part parce qu’à la fin de Trop semblable à l’éclair vous ne serez arrivé qu’à la moitié de cette histoire, d’autre part parce que cet univers est incroyablement complexe et nécessite beaucoup d’efforts et de concentration pour en saisir toutes les subtilités ; il serait dommage d’avoir oublié trop d’éléments de compréhension entre vos deux lectures. 



Nous sommes en 2454 et après de multiples conflits, qui ont failli signer son anéantissement, la Terre s’est radicalement transformée. Grâce à l’invention de la voiture volante, chaque point du globe est devenu accessible en moins de deux heures de vol. Ce rapport au temps et aux distances a ainsi radicalement modifié notre organisation sociale. Les Etats-nations se sont progressivement effacés au profit d’une vie collective non plus fondée sur la nationalité des individus, mais sur leurs goûts, leurs orientations politiques ou idéologiques. Dix milliards d’êtres humains  se divisent désormais en sept grandes “Ruches” aux idéaux bien distincts  (les très stricts Maçons, les bienveillants Cousins, les Utopistes tournés vers les étoiles, les Humanistes avides de dépassement de soi, les plus cérébraux Gordiens ou bien encore les très terre à terre Européens et Mitsubishi), la cellule familiale traditionnelle a explosé au profit des bashs, ces communautés où les gens se regroupent par affinités pour élever leurs enfants, et la religion a fait l’objet d’une prohibition presque totale, renvoyée à sa dimension personnelle ; il est ainsi strictement interdit de parler de religion à plus de deux personnes. C’est la raison pour laquelle existent des Sensayers, sorte de confesseurs privés à mi-chemin entre le prêtre et le psychanalyste. Chaque individu est également relié à un réseau de traceurs, ces petits appareils personnels chargés de faciliter les communications et d’indiquer en temps réel la position de tout un chacun. La question du genre a bien évidemment également évolué, pas question de désigner un être humain par son sexe, d’autant plus que certains prennent un malin plaisir à brouiller les pistes par leur accoutrement ou parfois même par des évolutions physiques (génétiques ou chirurgicales). Au lecteur de déterminer si le personnage est un homme ou une femme, quitte à se rendre compte deux cents pages plus loin qu’il s’était littéralement fourvoyé, ou bien à s’en affranchir (ce que personnellement j’ai fini par faire). Mais nous reviendrons un peu plus loin sur cette question. Dernier point et pas des moindres pour comprendre le mode de pensée de nos futurs descendants, la philosophie des lumières semble avoir imprégné très profondément une société qui se veut utopique et éclairée. Ne vous étonnez donc pas de croiser régulièrement dans les dialogues, des références explicites ou implicites à Rousseau, Voltaire ou bien encore Diderot (bon, et à Sade lors d’un chapitre d’anthologie). 



L’ensemble est donc à la fois riche et complexe à appréhender, Ada Palmer s’adressant directement à l’intellect du lecteur plutôt qu’à son ressenti ou à ses émotions. Il vaut mieux donc avoir de solides références dans le domaine des humanités pour saisir toutes les implications des références que l’auteure dissémine tout au long de son roman. Consciente de la difficulté que cela peut représenter, Ada Palmer ne réussit pas toujours à éviter l’écueil du didactisme et il n’est pas rare qu’elle cède à quelques explications un peu pesantes, qui alourdissent indiscutablement son récit. Arrivé à ce stade du texte, vous vous dites tout de même que vous n’en savez pas beaucoup plus sur le scénario de Trop semblable à l’éclair…. et vous aurez raison. Mais c’est à l’image de ce roman, qui met beaucoup de temps à progresser dans son intrigue ; sur les 650 pages du texte, je dirais que les 300 premières servent à l’exposition de l’univers. En poussant la logique un peu plus loin, on pourrait même affirmer que le roman est dans son intégralité un volume d’exposition. D’où son côté un peu frustrant. 



Mais venons-en au fait. Le récit est raconté par un certain Mycroft Canner, individu que l’on sait rapidement peu recommandable car condamné à une peine de “Servant”. Une sorte de liberté conditionnelle qui l’oblige en contrepartie à remplir des missions d’intérêt général, du ramassage des ordures à la corvée de chiottes, rien ne lui est épargné. Sauf que Mycroft, dont on sait assez peu de choses, a l’oreille des puissants. Tout au long de son récit, il ne cesse de croiser les Grands de ce monde. Les dirigeants des Ruches font régulièrement appel à ses services et Mycroft dispense volontiers ses conseils, avec un mélange de servitude affectée et de roublardise. Cet homme cache des choses, c’est une évidence. Donc Mycroft, est au service de l’un des bashs les plus puissants de la planète, puisqu’il a la charge du réseau de voitures volantes. A priori au-dessus de tout soupçon, le bash Saneer-Weeksbooth est mêlé, à l’insue de son plein gré, à une sombre histoire de vol et doit faire face par ailleurs à une série d’accidents de voitures volantes, un événement extrêmement rare… et donc très perturbant. Mais quel est exactement l’objet du délit. A priori rien qui puisse changer la face du monde, un simple article publié par l’un des plus puissants journaux de la planète (associé à la Ruche Mitsubishi), contenant la liste des sept-dix. En gros la liste des dirigeants les plus puissants du monde. Chaque journal publie annuellement une liste similaire et le palmarès détermine quelles seront à l’avenir les Ruches les plus attractives et donc à terme les plus puissantes puisqu’elles attireront en conséquence des citoyens toujours plus nombreux. De quoi faire basculer l’équilibre du monde. Pour résumer, cette liste fait la pluie et le beau temps en matière de politique internationale. Mais ce n’est pas terminé car ce petit coquinou de Mycroft cache un secret bien plus considérable, il est en effet le protecteur d’un garçon d’à peine 13 ans, capable de réaliser de véritables miracles (oui, comme changer l’eau en vin et multiplier les petits pains). Une véritable petite bombe dans une société où, rappelons-le, toute forme de religion a définitivement été bannie de la sphère publique. Plusieurs pistes s’ouvrent donc dès l’entame du roman. Le vol de la liste des sept-dix et les accidents de voiture volante sont-ils liés ? Qui a donc pu commettre un tel crime ? Pour quelles raisons ? Qui est donc ce jeune prodige aux pouvoirs mystérieux et dans quelle mesure peut-il renverser l’ordre établi ? Et enfin, question subsidiaire mais néanmoins essenteille : putain mais qui c’est ce Mycroft bordel ?



Inutile de tourner autour du pot, le roman d’Ada Palmer est dense, très dense même et assez peu facile d’accès. En revanche il est d’une richesse assez folle et d’une inventivité qui force le respect. On ne peut qu’admirer la capacité de l’auteure à imaginer un univers aussi riche, aussi complexe et pourtant parfaitement cohérent. La contrepartie c’est que vous allez en baver pendant une centaine de pages (voire davantage) et parfois ne pas tout comprendre. Mais progressivement l’univers se met en place et fait sens, à un moment ou à un autre. Je vous cacherai pas que le roman contient quelques longueurs et des dialogues parfois un peu nébuleux, mais bien moins qu’on aurait pu le croire car la narration reste relativement dynamique et plutôt inventive (mêlant des phases dialoguées à la manière du théâtre, des phases de narration plus classiques, des apartés du narrateur avec son lecteur ou même des extraits de rapport ou de compte-rendu). En revanche, quelques détails demeurent agaçants comme cette confusion que la narration entretient au sujet du sexe des personnages, dont on ne sait jamais s’ils sont des hommes ou des femmes. Lors des dialogues, les personnages ne sont pas genrés et l’auteure emploie le pronom personnel “on” (pour il ou elle) ou “ons” (pour ils ou elles), Mycroft en revanche emploie des pronoms genrés, mais nous oriente régulièrement  sur des fausses pistes (pas vraiment fiable le gars). Ce n’est que parfois 200 pages plus loin dans le récit que l’on se rend compte que le personnage dont on croyait qu’il s’agissait d’un homme, est en réalité une femme. Ce n’est pas tant qu’il est perturbant de ne pas connaître exactement le sexe des personnages, à la rigueur on s’en fout un peu, mais à la lecture, l’emploi du “on” oblige parfois le lecteur à relire deux fois la même phrase pour savoir exactement de quel personnage l’auteur parle. C’est pénible car cela nuit un peu à la fluidité de la lecture, mais ceci dit, on finit par s’y habituer. Chapeau bas tout de même à la traductrice Michelle Charrier, qui a certainement dû beaucoup transpirer sur cette traduction. Autre élément un peu poussif, la multiplicité des personnages et des titres/fonctions (souvent nébuleux) n’aide pas à structurer l’histoire, il faut un certain temps avant de repérer qui est qui, qui fait quoi, qui appartient à quelle faction…… prise de tête garantie avant que la lumière n’éclaire le lecteur. 



Bon, mais au final, c’est bien ou pas Terra Ignota ? Alors à l’issue de ce premier tome il est assez difficile de répondre précisément car ce premier volume ne contient que la moitié de l’histoire de Mycroft Canner. Il n’en demeure pas moins que l’univers d’Ada Palmer est assez fascinant,  l’auteure fait preuve d’un talent indéniable dans l’architecture de son récit en plus de faire étalage de son immense culture et , malgré quelques défauts de narration et un style parfois un peu lourd, l’ensemble reste brillant et passionnant.

jeudi 21 janvier 2021

Space Op zen : Quitter les monts d'automne, d'Emilie Querbalec

 

Ceux qui lisent régulièrement ce blog ne savent sans doute pas à quel point la SF a constitué durant des années l’essentiel de mes lectures (oui, bon, mis à part ceux qui me connaissent personnellement). C’est en grande partie volontaire puisqu’il s’agissait de partager ici mes quelques respirations et incursions en dehors du genre. Et puis au gré du temps, mes lectures SF se sont espacées et raréfiées pour se réduire à peau de chagrin ces deux dernières années. Loin de moi l’idée de m’épancher ou d’analyser en profondeur les raisons qui m’ont éloigné du genre, bien que la lassitude et le sentiment d’avoir fait quelque peu le tour de la question n’y soient sans doute pas étrangers, mais il faut bien avouer que je n’y trouvais plus l’émerveillement ni la stimulation intellectuelle des débuts. Par ailleurs, la SF a au cours des dix dernières années connu une crise identitaire sans précédent, ses ventes s’effritant au profit d’autres genres plus porteurs comme la fantasy, détournant les investissements d’éditeurs désormais un peu frileux à l’idée de traduire un titre dont les perspectives de rentabilité restent nébuleuses (en SF, la situation est telle qu’à 1500 exemplaires on est à l’équilibre, à 3000 exemplaires on considère que c’est une bonne vente et à 7000 exemplaires on fait péter le champagne). Il y a d’ailleurs des signes qui ne trompent pas, comme la fermeture de gros sites web consacrés au genre (suivez mon regard les Grands Anciens), le départ à la retraite (voulu ou contraint, allez savoir) d’un éditeur aussi charismatique que Gérard Klein, la mise en sommeil de la prestigieuse collection Ailleurs & Demain chez Robert Laffont, la réduction du rayon SF dans la plupart des librairies (les nouveautés étant noyées parmi la pléthore de titres de fantasy inondant les étals)..... 
 
La situation paraissait crépusculaire, même si en pleine tempête la plupart des éditeurs ont résisté grâce à des stratégies diverses et variées, mais souvent intelligemment menées. Et à ce jeu là, ce ne sont pas toujours les plus petits qui boivent la tasse (cf. les éditions du Bélial, toujours debout et toujours aussi dynamiques). Et puis il y eut ce petit coup de tonnerre qui ébranla le fandom, à savoir le départ de Gilles Dumay, alors directeur de l’excellente collection Lunes d’encre chez Denoël (autre phare dans la tempête). Mais la mauvaise nouvelle n’en était pas tout à fait une, puisque joie du mercato et des transferts de fin de saison c’était pour la bonne cause, à savoir la création et le lancement avec fracas d’une nouvelle collection chez Albin Michel consacrée aux littérature de l’imaginaire (AMI pour les intimes). Et le moins qu’on puisse dire c’est que ces gens là ne font pas les choses à moitié, Albin Michel Imaginaire frappe donc un grand coup pour son lancement avec la traduction d’une arlésienne : Anathem de Neal Stephenson. Il faut dire que les fans du bonhomme n'avaient pas eu grand chose à se mettre sous la dent depuis la publication du Cryptonomicon (si l’on excepte la sortie chez Sonatine en deux tomes de son roman Les deux mondes). Autant dire que l’annonce de la traduction française d’Anathem a fait l’effet d’une petite bombe, même si d’aucuns firent remarquer que la traduction de The Baroque Cycle (3000 pages en VO tout de même) aurait eu encore plus de gueule (oui, y en a toujours pour râler). Même Anathem a dû être découpé en deux tomes et il est probable que l’éditeur misait sans doute sur l’effet d’annonce pour rentrer dans ses frais. Auteur prestigieux, énorme attente de la part du noyau dur des fans (à la louche 1500 lecteurs), une première tentative de traduction abandonnée chez Bragelonne…. Anathem (Anatèm pour le titre français) réunissait beaucoup de paramètres pour faire, comme on dit trivialement, “un gros coup médiatique”.... à défaut d’être un gros coup sur le plan des ventes (aux dernières nouvelles, l’éditeur aurait fait une petite marge sur ce titre).
 
Oui bon ok, mais pourquoi cette longue digression sur la situation de l’édition de SF alors que cette chronique est censée dire tout le bien que l’on pense du roman d’Emilie de Querbalec ? Eh bien parce qu’il me semble que depuis quelques mois, la SF semble sortir du marasme qu’elle a connu ces dix dernières années, la collection AMI prend forme et propose des titres intéressants et pour la plupart exigeants, la collection Ailleurs & Demain semble bénéficier du regain d’intérêt pour Dune et on se plait à croire qu’elle pourrait renaître de ses cendres sous une forme ou une autre, les éditions du Bélial continuent avec succès à progresser et la collection Lunes d’encre (reprise par Pascal Godbillon) garde une certaine tenue. Quant au succès des titres SF publiés chez Actes Sud, il semble confirmer que dans une certaine mesure, le genre est encore porteur, même si son lectorat s’est furieusement contracté. Du coup, votre serviteur, après avoir boudé plusieurs années, a décidé de refaire une petite incursion dans le genre en empruntant trois portes d’accès différentes, la première et vous l’aurez compris, n’est autre que le roman d’Emilie de Querbalec (pour les deux autres titres, inutile de ménager le suspens, il s’agit de Trop semblable à l’éclair d’Ada Palmer et de Vers les étoiles de Mary Robinette Kowal… mais il faudra un peu patienter). 



Quitter les monts d’automne est le second roman d’Emilie Querbalec. Passé un peu inaperçu lors de sa sortie malgré son titre subtilement choisi et sa couverture prometteuse, il bénéficie au fil du temps d’un bouche à oreille favorable amplement mérité et, à titre personnel, j’espère que ce sera un succès car il me semble que la SF avait besoin d’une oeuvre de cette qualité et de cette sensibilité pour convaincre un nouveau public. Entre romans hyper conceptualisés, voire intellectualisés, et oeuvres privilégiant l’aventure débridée pour geeks boutonneux, la SF a toujours plus ou moins fait le grand écart, suscitant la méfiance à la fois du grand public et des élites intellectuelles, enfermant le genre dans un entre-soi quelque peu réducteur et sans doute mortifère. Quitter les mondes d’automne semble donc vouloir emprunter une voie médiane, moins technophile, plus personnelle et introspective tout en préservant ses racines profondément ancrées dans le sense of wonder. D’aucuns râleront en rétorquant que cela existe déjà, sans doute et j’ai même quelques titres en tête, mais ils restent un épiphénomène. 



A la mort de ses parents, dans l’incendie de leur maison, la petite Kaori est recueillie par sa grand-mère, une conteuse appréciée et reconnue sur Tasai dont elle espère suivre les traces. Mais en grandissant, son talent pour le Dit tarde à se manifester et Kaori doit, à son grand désespoir, se résoudre à suivre une autre voie, celle de la danse. Sur les mondes du Flux, et donc sur Tasai, les livres sont interdits et l’écriture sous toutes ses formes est proscrite. Seule la tradition orale permet de perpétuer le savoir, ainsi que le Flux, que les habitants ont quasiment élevé au rang de divinité toute puissante. Il faut dire que les prêtres Talanké, seuls détenteurs d’une technologie avancée, font régner la terreur et punissent de mort tous ceux qui manqueraient à ces règles élémentaires. Aussi lorsqu’à la mort de sa grand-mère, Kaori hérite de l’un de ces objets interdits, un rouleau d’écriture en l’occurrence, un gouffre béant s’ouvre sous ses pieds. Pourquoi sa grand-mère possédait-elle ce rouleau ? Quelles informations peut-il bien contenir ? Pourquoi sa grand-mère a-t-elle pris le risque insensé de le lui transmettre ? Autant de questions que Kaori ne pourra résoudre seule. Après avoir été accueillie brièvement dans une autre famille de conteurs, Kaori quitte ses paisibles monts d’automne pour rejoindre la capitale et solliciter l’aide de maître Toishi, un ami de sa grand-mère qui fut l’un des rares à lui prêter un tant soi peu d’attention. Commence alors pour la jeune fille, un long périple qui l’amènera à quitter Tasai pour explorer les autres mondes du flux et trouver enfin une réponse à ses interrogations. 



Le moins que l’on puisse dire, c’est que pour son second roman, Emilie Querbalec maîtrise parfaitement les éléments d’un univers bien construit. On est subtilement happé par le monde en apparence paisible de Tasai et par ses consonances japonisantes mêlées à des éléments rétrofuturistes qui forcément interpellent le lecteur, qui s’interroge, se demande pourquoi ce monde semble rester à l’écart de la technologie et pour quelles raisons l’écrit et le livre semblent y constituer un tel danger. Le premier tiers du roman est donc en matière d’exposition des enjeux d’une redoutable efficacité et parfaitement exemplaire. On est doucement plongé dans l’univers du Flux, sans brusquerie ni précipitation et tous les éléments de compréhension sont dévoilés très progressivement. Ce qui en fait un excellent candidat pour les lecteurs qui souhaiteraient découvrir le space opera sans se retrouver immédiatement noyés et assaillis de références dont ils ne maîtriseraient pas les clés. Car n’en doutons pas Quitter les monts d’automne reste un roman de science-fiction pur et dur dans ses mécaniques, mais il a l’intelligence de proposer un très juste équilibre entre aventure, questionnements philosophiques et introspection des personnages. L’action n’y a rien d’envahissant et Emilie Querbalec soigne avant tout son ambiance et ses personnages, finement campés et subtilement attachants. Leurs émotions et leurs ressentis ne sont pas les parents pauvres de l’histoire pas plus que le fond n’est outrageusement intellectualisé, tout est doucement amené, à travers une réflexion fine et profonde sur des notions aussi fondamentales que l’art, l’esthétique et la transmission. Le tout est évidemment porté par un style tout en délicatesse et en subtilité, souvent poétique, toujours extrêmement fluide. 



Quitter les monts d’automne est donc un roman très réussi, non dénué de menus défauts, mais bien vite oubliés au regard de ses qualités essentielles. Bref, si vous cherchez du space opera qui tache, des grosses batailles dans le vide spatial à coup de canons laser et de missiles à plasma, c’est pas vraiment le genre de la maison, ici on privilégie l’ambiance et le style…. et ça fait toute la différence. 



vendredi 8 janvier 2021

Montana flow : Indian Creek, de Pete Fromm

Récit initiatique à la mode nature writing, Indian Creek de Pete Fromm a tout de la tarte à la crème pour apprenti trappeur en manque de grands espaces glacés. Réduire cet excellent texte à cette simple dimension serait cependant une grave faute de goût. Certes, on y trouve tous les éléments iconiques de cette littérature dont les écrivains du Montana se sont fait une spécialité, mais on y trouve davantage encore, une sincérité et une simplicité qui rendent ce Pete Fromm décidément fort attachant et son histoire puissamment authentique.

Publié en 1993 aux Etats-Unis, Indian Creek, relate une expérience que Pete Fromm vécut à la fin des années soixante-dix, lorsqu’il était étudiant en biologie animale à l’université de Missoula. Alors qu’il s’ennuie vaguement sur les bancs de la fac, Pete accepte sur un coup de tête de passer un hiver entier dans une vallée isolée à la frontière du Montana et de l’Idaho. Nourri des lectures des célèbres aventuriers et autres explorateurs du grand nord, l’occasion lui paraît trop belle de vivre une expérience inoubliable, seul au monde, perdu dans cette immensité montagneuse et glacée la moitié de l’année. Logé sous une tente, dans des conditions plutôt précaires, on lui confie la mission de veiller sur deux millions d’alevins de saumon, qui devront passer l’hiver sans congeler afin, au printemps, de pouvoir coloniser à nouveau la rivière Selway. La mission de Pete est assez simple, tous les jours il devra prendre soin du bassin dans lequel  sont parqués les poissons en brisant la glace qui ne manquera pas de se former. En dehors des randonnées familiales, Pete n’a qu’une connaissance assez limitée de la montagne en hiver, mais c’est un gars costaud et débrouillard, qui sans trop réfléchir donne immédiatement son accord. Il est comme ça le Pete, d’une simplicité désarmante et capable de prendre des décisions radicales sur un coup de tête. Avec l’aide de ses potes, il rassemble le matériel nécessaire pour un séjour prolongé dans le froid, amasse une quantité considérable de denrées de base et part la fleur au fusil en compagnie des gardes forestiers qui le conduiront jusqu’à Indian Creek par la route (praticable uniquement à la belle saison). Sur place, le jeune homme découvre les conditions réelles de son nouveau job : une tente pour loger, un poêle à bois pour se chauffer et pas de téléphone à moins de plusieurs heures de marche. Mais le paysage est absolument splendide et promet d’être à couper le souffle une fois les neiges venues. Une heure plus tard, Pete est abandonné par les gardes, avec pour seule compagnie une petite chienne que ses amis lui ont confiée, une tronçonneuse pour couper les dix mesures de bois qui lui seront nécessaires pour ne pas mourir de froid et un stock considérable de patates et de haricots secs. Autrement dit : le paradis. 



Loin de moi l’idée de dévoiler l’ensemble du récit de Pete Fromm, dans de telles conditions on imagine aisément que le bonhomme a eu droit à quelques épisodes rocambolesques voire légèrement épiques, mais moins qu’on ne pourrait le croire car malgré des hivers rigoureux, le Montana n’est pas aussi isolé que le Yukon ou l’Alaska du XIXème siècle. Si la solitude lui pèse, tout du moins les premières semaines, Pete a l’occasion de croiser de nombreux chasseurs, des gardes des eaux et forêts et son isolement ne dure jamais plus de deux ou trois semaines. Ces visites viennent casser la monotonie de son quotidien et lui redonner du baume au cœur. Au fil des semaines, on assiste doucement mais sûrement à l’acclimatation d’un jeune homme un peu insouciant et légèrement naïf aux rudes conditions de l’hiver dans les Rocheuses. Et de constater que la vie finalement se résume à peu de choses : être au chaud et au sec, trouver de quoi manger, éviter de se blesser inutilement. Pete organise donc sa vie autour de ces activités. Les premiers jours sont consacrés à un intense bûcheronnage, puis une fois rassuré quant-à sa capacité à se chauffer, Pete s’invente une petite vie de trappeur et de chasseur, l’occasion de se confronter au réel en accumulant les désillusions, mais aussi les petites victoires sur l’adversité. Chaque avancée est vécue avec une joie et une absence de retenue parfaitement jubilatoires. Ce retour à l’essentiel et à une forme de simplicité absolue est immensément apaisant et procure au lecteur un sentiment de plénitude indescriptible. On se réjouit en même temps que Pete de ses premiers succès à la chasse, on frissonne avec lui de froid lorsque le blizzard fait trembler la toile de sa tente avec fracas, on salive de plaisir à l’idée de griller une bonne grouse pour le dîner et on hume par la pensée ses premiers succès de boulanger de l’extrême. Il y a une joie primaire dans chacune de ces petites réussites. Mais bien au-delà de ces descriptions d’une vie somme toute assez sommaire, voire un peu fruste, on se laisse emporter par le regard de cet homme qui grandit en même temps qu’il apprend, par la pratique, l’observation, l’erreur. Au fil des mois, Pete s’aguerrit et son expérience lui permet de s’affranchir chaque jour un peu plus des simples besognes qui lui permettent de survivre. Son esprit se tourne alors vers son environnement, l’acuité de ses sens s’affine et indirectement nous plonge dans cette nature sauvage et en grande partie préservée. Les éléments naturels s’imposent avec force et c’est comme si l’homme se fondait jour après jour un peu plus dans le paysage pour ne faire plus qu’un avec lui. Cette fusion de l’esprit et de la nature sauvage donne lieu à des descriptions d’une grande finesse et d’une parfaite délicatesse. Une perle de givre scintillant sous la caresse d’un soleil matinal, la douce lumière d’hiver qui illumine la canopée en fin de journée, le crissement des pas de Pete lorsque ses raquettes s’enfoncent doucement dans le manteau neigeux qui recouvre la vallée, le doux bruissement de la neige qui, sous l’action de son propre poids, glisse d’une branche de sapin avant de s’écraser au sol dans un bruit presque feutré, le spectacle d’une loutre en plein repas sur les berge d’une rivière encore à moitié glacée, le bond spectaculaire d’un puma réfugié au sommet d’un arbre….. toutes ces scènes participent à la réussite d’un roman marqué par le regard que porte Pete sur ce petit bout de terre perdu dans les Rocheuses du grand ouest. On respire, on vibre, on tremble et l’on s’émerveille à l’unisson d’un homme dont la vie restera marquée par cette expérience à la fois éprouvante et riche de mille enseignements. Si après cette lecture vous n’êtes pas irrémédiablement saisi par l’envie d’aller fouler de vos pas les sentes enneigées d’Indian Creek, je veux bien être pendu.


 

lundi 4 janvier 2021

La vie de l'explorateur perdu, de Jacques Abeille

 

Pour clore le cycle des Contrées de Jacques Abeille, les éditions Le tripode viennent de publier les deux derniers tomes de cette immense fresque débutée à la fin des années soixante-dix et publiée de manière quelque peu confidentielle. Les carnets de l’explorateur perdu est un recueil de textes assez variés et légèrement augmenté par rapport à la précédente édition (Ombres, 1993), qui se présente comme la somme des travaux de Ludovic Lindien, explorateur et voyageur infatigable, que les lecteurs avaient eu le plaisir de découvrir dans Les voyages du fils. Le livre contient une demi douzaine de nouvelles sur les Cavalières, des récits recueillis par Ludovic auprès de vétérans de la guerre contre les barbares nomades, ainsi que diverses études sur les peuples du désert, dont le récit de la fameuse cérémonie orgiaque des Hulains (publié également dans un volume à part aux éditions du tripode). Ce volume ne peut donc se lire indépendamment du cycle et se veut un complément pour les lecteurs les plus curieux ou les plus accrocs à l’univers de Jacques Abeille.  La vie de l’explorateur perdu est en revanche un peu plus conséquent puisqu’il s’agit de l’ultime et dernier roman du cycle, une conclusion à tous les arcs narratifs, à tous les fils que Jacques Abeille a tissés tout au long de son oeuvre et qui trouvent ici un écho, une résonance finale. Une fois la dernière page tournée, bien peu d’énigmes resteront sans réponse, mais sans pour autant enlever quoi que ce soit au mystère et au charme de cette œuvre singulière. 



    La structure du récit est un peu étrange puisqu’elle débute avec un narrateur qui jusqu’à présent nous était inconnu, Jérôme, ami d’enfance et confident de Ludovic Lindien, et se termine sous la plume de Brice, personnage principal de La clef des ombres, désormais devenu bibliothécaire. Cette double narration, qui n’est pas alternée mais successive, n’est pas inintéressante et permet d’enrichir le texte par des points de vue et des tonalités différents. La première partie du roman est donc centrée sur l’enfance de Ludovic, vue à travers les yeux de Jérôme, qui tente d’éclairer le lecteur sur la manière dont s’est construite la personnalité complexe de son ami, sur ses motivations profondes, ses failles et ses doutes. Jerôme apporte également quelques éclairages sur les relations de Ludovic avec sa mère et sur son obsession au sujet de son père, dont il est chargé de rendre publics les travaux (cf. Le veilleur du jour).  Mais c’est finalement le personnage de Brice, qui prend le relais et assure la liaison entre les différents fils narratifs déployés depuis le début du cycle. Il est donc la clé de voûte du roman. En réalité, et pour être tout à fait honnête, nombre d’éléments avaient déjà trouvé leur réponse à l’issue des Voyages du fils, mais il restait des petits points de détail encore un peu obscurs et c’est par l’intermédiaire de Brice que Jacques Abeille lève le voile. Brice est alors bibliothécaire et bras droit d’une certaine Rose Lenoir, conservatrice d’une bibliothèque aux fonctions mal définies ; disons pour simplifier que cette bibliothèque est chargée de conserver des oeuvres tombées sous le coup de la censure, interdites à la circulation du fait de leur caractère licencieux, ou bien encore tombées dans l’oubli (une sorte d’enfer comme l’appellent les professionnels du livre). Brice, sous la coupe du charme vénéneux de Mme Lenoir, est chargé par celle-ci de retrouver la trace d’un certain Léo Barthe, écrivain pornographe mystérieux, qui hante les nuits de la séduisante conservatrice. Totalement subjugué par les charmes de sa supérieure hiérarchique, Brice se lance à corps perdu sur les traces de l’écrivain. Ses recherches méthodiques le mèneront à côtoyer, comme on pouvait l’imaginer, un certain Ludovic Lindien, son ami Jérôme, mais également le professeur, cet universitaire qui avait chevauché aux côtés du Prince lors de son périple vers les jardins statuaires, en compagnie de Félix et d’Uen’Ord. Ainsi nombre de zones d’ombre et de pièces manquantes de ce gigantesque puzzle s’assemblent et forment enfin une mosaïque complète et, il faut bien l’avouer, assez vertigineuse. 



Très honnêtement, je fais plutôt partie des lecteurs qui préfèrent qu’une oeuvre garde encore une part de mystère une fois la dernière page tournée et je n’attendais pas beaucoup plus de cet ultime roman que d’errer une dernière fois sur les vastes étendues des Contrées, avec ce regard empreint de nostalgie et teinté de vague à l’âme qui caractérise les scènes d’adieu. Les quelques arcs narratifs qui n’avaient pas trouvé de résolution ne me dérangeaient pas le moins du monde et j’aimais assez qu’ils restent encore en suspens jusqu’à la fin des temps. Pour autant, ce roman a lui aussi quelque chose de fascinant dans sa capacité à apporter un éclairage nouveau, à proposer une suite sans se répéter à travers une construction d’une rare intelligence et d’une belle finesse. C’est qu’en réalité, Jacques Abeille a un talent rare pour ne dévoiler que ce qu’il faut et pour préserver la part d’incertitude et de silence nécessaire. Chaque fois qu’il lève le voile sur un élément, de nouveaux personnages, de nouvelles intrigues laissent apparaître des perspectives inédites, de nouvelles pistes riches de potentialités, fertilisant ainsi l’imagination de ses lecteurs. Ne cherchez pas, cela s’appelle tout simplement le talent. Mais au-delà de la richesse de ces intrigues à tiroirs, ce qui fascine c’est tout le substrat culturel, sociologique, identitaire sur lequel repose son univers, le monde des Contrées est si vaste et si riche qu’il paraît aussi insondable qu’inépuisable. Il est, en un mot, complexe…. et c’est ce qui en fait toute la richesse. Terrèbre n’en finit plus de fasciner, après l’étrange défaite des forces armées de l’empire, après la chute de la cité et l’occupation inédite des guerriers venus des lointaines steppes, la capitale se relève chaos et groggy ; cette reconstruction est en soi un sujet à part entière, un objet de fascination. On observe intrigué la lente reconstruction du tissu social, politique et économique, on scrute avec intérêt les jeux de pouvoir et le nouvel équilibre des forces qui s'instaure. Du chaos émerge une nouvelle Terrèbre, semblable à l’ancienne et pourtant si différente et l’on se dit que la vie n’est qu’un éternel recommencement. Continuez à rêver, continuez à imaginer semble nous dire Jacques Abeille  car n’ayez aucun doute, le monde des Contrées n’aura plus de limites, sinon celles que le lecteur voudra bien s’imposer.