Rechercher dans ce blog

jeudi 24 septembre 2020

La clef des ombres, de Jacques Abeille

Publié en 1991 aux éditions Zulma, La clef des ombres de Jacques Abeille bénéficie d’une nouvelle édition chez le Tripode. Techniquement il s’agit du troisième volet du cycle des Contrées mais il peut presque se lire indépendamment, puisque les liens avec les tomes précédents (et même les suivants) sont un peu plus ténus qu’à l’accoutumée. Pour autant, si vous n’êtes pas familier de l’oeuvre de Jacques Abeille, j’aurais fortement tendance à vous conseiller de débuter par le premier tome, afin de mieux appréhender l’univers riche et complexe de l’auteur. 


Sur la carte des Contrées, l’action se situe dans la petite cité provinciale de Journelaime, loin de Terrèbre et de l’activité frénétique de la capitale. Le roman met en scène un personnage totalement nouveau, un certain Brice,  jeune homme un peu gauche, à l’esprit simple  et au physique quelque peu ingrat. Employé comme archiviste auprès des services de la préfecture, il a pour mission de mettre de l’ordre dans l’indescriptible capharnaüm qui règne dans les combles de cette administration pourtant pointilleuse et tatillonne. Alors Brice, au grand désespoir de ceux qui usaient de cet étage abandonné comme lieu de rencontres et autres galipettes extra-professionnelles, s’emploie à la tâche avec le plus grand sérieux et la rigueur de ceux qui raisonnent simplement. Patiemment, méthodiquement il trie et classe les milliers de documents abandonnés depuis des décennies, reconstitue les dossiers et les range de manière efficace. Brice travaille avec le plus grand sérieux, mais sans passion, juste aiguillonné par le souci de bien faire. Les journées s’enchaînent et se ressemblent, rythmées par le poids des habitudes, écrasées par l’ampleur d’un ouvrage qui semble ne pas avoir de fin. La vie personnelle de Brice est à l’image du personnage, un peu terne et routinière, ritualisée à l’extrême. Les mêmes gestes aux mêmes heures se répètent inlassablement, de la toilette du matin à la lecture du soir, invariablement consacrée à égrainer l’encyclopédie page après page, article après article. Jusqu’au jour où un inconnu lui confie une mission secrète. Pas n’importe quel inconnu, celui qu’il rencontre la nuit venue et que, tel un somnambule, il part rejoindre dans les recoins les plus obscurs du parc. Brice ne peut s’expliquer cette étrange conduite, lui, pourtant si timoré, accepte d’enquêter pour cet homme insaisissable venu de nulle part et de réunir toutes les informations qu’il trouvera  sur un personnage public de la plus haute importance. 


Contrairement à ses oeuvres précédentes, Jacques Abeille ne laisse dans ce roman qu’à peine entrevoir la démesure de son univers, préférant construire une atmosphère toujours un peu étrange, mais dans un cadre moins vaste et moins vertigineux. Le style se veut également moins flamboyant, quoiqu’un brin ampoulé pour coller au mieux à l’ambiance collet monté de cette modeste ville de province. De manière générale le style et la construction du roman s’adaptent merveilleusement aux contraintes que l’auteur s’est ici imposées, à savoir la vie étriquée et un peu misérable d’un homme solitaire et en marge de la société. Mais à mesure que le personnage de Brice se déploie et prend de l’ampleur, l’écriture se fait plus vive et plus flamboyante. Le ton vire même parfois au cabotinage dans certains chapitres, surtout lorsque l’auteur s’emploie à décrire toute une galerie de personnages hauts en couleurs et parfois drastiquement réduits à quelques traits de caractère à la limite de la caricature. C’est néanmoins cette capacité à faire vivre ses personnages à travers des images fortes et presque stéréotypées, mais toujours empreintes d’un certain humour distancié, qui en font toute la force. Jacques Abeille croque ses personnages comme un dessinateur de caricatures et c’est en forçant le trait qu’il les rend étonnamment attachants. Ce mélange d’humour et d’étrangeté n’est pas sans rappeler le travail d’un certain Jean-Pierre Jeunet dans Delicatessen, mais il y a également un peu de la cruauté du Freaks de Tod Browning dans ce roman, car derrière ce décor richement déployé il y a toute l’humanité du personnage de Brice qui tel une chrysalide, déploie délicatement ses ailes à mesure que s’opère son étonnante et radicale transformation. Sans être forcément le roman le plus impressionnant du cycle des Contrées, La clef des ombres est une oeuvre très singulière et un peu à part, à la fois touchante et empreinte d’un grand humanisme.

4 commentaires:

Carmen a dit…

Bon,tu donnes envie de le lire et en plus il est a la biblio.
Il faut dire qu’il ecrit très bien même si ses lectures sont exigeantes,pour moi du moins.A voir🙂..

Emmanuel a dit…

C'est vrai que c'est une lecture exigeante et la récompense ne vient qu'en fin d'ouvrage. Personnellement, il m'a bien fallu une centaine de pages avant de vraiment rentrer dedans.... et pourtant je suis un habitué de la littérature de Jacques Abeille.

Carmen a dit…

Aie! Je te donnerai mon verdict,si j’arrive au bout.🙃

Emmanuel a dit…

Suspens !