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mercredi 23 novembre 2022

Testament littéraire : L'espion qui aimait les livres, de John Le Carré

Aussi surprenant que cela puisse paraître, je me rends compte que malgré l’admiration que j’éprouve à l’égard de John Le Carré, je n’ai jamais chroniqué un seul de ses romans sur ce blog.  Il aurait d’ailleurs été du meilleur goût de ne pas attendre la publication de son ultime roman pour réparer cette impardonnable erreur, mais que voulez-vous, on se laisse emporter par la démesure de sa pile à lire et l’on oublie les fondamentaux. Comme l’explique en postface  son fils Nick Cornwell (connu sous le nom de plume de Nick Harkaway),  L’espion qui aimait les livres est un roman posthume  de John Le Carré, sur lequel il avait travaillé pendant des années sans jamais en être totalement satisfait. A sa mort, son fils découvre un manuscrit quasiment terminé et, respectant la promesse faite à son père, a entrepris de le faire publier moyennant quelques retouches très très légères si l’on en croit ses dires (et il n’y a pas de raisons d’en douter). A ceux qui auraient l’outrecuidance de croire qu’il s’agit là d’un fond de tiroir, Nick Cornwell explique les raisons qui ont poussé son père à ne pas faire publier de son vivant L’espion qui aimait les livres et après avoir terminé le roman, on ne peut qu’abonder en son sens, car les qualités de ce livre sont indéniables. Il s’agit là d’un très très bon récit. Sans doute s’agit-il même d’une pièce maîtresse pour comprendre l'œuvre de John Le Carré et en appréhender toutes les dimensions politiques.


L’espion qui aimait les livres commence comme nombre de romans de l’auteur. Dès l'incipit, le lecteur est plongé dans une intrigue dont il ne maîtrise absolument aucun élément. Pas de chapitre introductif, pas de longues scènes d’exposition ou d’explications didactiques destinées à l’immerger progressivement dans l’histoire en le tenant gentiment par la main. A froid, cela peut paraître quelque peu déstabilisant, mais il suffit d’être patient. Lentement, mais sûrement, l’intrigue se met en place, les petites briques s’assemblent et s’imbriquent parfaitement, dévoilant l’ensemble de la trame avec la subtilité coutumière de l’écrivain britannique. Si vous êtes pressé, passez votre chemin, on n’est pas dans du Jason Bourne. L’histoire débute de manière assez innocente avec un certain Julian Lawndsley, ancien trader de la City, fatigué par la finance et reconverti dans le commerce des livres. Julian s’est choisi une nouvelle vie, a revendu sa Porsche et son appartement londonien hors de prix pour investir dans une petite librairie, loin de la capitale et de son affairisme mortifère. La vie est calme dans cette petite ville balnéaire et Julian tente de prendre ses marques dans son nouveau métier, en profite pour faire connaissance avec ses voisins et développer son réseau relationnel. Rien que de très normal en somme. A la candeur de Julian s’oppose celle d’un certain Edward Avon, personnage complexe et étrange, qui s’intéresse de près à la librairie de Julian et lui propose même de l’aider à étoffer son catalogue. Edward est si cultivé, aimable et urbain, que Julian ne lui oppose guère de résistance, lui laisse ordinateur, téléphone et fax à disposition, ravi de recevoir un peu d’aide. Pourtant Edward, aussi sympathique soit-il, semble être entouré d’une aura de mystère, ses origines polonaises sont intrigantes, il affirme avoir été ami avec son père lorsqu’ils étaient étudiants et semble avoir bourlingué du côté de la Yougoslavie pour, selon ses dires, enseigner dans plusieurs universités. Mais l’homme est sérieux, posé, ses manières sont irréprochables et il est marié à l’une des figures du village, une femme de caractère, héritière d’une grande propriété des environs, atteinte désormais d’un cancer en phase terminale. Un pedigree sans tache semble-t-il. 

A l’autre bout du spectre, les services de renseignement britanniques semblent sur le pied de guerre et s’interrogent sur la sincérité et la fidélité d’un ancien agent de terrain, Florian. Stewart Proctor, un directeur du service très expérimenté, est chargé d’enquêter sur le parcours de Florian et de retracer les événements qui auraient éventuellement pu l’amener à trahir la couronne britannique. 


Parcouru par une ambiance quelque peu crépusculaire, L’espion qui aimait les livres marque assurément un changement d’époque par rapport aux grands classiques de John Le Carré (ceux écrits à l’époque de la guerre froide). Le monde est devenu multipolaire et asymétrique.  Avec la chute du bloc soviétique, c’est toute une organisation qui s’en trouve chamboulée. L’ennemi n’est plus cette figure clairement identifiable, dont on connaît les forces, les faiblesses aussi bien que les réactions. Le petit univers des espions doit impérativement se reconstruire pour affronter un monde nouveau. Sauf que le passé refuse de mourir et que ces chamboulements géopolitiques impliquent d’importants changements de paradigmes. Quelque part, la machine autrefois bien huilée et très codifiée du renseignement s’est grippée. Les hommes et les femmes à son service ont vieilli et il ne leur reste guère que leur gloire passée. Certains, comme Florian, se sont trouvé d’autres causes, d’autres allégeances. Il leur fallait croire encore en quelque chose. Leur passé en bandoulière, il leur reste un dernier combat à mener, un combat de vieille garde. On triche, on ment, on trahit l’ami d’autrefois avec l’espoir que les zones d’ombre que l’on garde secrètes le resteront. Car finalement, nous dit Le Carré, le facteur humain reste la principale force du renseignement… aussi bien que sa principale faille. Les espions, ces êtres fragiles, qui doutent, se livrent ici à un ultime règlement de comptes, feutré et silencieux, ou presque.

 

jeudi 17 novembre 2022

Littérature levantine : Le livre des reines, de Joumana Haddad

 

La richesse de la littérature libanaise ne cesse d’étonner, sans doute est-ce en partie un effet de loupe étant donné les liens historiques et linguistiques qui unissent la France et le Liban. Nombre d’auteurs libanais écrivent en Français et ne nécessitent donc pas d’être traduits pour être publiés aisément sous nos latitudes. On estime que 40% des Libanais sont francophones, même si la place du Français par rapport à l’anglais à tendance à régresser, comme dans d’autres pays du pourtour méditerranéen. Notre langue reste néanmoins un facteur de distinction sociale et le marqueur d’un certain prestige. Loin de moi cependant l’idée de faire preuve d’un quelconque chauvinisme, il s’agit uniquement d’un constat qui explique en partie, à mon sens, la vitalité remarquable de la littérature libanaise dans les librairies françaises, toutes proportions gardées évidemment D’ailleurs, Joumana Haddad, journaliste, artiste et écrivaine libanaise, publie aussi bien en arable, qu’en français ou bien en anglais.  


Le livre des reines est son dernier roman en date et narre le parcours sinueux et semé d’embûches de quatre générations de femmes appartenant à la même famille. De la grand-mère, à la mère, en passant par la fille et la petite-fille, toutes ont la particularité d’avoir un prénom commençant par la lettre Q, les cheveux roux et un destin douloureux, marqué par les violences sous toutes leurs formes, la guerre et les pertes tragiques. Cette saga familiale débute en 1915, lors du génocide des Arméniens. Une mère arménienne et ses enfants tentent de fuir les massacres perpétrés par les soldats ottomans, mais ils sont arrêtés dans leur fuite avant d’atteindre la Syrie. La petite Qayah, impuissante, assiste au massacre de ses frères et sœurs, tandis que sa mère est capturée pour être régulièrement abusée par un commandant turc. C’est le début d’un long parcours qui la mènera à Alep puis à Beyrouth. Adoptée par un couple chrétien qui ne pouvait pas avoir d’enfants, Qayah trace son destin dans une époque qui connaît de nombreux bouleversements, de multiples guerres et reste soumise à des tensions perpétuelles liées au conflit israelo-pelestinien. A défaut de voir son amour de jeunesse se concrétiser, Qayah pourra fonder une famille et enfanter. Mais elle connaîtra encore la douleur et le chagrin. Sa fille et sa petite fille ne seront guère plus épargnées par les vicissitudes de la vie, poursuivies par un passé qui semble sans cesse vouloir les rattraper alors qu’elles n’en détiennent pas toutes les clés. 


Saga familiale à la fois poignante et dure, Le livre des reines est un roman empreint d’une grande fatalité, celle qui touche génération après génération ces femmes qui reproduisent les mêmes schémas psychologiques et qui, en dépit de leur volonté, de leur courage et de leur résilience, semblent ne pas pouvoir échapper à leur destin tragique. Une vie marquée du sceau de la violence, des non-dits et des secrets profondément enfouis dans l’inconscient familial. Face à tant d’adversité, le courage de ces femmes force le respect et prend aux tripes, d’autant plus que le récit semble en grande partie autobiographique. Joumana Haddad ne s’en est d’ailleurs jamais cachée, le roman est issu (en partie) de son histoire familiale et du destin tragique de sa mère et de sa grand-mère. Soutenu par une écriture d’une grande qualité (parfaitement traduire au demeurant), Le livre des reines est un roman d’une grande exigence et d’une immense sincérité, difficile certes, mais profondément émouvant et digne.

vendredi 14 octobre 2022

Littérature américaine : La vérité sur Lorin Jones, d'Alison Lurie

En ces temps de polarisation extrême de la société, au sujet de tout et de rien, mais où le féminisme moderne semble tout de même cristalliser les rancoeurs et crisper les réseaux sociaux, la lecture de cet excellent roman qu’est La vérité sur Lorin Jones, paraît plus que nécessaire. En premier lieu parce que les thématiques favorites d’Alison Lurie tournent très souvent autour des problématiques féministes et font écho aux questionnements qui continuent d’agiter la société trente ans plus tard (c’est dire le peu de chemin parcouru), en second lieu parce que la manière dont l’écrivaine américaine interroge son époque, me paraît nettement plus saine et constructive qu’à l’heure actuelle. Il y a chez Alison Lurie une capacité à s’emparer de la question féministe de manière à la fois sincère, engagée et dinstanciée, qui confine à l’exemplarité.



Assistante de conservation dans un grand musée new-yorkais, récemment divorcée et mère d’un garçon de 14 ans, Polly Alder s’apprête à rédiger la biographie d’une artiste peintre dont le travail la fascine depuis de nombreuses années : Lorin Jones. Archétype de l’artiste maudit, Lorin Jones fut une peintre en vue dans les années soixante, sa peinture avangardiste lui promettait un avenir radieux et un succès retentissant. Mais son ascension fut de courte durée et l’artiste retomba progressivement dans l’anonymat, au point d’être presque oubliée vingt ans plus tard et de mourir dans la misère et l’indifférence. A l’occasion d’une rétrospective qu’elle a portée à bout de bras, Polly réalise que le destin tragique de Lorin Jones n’est pas lié aux qualités intrinsèques de sa peinture, mais probablement à la manière dont elle fut traitée par les hommes de son entourage depuis son enfance jusqu’à sa mort. Forte de cette intuition, Polly demande un congé et obtient même une bourse pour financer la réalisation de son livre, mais le travail s’avère moins facile qu’attendu. D’une part, ses récents problèmes personnels pèsent sur son moral et sur sa manière d’aborder ses travaux de recherche, l’incitant à adopter un prisme fortement anti-masculiniste, d’autre part Polly réalise au fil de ses entretiens avec des proches de l’artiste (frère, ex-mari, galeristes, collectionneurs….), que la personnalité de Lorin Jones est éminemment plus complexe qu’elle ne l’avait envisagée. Des zones d’ombre persistent, des récits personnels se télescopent et se contredisent, la plongeant dans l’expectative. Plus ses recherches avancent, moins Polly semble réussir à cerner le personnage. Ainsi, au-delà de la personnalité timide et réservée, presque effacée, émerge une autre facette de Lorin Jones, moins séduisante, plus sombre, voire même antipathique. Le doute s’insinue et Polly ne sait plus  quel angle adopter pour dresser le portrait de l’artiste. Mais au-delà même des questions méthodologiques, ne se serait-elle pas fourvoyée dès le début, n’aurait-elle pas opéré une sorte de transfert, fascinée, par effet miroir, par les similitudes qu’elle observait avec sa propre vie. Angoissée par ses problèmes familiaux et par ses relations ambigües avec sa meilleure amie, Polly ne sait plus comment réagir, ses certitudes s’effondrent, ses sentiments se font contradictoires oscillant tantôt entre agacement et attirance envers les hommes. Le vaste édifice sur lequel reposait autrefois une vie stable et heureuse s’effondre comme un château de cartes, révélant une vérité que Polly n’est pas forcément prête à accepter. 



Admirablement construit sur le plan narratif, La vérité sur Lorin Jones est très certainement l’un des meilleurs romans d’Alison Lurie et mérite amplement son prix Femina (1989). Avec subtilité et humilité, l’auteure américaine interroge le travail de l’écrivain biographe de manière très fine, mais plus généralement c’est aussi notre rapport à l’autre qu’il dessine en creux. Connaissons-nous véritablement ceux qui nous entourent ? Notre conjoint, nos enfants, nos amis sont-ils bien ceux que nous percevons à la surface, cachent-ils d’autres facettes de leur personnalité, qui à l’occasion d’un conflit ou de tensions se révèlent au grand jour ? Sommes-nous enfermés dans une bulle émotionnelle qui nous empêche de percevoir l’autre dans toute sa globalité ? Autrement dit, l’autre n’est-il qu’une construction élaborée à partir de nos propres émotions et de notre histoire personnelle ? Ainsi, le fameux alter-ego ne serait  qu’un mythe, un doux rêve bercé d’illusions qui un jour vient s’écraser contre le mur du réel. Alison Lurie invite ainsi le lecteur à lever le voile des apparences, à s’interroger sur les motivations qui nous animent  lorsque nous acceptons une certaine forme d’aliénation dans nos rapports aux autres. Un compromis que Lorin Jones, tout au long de son existence, semble avoir totalement rejeté. Artiste totale, parfaitement libre, entièrement engagée dans sa peinture, au point d’en oublier les autres, Lorin Jones apparaît sous un jour qui n’est sans doute pas aussi flatteur qu’attendu, mais pourtant sincère et honnête. Un engagement synonyme néanmoins d’une grande solitude.


En filigrane apparaît un autre questionnement tout aussi subtil, qui parfois a été mal perçu par certains lecteurs. L’engagement d’Alison Lurie en faveur de la cause féministe ne fait aucun doute, c’est même une constante tout au long de son oeuvre et si l’auteure se montre assez critique à l’égard des féministes les plus radicales, elle ne fait que pointer les dérives d’une idéologie trop extrême dans son jusq’auboutisme. Si les fondements du combat des femmes lui apparaissent justes et nécessaires, et même vitaux, la radicalisation du discours à l’encontre des hommes lui semble au contraire délétère. Alison Lurie ne trahit pas la cause lorsqu’elle donne des hommes une image moins stéréotypée et plus contrastée au fil du récit, pas plus qu’elle ne tente d’atténuer le comportement affreusement machiste de nombreux personnages masculins. A contrario, certains n’ont vu dans dans ce roman, qu’un discours violemment misandre, dressant un tableau des hommes bien trop caricatural. Mais c’est oublier qu’il s’agit de la vision de Polly et qu’elle évolue tout au long du récit, pour se faire plus nuancée et plus subtile à la fin du roman. Ce tableau de la société bourgeoise de l’époque, teinté d’une ironie mordante, presque caustique, est néanmoins la marque de fabrique d’une écrivaine dont l’engagement en faveur de la cause féministe ne s’est jamais démenti et ne peut être remis en cause. Plus de trente ans plus tard, La vérité sur Lorin Jones reste un roman fondamental dans l’histoire des lettres américaines, une œuvre qui n’a pas pris une ride et  qui témoigne de son temps tout en restant parfaitement d'actualité.


 

mercredi 28 septembre 2022

Polémique culinaire : La véritable histoire des pâtes, de Lucas Cesari

 

Qu’y a-t-il de plus horripilant qu’un intégriste de la gastronomie vous assénant sa vérité absolue au sujet, au hasard, des pâtes à la carbonara ou bien encore de la sauce bolognaise (qui n’existe pas, rappelons-le aux plus distraits). Le maître-mot étant, comme il se doit, “l’authenticité”, car il est bien connu que c’est dans les vieux pots que l’on fait les meilleures soupes. Sans parler  de ceux qui détiennent le graal, la vérité absolue, la recette ultime, à savoir “la vraie recette”  et qui ne manqueront pas de vous rappeler que, plus la recette est ancienne plus elle est “authentique”. Tout le reste n’étant que billevesées et roupie de sansonnet. Cette course effrénée à l’authenticité a contaminé non seulement toute la littérature culinaire depuis la fin des années 90, mais elle est surtout devenue l’objet d’une lutte de tous les instants sur les réseaux sociaux. Malheur à celui qui oserait poster une photo de ses exploits en cuisine s’il ne respecte pas à la lettre la recette canonique érigée depuis la nuit des temps en Saint Graal. Depuis la nuit des temps ? Vraiment ? C’est la question que Lucas Cesari s’est posé après avoir subi la vindicte des twittos les plus hargneux au sujet d’un plat de pâtes à la carbonara réalisé avec quelques restes qu’il avait sous la main (des oeufs, du parmesan et de la pancetta, excusez du peu). Imaginez si notre spécialiste avait osé user d’un fromage aussi peu noble que l’emmental et arrosé le tout de crème fraîche comme on se plait à le faire de notre côté des Alpes. 



Au-delà du titre un peu facile et racoleur (bon ok, vendeur diront les commerciaux), Lucas Cesari s’emploie tout au long de son ouvrage  à démystifier les recettes les plus emblématiques de la gastronomie italienne. De la carbonara aux gnocchi, en passant par l’amatriciana, les lasagnes ou bien encore les tortellini de Bologne, l’auteur propose, grâce à une méthodologie solide et documentée (étude de manuscrits, traités et autres livres de recettes anciens), de retracer l’histoire de ces plats emblématiques, en remontant à leur origine, parfois bien plus récente que ne le laissent entendre les gardiens du temple. Nul doute que ces derniers monteront au créneau à coup d’attaques ad hominem, mais il faut bien avouer que si l’on s’efforce de dépassionner le débat on ne peut que se rendre à l’évidence, Lucas Cesari taille de véritables croupières aux “puristes” les plus intégristes en rétablissant quelques faits assez difficiles à réfuter. Ainsi, si l’on s’en tient à l’exemple le plus marquant du livre, à savoir la carbonara, on pourra constater avec une certaine allégresse que cette recette n’est pas très ancienne et remonte à la fin des années quarante. Si l’on scrute attentivement son évolution au fil des décennies, elle semble même très loin de faire consensus et propose une variété d’ingrédients et de techniques qui feraient défaillir les puristes les plus sectaires. Ainsi, même si certains gastronomes de l’école la plus dure (oeufs, guanciale, pecorino, poivre et un peu d’eau de cuisson pour la mantecatura finale) préfèrent l’oublier, même en Italie il était très courant d’utiliser un peu de crème fraîche (jusque dans les années 80) pour obtenir une sauce onctueuse et veloutée sans être un technicien de haute volée. Même chose en ce qui concerne le fromage (le parmesan était couramment utilisé) ou la viande (la pancetta a longtemps concurrencé le guanciale). Ce n’est que dans les années 80/90, qu’une poignée de gastro-intégristes de salon ont commencé à adopter une ligne plus dure, fixant leurs propres règles, décrétant officiellement ce qui relevait du canon et ce qui était à bannir, le tout sans aucun fondement historique. Alors certes, lorsque l’Academia Italiana delle Cucina fixe dans le marbre (dans les années 80) la recette de la Carbonara, cela a de quoi impressionner et tendrait à couper le sifflet à ceux qui auraient l’outrecuidance de n’en faire qu’à leur tête, mais ne nous y trompons pas, elle n’est qu’une recette parmi d’autres et n’a pas vocation à demeurer éternelle, la cuisine est vivante et évolue. Alors pourquoi une telle levée de bouclier chaque fois qu’un cuisinier tente de s’affranchir des règles ? Le rôle des réseaux sociaux n’est sans doute pas étranger à une telle polarisation, mais au-delà, on peut sans peine percevoir le désir de se distinguer du menu fretin, une volonté affichée de sélectionner par la technique (parce que réussir une carbonara stricte demande une certaine technicité et un vrai savoir-faire) et de se constituer en élite de la gastronomie. Rien de neuf sous le soleil pourrait-on dire, l’élitisme ne date pas d’hier et n’est pas près de disparaître. Remarquons par ailleurs, que pour les dix chapitres qui composent ce livre (soit dix recettes), le processus est souvent très similaire et la démonstration, si elle n’est pas toujours aussi spectaculaire que pour la carbonara, met une petite fessée aux plus rigides. En filigrane, on distingue également des raisons qui n’ont rien à voir avec l’élitisme, mais relèvent plutôt de l’influence de l’industrie ou des pratiques artisanales tendant à rationaliser la production. Ainsi, si certaines recettes actuelles privilégient tel ou tel ingrédients, c’est parce que les artisans et les industriels ont constaté qu’ils convenaient mieux à leurs procédés de fabrication, ce fut notamment le cas pour les gnocchi ou bien encore les tortellini ; certains livres de recettes du début du XXème siècle, ne proposent même plus de fabriquer soi-même ses tortellini, mais de privilégier des produits prêts à cuire, se focalisant uniquement sur la sauce ; il s’agissait alors de libérer la ménagère en faisant place au progrès. 



La tradition a donc bon dos et le livre de Lucas Cesari a le grand mérite de battre en brèche les idées reçues aussi bien que les diktats culinaires. Mais il est nécessaire de garder à l’esprit, qu’il ne faut pas pour autant faire tout en n’importe quoi en cuisine sous prétexte d’exercer son libre arbitre. La créativité a ses mérites, mais comme dans l’apprentissage de la musique, il convient de faire ses gammes et de respecter certains principes élémentaires, voire chimiques, de la cuisine. Les recettes canoniques ont aussi leurs mérites, en prônant l’usage des produits de qualité, en faisant preuve d’une certaine technicité et en élevant la cuisine vers des sommets gustatifs. Le tout est de savoir rester humble et de ne pas conspuer ou vouer aux gémonies ceux qui ne sont pas capables d’atteindre un haut niveau dans l’art de la cuisine. Si vous n’arrivez pas à réussir votre carbonara (trop sèche si vos pâtes sont trop chaudes, trop visqueuse si elles sont trop froides), faites à votre manière et ajoutez un filet de crème fraîche dans votre préparation, si cela vous permet d’obtenir la texture et le goût que vous souhaitez, après tout, nombre de mamma italienne l’ont fait pendant des décennies afin de régaler leur maisonnée. En attendant, faites vous plaisir en lisant le livre de Lucas Cesari, cela vous permettra de rabattre le caquet des ayatollahs et autres pseudo-savants de la tradition gastronomique.

lundi 12 septembre 2022

Uchronie turque : Les nuits de la peste, d'Orhan Pamuk

 

Le dernier roman d’Orhan Pamuk est un sacré pavé et il m’aura fallu pas loin de trois semaines pour en venir à bout…. Autant dire une éternité pour un lecteur. Mais ne prenez pas pour autant la poudre d’escampette car Les nuits de la peste est un bon roman, dont la densité est certes réelle, mais nullement insurmontable surtout pour les amoureux de la Méditerranée.  

A ce sujet, il convient d’apporter quelques précisions. Si Les nuits de la peste se présente comme un roman historique (dans sa thématique aussi bien que dans sa narration) et qu’il en présente toutes les caractéristiques formelles, il s’agit en réalité d’une pure fiction car l’île de Mingher n’a jamais existé et les événement qui s’y déroulent pas davantage. Il s’en dégage pourtant une impression de véracité tant le travail d’Orhan Pamuk paraît crédible et documenté (la narratrice se présente comme une historienne se basant sur des sources de première main). Il n’empêche que le contexte a tout de même quelques fondements historiques, puisqu’il est adossé à la chute de l’empire ottoman.


En ce début de XXième siècle, une épidémie de peste se déclare sur l’île de Mingher, perle de la Méditerranée orientale, notamment connue pour la culture de ses roses. Le sultan Abduhlamid II, dépêche donc sur place l’un de ses meilleurs virologues, Bonkowski Pacha, qui tente de convaincre le gouverneur de mettre en place des mesures drastiques afin d’endiguer l’épidémie. Las, personne sur l’île ne semble prendre la mesure de la gravité de la situation, l’administration temporise, la communauté musulmane  crie au complot et la minorité chrétienne, plus aisée, tente déjà par tous les moyens de fuir l’île. La situation devient d’autant plus intenable que la quarantaine est renforcée par un blocus exercé par plusieurs destroyers de guerre occidentaux, effrayés à l’idée que la peste se propage en Europe. Sur l’île, la situation devient hors de contrôle et les morts se multiplient, notamment dans les quartiers de la principale ville. Mais la situation se complique davantage encore lorsque l’envoyé spécial du Sultan est victime d’un assassinat. Les autorités doivent se rendre à l’évidence, la population est au bord de la rébellion et il faudra mener finement la lutte contre l’épidémie pour ne pas susciter de révolte. Pour apaiser les tensions, deux personnages de haut rang sont dépêchés sur place, la princesse Pakizê, nièce du sultan, et son mari, médecin spécialisé dans la lutte contre les épidémies. C’est notamment à travers les yeux de Pakizê, dont la correspondance abondante sera mise au jour, scrutée, analysée et commentée par sa petite fille (qui se présente comme la rédactrice du livre), que les événements seront relatés.


Roman d’une très grande maîtrise narrative, Les nuits de la peste pourra sans doute dérouter les lecteurs d’Orhan Pamuk qui ne connaîtraient qu’une seule de ses facettes, celle du conteur hors pair. Dans ce roman choral, le récit se montre plus formel, prend de la hauteur et une certaine distance avec les personnages, pour les étudier en tant qu’objets d’Histoire. Ce qui intéresse Orhan Pamuk, c’est indiscutablement d’observer la chute de l’empire ottoman à travers le prisme de cette île fictive, qui n’est autre qu’une allégorie de la société turque et dont les structures socio-politiques, voire économiques, sont en grande partie déliquescentes. L’empire se meurt et le pouvoir du Sultan sur ses vastes territoires se délite à mesure que l’Occident accroît ses propres possessions territoriales en Afrique du Nord et au Proche Orient. L’unité de l’empire se fissure et des dissensions importantes entre les différentes communautés se ravivent, notamment entre chrétiens orthodoxes et musulmans. Pris en tenaille entre différentes velléités impérialistes (Français, Anglais, mais aussi Russes), le sultan, conscient du danger mais quasiment impuissant, tente de sauver les derniers lambeaux d’un empire sur le point de s’effondrer. Toutes ces tensions agitent bien évidemment Mingher et entrent en résonance, donnant au lecteur un aperçu sans doute assez réaliste de cette époque troublée. Reste que l’ensemble, bien que passionnant, souffre parfois de quelques longueurs, qui ne doivent cependant pas masquer la grande maîtrise formelle de ce roman, admirable sur bien des points et qui n’est pas sans rappeler un certain T.E. Lawrence.

mercredi 6 juillet 2022

la science en marche : Fouloscopie, de Mehdi Moussaïd

 


Savez-vous que la foule s'organise spontanément à la manière d'une fourmilière ou d'une termitière ? Qu'elle est capable de deviner le poids d'un boeuf au kilogramme près ? Qu'elle peut écrire une encyclopédie ?

Mais qu'elle peut aussi devenir meurtrière ou indifférente à la souffrance, provoquer des mouvements de panique injustifiés et incontrôlables ?


C'est tout ce que nous apprend Mehdi Moussaïd dans son livre Ce que la foule dit de nous, un remarquable livre de vulgarisation scientifique à bien des égards.

Mehdi Moussaïd est donc officiellement éthologue, spécialisé dans l'étude des foules, profession que Marion Montaigne, autre remarquable vulgarisatrice, autrice de Dans la combi de Thomas Pesquet et de la série Tu mourras moins bête avec le Professeur Moustache, a rebaptisé espièglement foulologue.

Notre chercheur étudie les attroupements et les déplacements d'homo sapiens en milieu urbain, prenant exemple sur ses collègues éthologues des autres espèces (ichtyologues, ovinologues, termitologues, myrmécologues...), interrogeant sociologues, psychologues, physiciens (à particules), mathématiciens (tendance statistiques et réseaux), épidémiologistes, et bien d'autres, il essaie de décrire et de comprendre nos réactions quand nous sommes en foule.

Ce qui a l'air d'être de la recherche pure se révèle parfois vitale. Car quatre accidents mortels arrivent chaque année en moyenne à cause de mouvements de foules incontrôlées lors de rassemblements religieux, sportifs ou festifs essentiellement, qui peuvent faire des dizaines, voire des centaines de morts en quelques minutes.

Il existe des techniques et des méthodes pour éviter certains mouvements de panique ou au contraire une inertie dangereuse, le tout étant de les appliquer au bon moment, ni trop tôt, ni trop tard. Et expliquer les déplacements d'homo sapiens, c'est aussi comprendre comment les épidémies, réelles ou virtuelles, se propagent à travers le monde ou internet.


Mais la science ne se fait pas toute seule, et à travers l'étude de son sujet, notre auteur décrit avec humour les grandeurs et les avanies du métier de chercheur, les hypothèses à formuler, les protocoles d'expériences à élaborer, les données à extraire, les résultats à analyser, les publications à faire valider. La recherche est un long parcours du combattant, dont les résultats sont sans cesse remis en cause par les avancées de la science, de toutes les sciences !


Écrit dans une langue claire, émaillé d'anecdotes savoureuses ou tragiques, ce petit livre de deux cents pages allie rigueur et humour, et offre une synthèse très accessible à tous sur un sujet dont nous sommes les principaux acteurs quotidiens. C'est une lecture très agréable et une ouverture sur la science comme on aimerait en lire plus souvent !

samedi 25 juin 2022

Fantasy livresque : Magus of the Library, de Mitsu Izumi

 


D'abord il y a le dessin : une pure merveille de détails et de finesse et un amour éclatant des costumes dans une mise en page soignée. Tout cela attire l’œil...

Ensuite, on découvre l'histoire : ça parle de livres, de libraires et de bibliothécaires dans un univers fantasy complexe fait de nombreuses ethnies aux coutumes et aux costumes variés.

Que demander de plus pour se lancer dans la série ?

C'est donc l'histoire d'un petit garçon très pauvre, métis de deux peuples qui se sont rageusement fait la guerre pendant des années. Sa sœur se prive pour l'envoyer à l'école où il se fait brimer, et depuis qu'il a appris à lire, il adore les romans. Mais le bibliothécaire du village refuse qu'il fréquente la bibliothèque municipale au prétexte que tous les pauvres sont des voleurs et des abimeurs de livres. Heureusement, il a des amis : la fille du bibliothécaire qui a son âge et avec laquelle il partage ses enthousiasmes littéraires, et une magnifique créature mi lion-mi licorne réputée trop sauvage pour être apprivoisée.

Un jour arrive quatre inspectrices de la bibliothèque centrale, et son destin va s'en trouver bouleversé. Suite à cette rencontre pleine de péripéties, et après avoir sauvé la bibliothèque du feu, il devient quasiment la mascotte du village et va s'entraîner pour passer le redoutable concours de kahuna, ainsi qu'on appelle les gardiens des livres de la bibliothèque centrale, le lieu de tous les savoirs, mais aussi la garante de la paix entre les peuples.

Au fil de son voyage et de son apprentissage, il va bien entendu découvrir le monde et se faire plein d'amis étonnants, avec chacun une personnalité bien trempée.

Pour construire son univers, l'auteur puise à toutes les sources, mélangeant allègrement les peuples et les coutumes de nos bonnes vieilles civilisations pour créer son univers, avec un faible pour les noms de peuples amérindiens, les costumes exotiques et les arrière-plans du théâtre indonésien. Il construit son histoire comme un livre d'aventures, tout en découvertes et en exploration, avec de la magie de temps en temps !

Et comme les Kahunas portent des valeurs d'entraide, de travail, de sérieux et d'amour de la lecture, je l'ai placé dans les mains de mes collégiens. Résultat : les cinq tomes actuels ne reposent pas plus d'une journée sur l'étagère avant d'être empruntés. Le succès a été fulgurant. Un de mes grands lecteurs de mangas m'a dit d'un air extatique : "c'est un livre qui parle de livres, c'est de la lecture au carré !!!".

C'est pour le moins un univers qu'on lâche à regret, en attendant la suite des cinq premiers tomes parus avec impatience, en espérant ne pas tomber sur des voleurs de livres...

Ah, et j'allais oublier, cerise sur le gâteau : il y a des dragons (enfin, un pour le moment) ! Tout pour plaire !

mardi 21 juin 2022

Fantasy slave : Déracinée, de Naomi Novik

 

Avouez que, comme moi, vous n’auriez pas automatiquement associé culture slave et fantasy. Oh, bien entendu, un certain Andrzej Sapkowski a mis à l’honneur la fantasy polonaise grâce au succès assez phénoménal de The Witcher, mais d’aucun considérait cette réussite comme un épiphénomène. Il faut bien reconnaître que je m’étais indiscutablement fourvoyé, voire, carrément, introduit l’index dans la cavité orbitaire. Non seulement c’est très douloureux, mais en plus c’est beaucoup moins pratique pour lire. Heureusement, le hasard fait parfois bien les choses et en traînant dans les rayons d’une surface culturelle, je tombe sur deux livres de poche à la couverture intrigante, rappelant les codes graphiques du folklore des pays d’Europe centrale. Ce qui n’est pas courant en fantasy, où les couvertures sont souvent inspirées par une heroic fantasy largement influencée par le bestiaire de D&D (ok ok, je schématise). Evidemment, les origines de l’auteure (Naomi Novik est américaine, mais d’origine polonaise et lituanienne) n’y sont sans doute pas étrangères et il faut bien avouer que  le mélange a quelque chose d’incroyablement rafraîchissant.



Publié en 2017, Déracinée est un roman d’environ cinq cents pages, dont la qualité première est  de se suffire à lui-même. En débutant sa lecture, vous êtes assuré de ne pas vous aventurer dans une énième trilogie de trois mille pages (voire davantage). Ce qui prouve à ceux qui affirment sans cesse que la fantasy a besoin de longues phases d’introduction pour poser les enjeux d’un nouvel univers, qu’il s’agit d’une facilité dont usent ceux qui n’ont en réalité que peu d’imagination en matière de construction narrative. Naomi Novik s’affranchit allègrement de toutes ces ficelles éculées et plonge le lecteur immédiatement dans son univers ; à lui par la suite d’en reconstituer patiemment les enjeux, en récoltant les indices disséminés par l’auteur au fil de son récit.  Situé à l’orée d’un bois maléfique, le petit village de Dvernik est soumis à une étonnante tradition. Tous les dix ans, une jeune fille est choisie par le Dragon, un puissant magicien chargé de veiller sur la région et de juguler le pouvoir d’une forêt maléfique. La jeune Agnieszka fait partie des jeunes filles susceptibles d’être choisies, mais cette éventualité ne semble guère la préoccuper car le mage choisit immanquablement le plus jolie et la plus apprêtée des candidates en lice…. et sur ce terrain, Agnieszka n’est pas vraiment la plus à même de l’emporter. Dotée d’un visage sans grâce et d’une gaucherie légendaire, la jeune fille ne s’inquiète guère d’être une hypothétique “heureuse élue”, persuadée que cette place sera dévolue à sa meilleure amie, à la chevelure dorée et au visage angélique. Mais le jour de la cérémonie du choix, rien ne se passe comme prévu et contre toute attente, c’est Agnieszka qui est désignée par le mage. Commence alors pour elle, un long apprentissage pour révéler et développer son don latent pour la magie. Un pouvoir qu’elle ne soupçonnait pas, mais que le Dragon a immédiatement perçu en elle. 



La grande originalité du roman, en dehors du fait qu’il s’inspire avec un certain talent du folklore slave/balte, c’est qu’il prend le contre-pied de bon nombre de romans d’apprentissage classiques. Le schéma éculé du Grand Maître plein de sagesse prenant sous son aile  paternelle une jeune apprentie au potentiel  considérable mais inexploité a vécu. Naomi Novik le bat en brèche dès les premières pages. Rien ne correspond aux patterns habituels. Agnieszka n’est ni jolie ni particulièrement douée (tout du moins dans son apprentissage initial), elle est tête en l’air, désordonnée, maladroite et souvent butée, sa relation avec le Dragon est la plupart du temps conflictuelle en raison de son caractère quelque peu borné. Et pourtant cela fonctionne. Le roman de l’écrivaine américaine prend un malin plaisir à contourner les codes du genre tout en respectant l’essence même de ce qui fait tout le charme de la fantasy : le merveilleux. Avec un ton proche du conte, Naomi Novik nous plonge dans un univers féérique, à la fois familier et étonnant. Certes, on reste en territoire connu, on y croise des magiciens et des sorcières, des animaux fantasmatiques, des reines et des rois…. mais même la magie a quelque chose d’inhabituel. L’auteure oppose ici deux formes de magie, l’une très académique, repose sur des formules complexes nécessitant beaucoup de rigueur et d’entraînement, la seconde, relève davantage du ressenti, de l’instinct et de la pulsion primaire… et c’est celle qu’Agnieszka pratique naturellement, au grand désespoir de son maître. Cette opposition de style est au coeur de la dynamique de la relation entre le Dragon et son élève, elle la complexifie et la rend moins verticale (oserais-je dire moins conservatrice). Le maître apprend ici autant que son élève, chacun se nourrit du savoir et de l’expérience de l’autre, et le moins que l’on puisse dire c’est que dans le domaine de la fantasy cela n’a rien de courant. 


Alors certes, tout n’est pas parfait, on n’échappe pas totalement à quelques clichés et autres personnages stéréotypés, mais l’ensemble reste très rafraîchissant, original sur de nombreux points et indiscutablement très prenant. Sincèrement, j’ai été tellement convaincu par la plume de Naomi Novik, que j’ai immédiatement enchaîné sur La fileuse d’argent, que je vous recommande encore plus chaudement et qui plonge bien plus amplement dans les racines de la culture slave.

jeudi 16 juin 2022

SF au féminin toutes : Wombs, de Yumiko Shirai

 



Sur la planète Jasperia, deux groupes humains se font la guerre : les First, les premiers colons, se défendent face aux Seconds. La supériorité technique des Seconds leur a permis de prendre le contrôle d'une bonne partie de la planète, à l'exception des terres de la nation de Hast et la forêt primaire. Le seul atout des First dans cette guerre sans merci sont les forces spéciales de transfert. Ces dernières sont uniquement composées de jeunes femmes à qui on implante un greffon de niba, une espèce endémique de Jasperia, très mal connue, qui vit dans la forêt primaire. Grâce à ce greffon, et uniquement pendant les phases de la lune de Jasperia, les jeunes femmes peuvent se déplacer quasiment instantanément et emporter des troupes et du matériel.

Mana est l'une de ces jeunes recrues. Elle reçoit avec ses camarades un entraînement intensif d'une des pionnières, la sergente Almare. Et bientôt, elle connaît son premier combat. Mais porter un niba et se promener dans le plan des coordonnées n'est pas sans risque physique ou psychique, et bientôt Mana et ses camarades vont en faire l'expérience. Sans compter que d'autres dangers les guettent : les manoeuvres politiques, les manipulations scientifiques... Autour de leur unité si particulière se trame des choses pas très nettes.

Wombs est une courte série manga en cinq tomes qui nous entraîne dans un monde de science-fiction bien plus complexe qu'il ne paraît au premier abord. Tout comme les nouvelles recrues larguées dans le plan de coordonnées sans repères, on est vite perdu dans les méandres d'une histoire à tiroirs où il est parfois un peu compliqué, au début, de replacer tous les protagonistes sur l'échiquier et de comprendre leurs buts. Mais on se laisse peu à peu happer par l'intrigue et par les questionnements que se posent les jeunes femmes "porteuses" dans tous les sens qu'on peut donner à ce mot : porteuse du greffon, porteuse des soldats et de leur armement, porteuse d'espoir.

A quel prix toutefois ? Car petit à petit on apprend comment les forces spéciales se sont mises en place sur les cadavres des pionnières, on devine peu à peu qui sont les nibas, et on n'ose pas imaginer ce que trament certains dans l'ombre.


Porté par un dessin très dynamique, voici une série de science-fiction qui sort des sentiers battus, avec une réflexion sur la maternité, les traumatismes, les souvenirs, la place des femmes dans la guerre... Une jolie découverte !

jeudi 12 mai 2022

Alison Lurie, la discrète voix féministe des lettres américaines

 

C’est en flânant chez mon libraire habituel, que j’ai découvert fortuitement les romans d’Alison Lurie. Un post-it enthousiaste habilement apposé sur la couverture, un résumé plutôt alléchant en quatrième de couv’ et me voilà repartant à la maison avec un exemplaire de Liaisons étrangères. Trois jours plus tard, je revenais  fébrilement rafler les trois autres romans disponibles d’Alison Lurie, c’est dire si ma première lecture de l’auteure américaine m'avait convaincu. Décédée en 2020, Alison Lurie fut une universitaire de renom, mais une personnalité discrète, pour autant sa littérature laisse entrevoir des récits profondément ancrés dans le réel et, probablement, en partie inspirés par sa propre expérience personnelle. On sent bien d’ailleurs, au travers de son œuvre, l’évolution assez significative de ses thématiques (les relations de couple, la critique acerbe des milieux universitaires et de la classe moyenne supérieure américaine, le travail d’écrivain et même la vieillesse et la maladie), qui confère à sa littérature une profondeur et une hauteur de vue peu communes, ainsi qu’un point de vue féminin voire discrètement féministe, qui font d’Alison Lurie une voix singulière des lettres américaines. 

N’ayant pas terminé la lecture de ces quatre romans, je vous propose néanmoins une recension des deux livres que je viens d’achever, Les amours d’Emily Turner ainsi que Liaisons étrangères



“Elle avait vingt-sept ans, et avait toujours, comme au jour de leur mariage, l’air d’un bel animal élevé et soigné avec attention, maintenu en permanence au sommet de sa forme pour être utilisé dans une occasion importante qui ne s’est pas encore produite et ne se produira peut-être jamais.”



Premier roman d’Alison Lurie, publié en 1962, Les amours d’Emily Turner, pose déjà les bases des grandes lignes directrices de l’écrivaine américaine. Sous un aspect assez policé et une écriture élégante, on y trouve une critique assez féroce de la classe moyenne américaine, doublée d’une vision très ironique du monde universitaire, dont on imagine assez aisément qu’elle ait pu en avoir une perception très complète au cours de sa carrière de professeur de littérature. On y fait donc la connaissance d’Emily Stockwell, jeune femme pimpante et énergique, issue d’un milieu aisé, mariée à Holman, un jeune professeur assistant, qui vient d’accepter un poste à l’université de Convers en Nouvelle Angleterre. Emily a tout pour être heureuse, une situation familiale stable, un mari brillant et séduisant, un petit garçon auquel elle accorde beaucoup d’attention et un compte en banque suffisamment garni pour l’éloigner des contingences bassement matérielles. Oui mais voilà, un matin, alors que Holman, qui en réalité à tout de l’Américain moyen, s'apprête à rejoindre son travail, Emily réalise brusquement qu’elle n’aime plus son mari et que l’homme à qu’elle regarde s’éloigner depuis le péron de sa maison n’est plus désormais pour elle qu’un parfait étranger. Subitement, son quotidien, ses relations sociales, ses activités domestiques ou caritatives… tout lui paraît vain et factice. Mais davantage encore, c’est ce rôle que la vie lui impose d’endosser, qui l’épuise et lui fait horeur. C’est ainsi qu’elle fait connaissance chez une amie de Will Turner, séduisant professeur de musique aux conquêtes multiples. Emily tente bien de résister à son charme ravageur, mais l’ennui qu’elle éprouve chaque jour et le manque d’attention que lui témoigne son mari, la poussent rapidement dans les bras de Will. 



Résolument moderne dans sa manière d’explorer tout un pan de la société américaine, le roman d’Alison Lurie n’est pas tout à fait sans rappeler un certain Raymond Carver et sa capacité à observer couche par couche les grands travers de l’Amérique. Comme chez Carver, on sent chez son pendant féminin ce déraillement presque inéluctable du quotidien, cette longue glissade vers une forme de destruction du cadre traditionnel. L’ennui et le manque de sens qui marquent notre mode de vie moderne, sont souvent à l’origine de ce profond dérèglement, tous milieux sociaux confondus. Quel que soit le bout par lequel les personnages tentent d’aborder leurs problématiques, notre incapacité à communiquer voue immanquablement à l’échec toute tentative d’inverser le processus. Mais le féminisme discret d’Alison Lurie et la dimension introspective de ses personnages la rapprochent également d’une certaine Virginia Woolf, avec laquelle elle partage quelques points communs. Comme chez l’écrivaine anglaise, les personnages sont mis face à leur destin, ils doivent démêler leurs propres contradictions et accepter de se libérer de leurs chaînes pour s’affranchir enfin du carcan de la société moderne. Subtilement, petite touche par petite touche, Alison Lurie décrit ce microcosme que représente Convers, qui préfigure tout ce que l’Amérique de l’époque a de plus classique et normatif. Ce faisant, elle égratigne l’air de rien le mythe de l’American way of life, alors même que le monde entier ne rêve à l’époque que d’épouser ce mode de vie, et pointe les lignes de fracture de la société américaine. C’est brillant, subtil et parfaitement transgressif pour l’époque. 



Publié en 1984, Liaisons étrangères fut l’un des plus grands succès critiques d’Alison Lurie et lui valut le prix Pulitzer. Construit sur un schéma narratif un peu différent, puisqu’il alterne les points de vue de deux personnages, il met en scène Fred Turner, un jeune et sémillant universitaire américain, professeur de littérature classique et Vinnie Miller, également professeur de littérature issue de la même université, mais spécialiste de littérature enfantine. Contrairement au séduisant Fred, Vinnie n’a rien d’une beauté ; âgée d’une cinquantaine d’années, petite, les hanches étroites et la poitrine menue, Vinnie fait  figure de vieille fille un peu revêche pour qui la vie se résume à sa carrière professionnelle.  Très honnêtement, tous deux n’ont guère en commun, si ce n’est que leur université leur a accordé un congé d’étude de six mois à Londres dans le cadre de leurs recherches respectives. Pour Vinnie, grande admiratrice de l’Angleterre, ce nouveau voyage en Europe est une bénédiction attendue de longue date. Celle-ci se réjouit de retrouver un pays au moeurs moins rustiques, plus policé et bien plus charmant. Quant-à Fred, il s’imagine déjà arpentant les immenses rayonnages de la British Library, à la recherche des manuscrits les plus précieux, parcourant du doigt l’écriture fine et déliée des auteurs du XVIIème siècle qu’il affectionne tant, visitant les musées et les monuments de Londres avec avidité sur son temps libre. Hélas pour nos deux universitaires, la réalité n’a pas grand chose à voir avec leurs fantasmes ni même avec leurs souvenirs les plus embellis. Mais c’est surtout pour Fred que le choc est le plus rude, d’autant plus qu’il avait  largement sous-estimé le budget nécessaire et se voit contraint de se serrer la ceinture la majeure partie du temps. 



Jouant avec humour sur les clichés propres à chaque pays, Alison Lurie propose un roman à la fois drôle et caustique, qui égratigne avec beaucoup d’ironie, mais aussi un peu de tendresse, les clichés largement éculés et les idées reçues sur l’un ou sur l’autre de ces deux pays cousins, mais pourtant si différents. Une fois encore, le milieu universitaire et bourgeois est épinglé avec beaucoup de finesse, de justesse et tout juste ce qu’il faut de dérision pour ne pas sombrer dans la caricature facile. Sortir du carcan, abolir les barrières, essayer de comprendre l’autre est une nouvelle fois au cœur des interrogations d’Alison Lurie, qui, par son style tout en intelligence et en subtilité, démontre la grande pertinence de sa démarche.