Rechercher dans ce blog

vendredi 14 octobre 2022

Littérature américaine : La vérité sur Lorin Jones, d'Alison Lurie

En ces temps de polarisation extrême de la société, au sujet de tout et de rien, mais où le féminisme moderne semble tout de même cristalliser les rancoeurs et crisper les réseaux sociaux, la lecture de cet excellent roman qu’est La vérité sur Lorin Jones, paraît plus que nécessaire. En premier lieu parce que les thématiques favorites d’Alison Lurie tournent très souvent autour des problématiques féministes et font écho aux questionnements qui continuent d’agiter la société trente ans plus tard (c’est dire le peu de chemin parcouru), en second lieu parce que la manière dont l’écrivaine américaine interroge son époque, me paraît nettement plus saine et constructive qu’à l’heure actuelle. Il y a chez Alison Lurie une capacité à s’emparer de la question féministe de manière à la fois sincère, engagée et dinstanciée, qui confine à l’exemplarité.



Assistante de conservation dans un grand musée new-yorkais, récemment divorcée et mère d’un garçon de 14 ans, Polly Alder s’apprête à rédiger la biographie d’une artiste peintre dont le travail la fascine depuis de nombreuses années : Lorin Jones. Archétype de l’artiste maudit, Lorin Jones fut une peintre en vue dans les années soixante, sa peinture avangardiste lui promettait un avenir radieux et un succès retentissant. Mais son ascension fut de courte durée et l’artiste retomba progressivement dans l’anonymat, au point d’être presque oubliée vingt ans plus tard et de mourir dans la misère et l’indifférence. A l’occasion d’une rétrospective qu’elle a portée à bout de bras, Polly réalise que le destin tragique de Lorin Jones n’est pas lié aux qualités intrinsèques de sa peinture, mais probablement à la manière dont elle fut traitée par les hommes de son entourage depuis son enfance jusqu’à sa mort. Forte de cette intuition, Polly demande un congé et obtient même une bourse pour financer la réalisation de son livre, mais le travail s’avère moins facile qu’attendu. D’une part, ses récents problèmes personnels pèsent sur son moral et sur sa manière d’aborder ses travaux de recherche, l’incitant à adopter un prisme fortement anti-masculiniste, d’autre part Polly réalise au fil de ses entretiens avec des proches de l’artiste (frère, ex-mari, galeristes, collectionneurs….), que la personnalité de Lorin Jones est éminemment plus complexe qu’elle ne l’avait envisagée. Des zones d’ombre persistent, des récits personnels se télescopent et se contredisent, la plongeant dans l’expectative. Plus ses recherches avancent, moins Polly semble réussir à cerner le personnage. Ainsi, au-delà de la personnalité timide et réservée, presque effacée, émerge une autre facette de Lorin Jones, moins séduisante, plus sombre, voire même antipathique. Le doute s’insinue et Polly ne sait plus  quel angle adopter pour dresser le portrait de l’artiste. Mais au-delà même des questions méthodologiques, ne se serait-elle pas fourvoyée dès le début, n’aurait-elle pas opéré une sorte de transfert, fascinée, par effet miroir, par les similitudes qu’elle observait avec sa propre vie. Angoissée par ses problèmes familiaux et par ses relations ambigües avec sa meilleure amie, Polly ne sait plus comment réagir, ses certitudes s’effondrent, ses sentiments se font contradictoires oscillant tantôt entre agacement et attirance envers les hommes. Le vaste édifice sur lequel reposait autrefois une vie stable et heureuse s’effondre comme un château de cartes, révélant une vérité que Polly n’est pas forcément prête à accepter. 



Admirablement construit sur le plan narratif, La vérité sur Lorin Jones est très certainement l’un des meilleurs romans d’Alison Lurie et mérite amplement son prix Femina (1989). Avec subtilité et humilité, l’auteure américaine interroge le travail de l’écrivain biographe de manière très fine, mais plus généralement c’est aussi notre rapport à l’autre qu’il dessine en creux. Connaissons-nous véritablement ceux qui nous entourent ? Notre conjoint, nos enfants, nos amis sont-ils bien ceux que nous percevons à la surface, cachent-ils d’autres facettes de leur personnalité, qui à l’occasion d’un conflit ou de tensions se révèlent au grand jour ? Sommes-nous enfermés dans une bulle émotionnelle qui nous empêche de percevoir l’autre dans toute sa globalité ? Autrement dit, l’autre n’est-il qu’une construction élaborée à partir de nos propres émotions et de notre histoire personnelle ? Ainsi, le fameux alter-ego ne serait  qu’un mythe, un doux rêve bercé d’illusions qui un jour vient s’écraser contre le mur du réel. Alison Lurie invite ainsi le lecteur à lever le voile des apparences, à s’interroger sur les motivations qui nous animent  lorsque nous acceptons une certaine forme d’aliénation dans nos rapports aux autres. Un compromis que Lorin Jones, tout au long de son existence, semble avoir totalement rejeté. Artiste totale, parfaitement libre, entièrement engagée dans sa peinture, au point d’en oublier les autres, Lorin Jones apparaît sous un jour qui n’est sans doute pas aussi flatteur qu’attendu, mais pourtant sincère et honnête. Un engagement synonyme néanmoins d’une grande solitude.


En filigrane apparaît un autre questionnement tout aussi subtil, qui parfois a été mal perçu par certains lecteurs. L’engagement d’Alison Lurie en faveur de la cause féministe ne fait aucun doute, c’est même une constante tout au long de son oeuvre et si l’auteure se montre assez critique à l’égard des féministes les plus radicales, elle ne fait que pointer les dérives d’une idéologie trop extrême dans son jusq’auboutisme. Si les fondements du combat des femmes lui apparaissent justes et nécessaires, et même vitaux, la radicalisation du discours à l’encontre des hommes lui semble au contraire délétère. Alison Lurie ne trahit pas la cause lorsqu’elle donne des hommes une image moins stéréotypée et plus contrastée au fil du récit, pas plus qu’elle ne tente d’atténuer le comportement affreusement machiste de nombreux personnages masculins. A contrario, certains n’ont vu dans dans ce roman, qu’un discours violemment misandre, dressant un tableau des hommes bien trop caricatural. Mais c’est oublier qu’il s’agit de la vision de Polly et qu’elle évolue tout au long du récit, pour se faire plus nuancée et plus subtile à la fin du roman. Ce tableau de la société bourgeoise de l’époque, teinté d’une ironie mordante, presque caustique, est néanmoins la marque de fabrique d’une écrivaine dont l’engagement en faveur de la cause féministe ne s’est jamais démenti et ne peut être remis en cause. Plus de trente ans plus tard, La vérité sur Lorin Jones reste un roman fondamental dans l’histoire des lettres américaines, une œuvre qui n’a pas pris une ride et  qui témoigne de son temps tout en restant parfaitement d'actualité.


 

2 commentaires:

Carmen a dit…

Roman qui m’intéresserait pour le rapport à l’autre dont tu parles.
On reste certainement un mystère pour l’autre et vice versa.
C’est noté. Merci à toi .

Emmanuel a dit…

Avec plaisir !