Rechercher dans ce blog

jeudi 12 mai 2022

Alison Lurie, la discrète voix féministe des lettres américaines

 

C’est en flânant chez mon libraire habituel, que j’ai découvert fortuitement les romans d’Alison Lurie. Un post-it enthousiaste habilement apposé sur la couverture, un résumé plutôt alléchant en quatrième de couv’ et me voilà repartant à la maison avec un exemplaire de Liaisons étrangères. Trois jours plus tard, je revenais  fébrilement rafler les trois autres romans disponibles d’Alison Lurie, c’est dire si ma première lecture de l’auteure américaine m'avait convaincu. Décédée en 2020, Alison Lurie fut une universitaire de renom, mais une personnalité discrète, pour autant sa littérature laisse entrevoir des récits profondément ancrés dans le réel et, probablement, en partie inspirés par sa propre expérience personnelle. On sent bien d’ailleurs, au travers de son œuvre, l’évolution assez significative de ses thématiques (les relations de couple, la critique acerbe des milieux universitaires et de la classe moyenne supérieure américaine, le travail d’écrivain et même la vieillesse et la maladie), qui confère à sa littérature une profondeur et une hauteur de vue peu communes, ainsi qu’un point de vue féminin voire discrètement féministe, qui font d’Alison Lurie une voix singulière des lettres américaines. 

N’ayant pas terminé la lecture de ces quatre romans, je vous propose néanmoins une recension des deux livres que je viens d’achever, Les amours d’Emily Turner ainsi que Liaisons étrangères



“Elle avait vingt-sept ans, et avait toujours, comme au jour de leur mariage, l’air d’un bel animal élevé et soigné avec attention, maintenu en permanence au sommet de sa forme pour être utilisé dans une occasion importante qui ne s’est pas encore produite et ne se produira peut-être jamais.”



Premier roman d’Alison Lurie, publié en 1962, Les amours d’Emily Turner, pose déjà les bases des grandes lignes directrices de l’écrivaine américaine. Sous un aspect assez policé et une écriture élégante, on y trouve une critique assez féroce de la classe moyenne américaine, doublée d’une vision très ironique du monde universitaire, dont on imagine assez aisément qu’elle ait pu en avoir une perception très complète au cours de sa carrière de professeur de littérature. On y fait donc la connaissance d’Emily Stockwell, jeune femme pimpante et énergique, issue d’un milieu aisé, mariée à Holman, un jeune professeur assistant, qui vient d’accepter un poste à l’université de Convers en Nouvelle Angleterre. Emily a tout pour être heureuse, une situation familiale stable, un mari brillant et séduisant, un petit garçon auquel elle accorde beaucoup d’attention et un compte en banque suffisamment garni pour l’éloigner des contingences bassement matérielles. Oui mais voilà, un matin, alors que Holman, qui en réalité à tout de l’Américain moyen, s'apprête à rejoindre son travail, Emily réalise brusquement qu’elle n’aime plus son mari et que l’homme à qu’elle regarde s’éloigner depuis le péron de sa maison n’est plus désormais pour elle qu’un parfait étranger. Subitement, son quotidien, ses relations sociales, ses activités domestiques ou caritatives… tout lui paraît vain et factice. Mais davantage encore, c’est ce rôle que la vie lui impose d’endosser, qui l’épuise et lui fait horeur. C’est ainsi qu’elle fait connaissance chez une amie de Will Turner, séduisant professeur de musique aux conquêtes multiples. Emily tente bien de résister à son charme ravageur, mais l’ennui qu’elle éprouve chaque jour et le manque d’attention que lui témoigne son mari, la poussent rapidement dans les bras de Will. 



Résolument moderne dans sa manière d’explorer tout un pan de la société américaine, le roman d’Alison Lurie n’est pas tout à fait sans rappeler un certain Raymond Carver et sa capacité à observer couche par couche les grands travers de l’Amérique. Comme chez Carver, on sent chez son pendant féminin ce déraillement presque inéluctable du quotidien, cette longue glissade vers une forme de destruction du cadre traditionnel. L’ennui et le manque de sens qui marquent notre mode de vie moderne, sont souvent à l’origine de ce profond dérèglement, tous milieux sociaux confondus. Quel que soit le bout par lequel les personnages tentent d’aborder leurs problématiques, notre incapacité à communiquer voue immanquablement à l’échec toute tentative d’inverser le processus. Mais le féminisme discret d’Alison Lurie et la dimension introspective de ses personnages la rapprochent également d’une certaine Virginia Woolf, avec laquelle elle partage quelques points communs. Comme chez l’écrivaine anglaise, les personnages sont mis face à leur destin, ils doivent démêler leurs propres contradictions et accepter de se libérer de leurs chaînes pour s’affranchir enfin du carcan de la société moderne. Subtilement, petite touche par petite touche, Alison Lurie décrit ce microcosme que représente Convers, qui préfigure tout ce que l’Amérique de l’époque a de plus classique et normatif. Ce faisant, elle égratigne l’air de rien le mythe de l’American way of life, alors même que le monde entier ne rêve à l’époque que d’épouser ce mode de vie, et pointe les lignes de fracture de la société américaine. C’est brillant, subtil et parfaitement transgressif pour l’époque. 



Publié en 1984, Liaisons étrangères fut l’un des plus grands succès critiques d’Alison Lurie et lui valut le prix Pulitzer. Construit sur un schéma narratif un peu différent, puisqu’il alterne les points de vue de deux personnages, il met en scène Fred Turner, un jeune et sémillant universitaire américain, professeur de littérature classique et Vinnie Miller, également professeur de littérature issue de la même université, mais spécialiste de littérature enfantine. Contrairement au séduisant Fred, Vinnie n’a rien d’une beauté ; âgée d’une cinquantaine d’années, petite, les hanches étroites et la poitrine menue, Vinnie fait  figure de vieille fille un peu revêche pour qui la vie se résume à sa carrière professionnelle.  Très honnêtement, tous deux n’ont guère en commun, si ce n’est que leur université leur a accordé un congé d’étude de six mois à Londres dans le cadre de leurs recherches respectives. Pour Vinnie, grande admiratrice de l’Angleterre, ce nouveau voyage en Europe est une bénédiction attendue de longue date. Celle-ci se réjouit de retrouver un pays au moeurs moins rustiques, plus policé et bien plus charmant. Quant-à Fred, il s’imagine déjà arpentant les immenses rayonnages de la British Library, à la recherche des manuscrits les plus précieux, parcourant du doigt l’écriture fine et déliée des auteurs du XVIIème siècle qu’il affectionne tant, visitant les musées et les monuments de Londres avec avidité sur son temps libre. Hélas pour nos deux universitaires, la réalité n’a pas grand chose à voir avec leurs fantasmes ni même avec leurs souvenirs les plus embellis. Mais c’est surtout pour Fred que le choc est le plus rude, d’autant plus qu’il avait  largement sous-estimé le budget nécessaire et se voit contraint de se serrer la ceinture la majeure partie du temps. 



Jouant avec humour sur les clichés propres à chaque pays, Alison Lurie propose un roman à la fois drôle et caustique, qui égratigne avec beaucoup d’ironie, mais aussi un peu de tendresse, les clichés largement éculés et les idées reçues sur l’un ou sur l’autre de ces deux pays cousins, mais pourtant si différents. Une fois encore, le milieu universitaire et bourgeois est épinglé avec beaucoup de finesse, de justesse et tout juste ce qu’il faut de dérision pour ne pas sombrer dans la caricature facile. Sortir du carcan, abolir les barrières, essayer de comprendre l’autre est une nouvelle fois au cœur des interrogations d’Alison Lurie, qui, par son style tout en intelligence et en subtilité, démontre la grande pertinence de sa démarche.

4 commentaires:

Carmen a dit…

Contente de te relire.
Pour le 1 er roman,c’est un peu une autopsie du couple, et son delitement un peu comme chez Richard Yates il me semble et d’autres auteurs nord américains désenchantés.
Vu par une femme écrivain cette fois.
Je le note.

Emmanuel a dit…

Oui, le parallèle avec Richard Yates est tout à fait pertinent. Mais il y a chez Alison Lurie une forme de distanciation et une ironie mordante qui rendent ses romans moins étouffants que ceux de Yates.

Soleil vert a dit…

Le rapprochement avec Carver et Woolf (thèmes communs mais écritures dissemblables) fait tilt.
Voilà qui ne va pas diminuer ma PAL

Emmanuel a dit…

Nope, mais quand on aime on ne compte pas ;-)