Rechercher dans ce blog

mardi 29 mars 2022

Sur les traces d'Omar Khayyam : Samarcande, d'Amin Maalouf

 

Mais où est donc passée la poésie ? Immense paradoxe dans un pays qui se dit profondément attaché à la culture et à la littérature en particulier. En dehors du Printemps des poètes et de quelques manifestations éparses, la poésie reste la grande absente du paysage médiatique français. On n’en parle ni à la télé, ni à la radio, ni dans les journaux ou les magazines, il n’y a guère qu’à l’école qu’elle trouve encore une petite place. Le hiatus est d’autant plus considérable, que des pays que l’on regarde parfois avec dédain lui accordent une place publique nettement plus importante. Dans les pays arabo-musulmans, il n’est pas rare d’assister à des lectures publiques de poésie dans des endroits aussi incongrus que des stades, le poète palestinien Mahmoud Darwich était par exemple capable des déplacer des foules à chaque apparition publique. Dans les pays anglo-saxons, les revues publient bien plus facilement de la poésie et l’apparition remarquée de la jeune poétesse Amanda Gorman, lors de l’investiture de Joe Biden, est assez significative. En 2020, le prix Nobel de littérature est décerné à la poétesse américaine Louise Glück….. tellement méconnue en France, que cela en deviendrait presque gênant. 



Amin Maalouf s’inscrit donc dans une tradition radicalement différente, celle de la poésie arabo-musulmane, riche d’un héritage multiséculaire encore bien vivace aujourd’hui. On connaît la fascination de l’écrivain pour la matière historique et ce roman n’échappe évidemment pas à la règle, puisqu’il se déroule entre le XIème siècle et le XXeme siècle, dans cette région du nord de la Perse (la Sogdiane) qui autrefois était au coeur du monde et dont Samarcande fut le joyau (à noter que la Samarcande de cette époque n’existe plus, remplacée par une cité construite par Tamerlan, tout aussi splendide au demeurant, et dont nous pouvons encore contempler la magnifique architecture). C’est donc au XIème siècle, au cœur de la Perse, que vécut le personnage principal de ce roman. Omar Khayyam fut à la fois l’un des savants les plus reconnus de son temps, mais également un philosophe et un poète hors-pair. Menant une existence itinérante, invité des cours les plus prestigieuses, Omar est un lettré et un savant extrêmement aimé pour l’immensité de ses connaissances. Mais l’homme n’a pas toujours la langue dans sa poche et s’il a l’oreille des puissants aussi bien que la faveur des petites gens, sa franchise et sa liberté de ton lui valent quelques rancoeurs, notamment celle des religieux les plus stricts. Sa poésie, qui prône une certaine forme de libéralisme de mœurs, interpelle Dieu d’une manière qui frôle souvent l’impertinence, voire même l’agnosticisme. Aux yeux des mollahs, Khayyam est un impie de la pire espèce. Aussi cache-t-il ses écrits les plus licencieux aux yeux de tous, ou presque, consignant ses aphorismes et ses quatrains, dans un livre qu’il garde au secret. Plus que celle d’Omar Khayyam, Samarcande est l’histoire de ce livre devenu mythique. A-t-il jamais existé ? Qui a eu l’insigne honneur d’en feuilleter les pages ? Comment a-t-il été perdu ?



Le roman d’Amin Maalouf est donc divisé en deux parties bien distinctes. La première est consacrée au récit de Khayyam, on y suit le parcours de sa vie, riche en rebondissements, de ses relations avec les puissants, parfois conflictuelles, de ses amours, souvent compliqués, et de son amitié complexe et contrariée avec Hassan Ibn al-Sabbah, le vieux de la montagne, qui fut le seigneur de la secte des assassins et dont la place forte, Alamut, fit trembler tous les rois et les seigneurs du Proche-Orient de son temps. S’ensuit un bond dans le temps de plusieurs siècles, pour suivre les pas d’un jeune américain féru d’orientalisme et de littérature perse, grand admirateur de l’oeuvre de Khayyam et prêt à tout pour retrouver le fameux manuscrit oublié. On assiste ainsi au destin tragique de la jeune démocratie iranienne, prise entre deux impérialisme (Anglais et Russe), et qui ne réussira jamais à trouver sa voie au sein du concert des nations. 



Érudit, mais sans excès, dépaysant, mais sans exotisme outrancier, élégant dans son style aussi bien que dans sa construction narrative, Samarcande est probablement l’un des romans les plus réussis d’Amin Maalouf. On y sent tout l’amour qu’éprouve l’auteur pour le Proche-Orient et pour sa multitude de cultures. On y sent poindre également une certaine forme de nostalgie pour une civilisation qui semble le fasciner au plus haut point. Cette Perse millénaire, qui a vu des civilisations brillantes naître, croître et finalement s’éteindre pour laisser la place à une forme de chaos politique sans précédent, un espace béant dans lequel les religieux les plus avides de pouvoir viendront s’engouffrer. Que reste-t-il au final de cette grandeur ? La culture et la littérature, semble nous dire Amin Maalouf. Malgré les conflits et les révolutions de palais, les paroles d’Omar Khayyam ont traversé les siècles, échappant à la censure et à l’oubli, pour mieux éclairer notre chemin dans le brouillard et les ténèbres de l’Histoire. 



dimanche 27 mars 2022

Biographie savoureuse : le premier des chefs, de Marie-Pierre Rey



Tous ceux qui s’intéressent un peu à l’histoire de la cuisine connaissent Antonin Carême, le cuisinier des princes et le prince des cuisiniers. Son destin hors du commun l’a amené d’une enfance dans la plus grande pauvreté à la gloire que peu de cuisiniers ont connu avant et même après lui. Né peu de temps avant la Révolution, il a connu tous les soubresauts du début du 19e siècle. Jeune pâtissier prodige, il a enchanté Paris avec des recettes feuilletées d’anthologie. On lui doit les croquembouches ou encore la charlotte. Puis, passant à la cuisine, il continue de se perfectionner et réalise des « extras », dîners extraordinaires de 10 à plusieurs centaines, voire milliers de participants. Il a servi Talleyrand, les Bonaparte, le Tsar de toutes les Russies, le Régent du Royaume Uni, les princes allemands, les Rothschild. On dit de lui qu’il a par ses dîners permis la paix en Europe ! Carême est une légende.

Et comme toutes les légendes, il faut parfois arriver à démêler le vrai du faux et de l’exagéré, ce qui n’est pas toujours simple. Car si le cuisinier est bien connu, l’homme derrière les plats et les casseroles l’est moins. Si Carême a laissé des livres de cuisine qui ont fait autorité pendant plus d’un siècle et ont inspiré jusqu’à la cuisine d’aujourd’hui, il n’a laissé qu’une courte autobiographie qui a ses parts d’ombre.

Marie-Pierre Rey nous convie donc à la découverte d’Antonin Carême et de son art, l’un étant indissociable de l’autre. Elle nous entraîne sur les pas d’un homme parti de rien, qui est devenu de son vivant le cuisinier le plus renommé de toute l’Europe, de Saint-Pétersbourg à Londres en passant par l’Italie. Elle nous explique son ascension fulgurante, grâce à des maîtres qu’il a toujours pris soin de remercier, et à des rencontres prestigieuses, dont celle de Talleyrand qui lui ouvrit les portes des cours européennes. Elle prend soin de replacer ce génie dans son temps, mais aussi de commenter son œuvre, qui n’est pas pour rien dans sa gloire. Car Carême a eu soin de transmettre ce qu’il considérait comme un art, de plusieurs manières : d’une part en formant des cuisiniers qui ont perpétué son art culinaire, mais aussi en écrivant des livres qui seront le socle de la grande cuisine française jusqu’à Auguste Escoffier, et enfin en défendant sa profession et en cherchant à la structurer.

Quelles impressions nous reste-t-il à la fin de cette biographie ? D’abord celle d’avoir fait connaissance avec un homme sympathique, curieux de tout et attentif aux autres. Celle d’avoir affaire à un travailleur forcené qui a laissé au service de son art sa santé, mort avant ses 50 ans. Celle d’un passionné, aussi bien sur le plan pratique que sur le plan théorique et qui a impulsé nombre de bases en cuisine sur lesquelles nous pouvons encore compter aujourd’hui. En somme, un homme exceptionnel qui n’a pas usurpé le titre du livre qui lui est consacré : le premier des Chefs.

Et comme on ne peut pas partir sans quelques amuse-gueules, ce livre trouvera toute sa place en cuisine puisqu’il comporte en annexe une centaine de recettes à tester…

jeudi 10 mars 2022

Polar bien noir : Brown's requiem, de James Ellroy

 

Monstre sacré du polar hard boiled, James Ellroy semble s’être quelque peu assagi au cours de ces dernières années, comme si l’enfant terrible des lettres américaines avait enfin mis au pas ses démons intérieurs. Ses derniers romans se veulent ainsi plus posés, plus ambitieux sur le fond comme sur la forme, mieux documentés et bien plus politiques. James Ellroy a ainsi gagné en maturité ce qu’il a perdu en fureur et en rage d’écrire. Les esprits chagrins trouveront de toute façon toujours quelque chose à redire, même s’il est vrai que l’énergie vitale assez folle qui animait ses premiers romans semble avoir bel et bien disparu. Qu’importe, les plus nostalgiques peuvent toujours relire le quatuor Los Angeles et savourer ainsi le chemin parcouru par l'auteur. Et tant qu’à faire, autant commencer par son premier roman, Brown’s Requiem.



Fritz Brown, ancien flic du LAPD mis sur la touche pour alcoolisme caractérisé et allergie à la hiérarchie, exerce désormais la profession de détective privé. Le bonhomme s’est même spécialisé dans la récupération de bagnoles dont les traites n’ont pas été honorées. Un boulot plutôt peinard, peu risqué et pas trop mal payé…. suffisamment pour ne pas avoir envie d’aller chasser du côté des divorces et autres filatures de conjoints infidèles. Brown se laisse pourtant convaincre par un caddy de golf miteux, mais plein aux as, d’accepter une affaire plutôt facile et bien juteuse. A priori le cas n’est guère épineux, puisque l’homme le charge de filer sa soeur, une jeune femme plutôt attitrante qui entretient une relation avec un homme qui pourrait être son père. L’enquête promet d’être bouclée en un tour de main et de rapporter gros, mais en réalité Brown remue des éléments du passé qui le conduisent dans les bas fonds de la criminalité organisée, des flics véreux et de l’argent sale. Une véritable descente aux enfers, semée de cadavres et de coups tordus, bien loin des paillettes d’Hollywood. 



A la lecture de Brown’s requiem, on ne peut qu’être frappé à la fois par le talent brut de James Ellory, qui signe un premier roman très maîtrisé et plein de promesses futures, mais également tout le chemin parcouru par l’auteur américain en plus de trente ans de carrière. Tous les ingrédients sont pourtant déjà présent, le style brutal et incisif, mais encore un peu stéréotypé (comme si Ellroy n’avait pas tout à fait réussi à s’affranchir de l’influence de ses pères), la maîtrise formelle de l’intrigue et surtout le caractère très organique de sa littérature. Le Los Angeles de James Ellroy a quelque chose de profondément prégnant, l’âme de cette cité tentaculaire imprègne chaque phrase, chaque image, elle est le personnage principal du roman et d’une grande partie de l’oeuvre de l’écrivain américain. Mais cela, chaque lecteur d’Ellroy le sait parfaitement. Que reste-t-il alors à ce Brown’s requiem ? Malgré une intrigue bien ficelée, mais plutôt classique, le roman tient avant tout au personnage très ambigu de Fritz Brown, une brute au coeur tendre, grand mélomane, hanté par son passé de flic alcoolique, tiraillé entre son désir de justice et sa volonté d’échapper à la noirceur cancéreuse d’une ville monstrueuse et déliquescente. Un bon polar, à défaut d’être un grand Ellroy. 

mardi 8 février 2022

Chronique sociale mélancolique : Willnot, de James Sallis

 

Il y a quelques années, dans une interview accordée au magazine Première, l’une des dirigeantes de la Warner avouait de manière faussement candide que 80% des films qui sortaient au cinéma étaient des adaptations d'œuvres littéraires. Ce chiffre, sans doute aussi fiable qu’une estimation au doigt mouillé, était probablement un tantinet exagéré, mais il reflètait un paradoxe qui ne cesse de perdurer ; malgré le succès phénoménal de certains films (ou séries), les écrivains et les scénaristes qui en sont à l’origine restent, sauf exception, désespérément dans l’ombre. En témoigne James Sallis, qui malgré le succès critique et populaire de l’adaptation cinématographique de Drive (de Nicolas Winding Refn), reste sans doute pour le commun des mortels un illustre inconnu (sauf peut-être pour les amateurs éclairés de polars).  Réalité cruellement cynique et profondément injuste, qui n’est que le reflet d’une société du spectacle où le talent compte moins que le nombre de followers et le marketing davantage que la créativité. Rien de bien neuf du côté d’Hollywood, sinon que nombre de scénaristes, sans doute fatigués d’être traités comme quantité négligeable (ou comme de la merde, n’ayons pas peur des mots) ont fini par fuir et trouver refuge du côté des séries télé, où, il faut bien l’avouer, la créativité est à son paroxysme. Bref, James Sallis, à qui l’on doit quelques-uns des polars les plus fascinants de ces trente dernières années, n’est toujours pas prophète en son pays. C’est la raison pour laquelle nous nous contenterons d’enfoncer le clou et de crier au génie en évoquant l’un de ses derniers romans, Willnot, un faux polar parfaitement introspectif, dans lequel l’auteur traite par dessus la jambe son intrigue principale pour nous parler de lui, des gens, de la vie…. et c’est très bien comme ça. J’en vois déjà qui crient à l’escroquerie, mais qui devraient garder à l’esprit qu’après avoir publié des chefs d’oeuvres aussi aboutis que Drive ou bien encore La mort aura tes yeux, un écrivain n’a plus rien à prouver ; même en roue libre, sa littérature vole très largement au-dessus de la mêlée. 



Willnot, petite ville étrangement en dehors du temps, située quelque part du côté de l’Arizona, est le théâtre d’un incident peu commun. Un charnier y a été découvert par accident, dans une ancienne carrière abandonnée à la sortie de la ville. Le mystère reste entier, autant pour le shérif local que pour la cellule spécialisée envoyée par le FBI. Mais contre toute attente, le personnage principal de cette histoire n’est pas membre de la police et n’enquête sur rien. Lamar Hale est docteur, chirurgien même, et exerce ses talents dans l’hôpital du comté, ces cadavres sont le cadet de ses soucis, même si l’affaire aurait tendance à gentiment aiguiser sa curiosité. Mais les choses se compliquent un peu lorsqu’au même moment débarque un vétéran de l’armée, Bobby, dont Lamar a longuement suivi les troubles lorsqu’il était encore enfant. Y a-t-il un lien entre le retour de Bobby et ces meurtres ? Mystère, mais de toute façon le principal est ailleurs semble nous dire James Sallis.



D’une certaine manière, Willnot est un roman assez déroutant. En premier lieu parce qu’il semble se présenter comme un polar assez classique, mais oublie son intrigue en cours de route, en second lieu parce que, contre toute attente, cela fonctionne extrêmement bien. Mais ne soyons pas dupes, le roman tient debout par la seule force du talent d’écriture de l’auteur américain. Le style est faussement relâché et la narration nonchalante imprime au bout de quelques dizaines de pages son rythme lancinant et quasi hypnotique. Le vrai sujet c’est Willnot. Cette ville étrangement calme où planent les fantômes d’un passé douloureusement prégnant fait échos aux propres souvenirs de Lamar, hanté par une histoire personnelle que l’on entrevoit par bribes éparses. Lentement, James Sallis assemble pièce par pièce son puzzle, tout en prenant soin d’en laisser certains pans inachevés. Au lecteur de combler les parties manquantes, sans certitude, mais avec le sentiment que le motif global dépasse sans doute ce qu’il aspire à entrevoir. Une foultitude de personnages se bousculent…. et sortent aussi subitement du récit qu’ils y étaient entrés. Willnot fait figure d’îlot hors du temps, coupé d’une Amérique qui paraît bien lointaine. Les gens semblent y lâcher prise, cesser leur lutte contre une vie de peine et de souffrance, comme s’ils avaient atteint leur destination finale. Au milieu de cet étonnant maelstrom, Lamar fait figure de phare du bout du monde, il répare les gens tout autant qu’il tente de se réparer lui-même, observe, philosophe…. et regarde le temps qui passe. Autour de lui la vie s’écoule, avec ses hauts et ses bas, faite de gestes simples, de non-dits, de joie ou de peine. Elle est à la fois si dense et si légère. Si belle et si cruelle. 



Roman doux-amer sur le temps qui passe, profondément empreint de nostalgie, Willnot est probablement l’un des livres les plus personnels de James Sallis, il y imprime sa marque à chaque page, par son style qui va en toute simplicité droit à l’essentiel, sans aucune fioritures, mais avec l’assurance de toucher en plein coeur. 

samedi 5 février 2022

Portrait de la chasse aujourd'hui : L'animal et la mort, de Charles Stepanoff

 

Il y a un certain plaisir à découvrir un auteur avant tout le monde. Ainsi j'ai fait la connaissance de Charles Stepanoff peu après Nastassja Martin, dans mon trip sibérien. Il parlait alors des chamanes de Sibérie d'une manière à la fois très savante, très documentée, et très claire.

Reprenez donc le même ethnologue, interdisez-lui son terrain d'enquête septentrional pour cause de pandémie et plongez-le dans le Perche (pour ceux qui ne connaissent pas, c'est entre Alençon et Vendôme). Là, laissez-le faire ; interroger les autochtones de tous poils sur un sujet parfaitement polémique : la chasse.

Laisser maturer, servez en décembre 2021 dans ma petite librairie de campagne sans même que j'ai à le commander (on est dans un pays de chasse ici). Accompagnez d'une matinale sur France-Culture. Dégustez les presque 380 pages lentement.

Lentement, car si la prose de Charles Stepanoff est tout à fait accessible au commun des mortels, elle n'en est pas moins très rigoureuse et très dense. L'auteur analyse ici les rapports de notre société avec le monde sauvage et la mort, et, au prisme de l'interface privilégiée entre les deux, à savoir la chasse, il déroule une longue enquête à la fois dans l'espace et dans le temps.

Dans ce livre, on croise des chasseurs percherons et tuva et des antichasseurs romains et percherons, mais aussi des nobles passionnés, des rois invincibles, des bourgeois conquérants, des paysans braconniers, des Cévénols réfractaires, des faisans d'élevage, des perdrix dénaturées, des loups persécutés, des cerfs malins, des chiens futés, des hommes politiques, des philosophes, des naturalistes, des écologistes, des experts, des ermites, des moines, des gardes-chasse, des chasseresses, des mythes, des légendes...

Car le monde dit sauvage est complexe, plein de degrés de sauvagerie, et jamais indemne de la présence humaine jusqu'au tréfonds de la Sibérie. Comme est complexe la société des chasseurs, qui n'est une et indivisible qu'aux yeux des antichasseurs dont les courants sont eux aussi multiples.

Et c'est cette complexité que nous rapporte Charles Stépanoff. Car qui connaît le mieux le monde animal, sauvage ou domestique? Celui qui chasse ou celui qui défend les animaux ? Et quels animaux défend-on ? Pourquoi ? Comment ? Au détriment de qui ? Au détriment de quoi ?

À l'image de la duchesse d'Uzès qui fut longtemps maîtresse d'équipage et adhérente de la SPA, la chasse et la défense des animaux sont deux mondes connectés, pour le meilleur et pour le pire. Chacun parle au nom de ces animaux qui ne parlent pas, et chacun leur fait dire ce qui l'intéresse... Quant à la sauvagerie, aucun humain dans cette histoire n'en est avare.

En conclusion ? C'est compliqué. Très. La chasse n'est qu'un révélateur du rapport de toute notre société non seulement aux animaux, mais aussi à tout le vivant qui nous entoure, et à la mort que de plus en plus nous cherchons à tenir à distance de nos vies. Charles Stepanoff a pris cette complexité à bras le corps et la décortique, sans jamais donner de réponse définitive, sauf peut-être une : il est temps de nous interroger nous-mêmes sur le regard que nous portons sur le monde qui nous entoure.

Vous reprendrez bien un peu de réflexion, en dessert ?

vendredi 21 janvier 2022

Marseille forever : Chourmo, de Jean-Claude Izzo

Deuxième ville de France, et pourtant grande absente du paysage médiatique français (sauf lorsqu’il s’agit de parler de foot, de feu Bernard tapie ou  des fusillades dans les quartiers nord), Marseille cumule les paradoxes. Son histoire, sa géographie ou bien encore sa culture, devraient en faire un pôle d’attraction plutôt qu’un repoussoir…. et pourtant, l’image de la ville n’a rien de très glamour. On la trouve trop “cosmopolite” (savourez l’euphémisme), trop sale, trop populaire, trop violente, mais au fond, les Français la connaissent mal et préfèrent en cultiver une image éculée et stéréotypée (rap, soupe au pistou et vols à la tire). Loin de moi l’idée de balayer d’un revers de la main le taux de criminalité plutôt élevé de la ville (lié davantage à sa taille critique et à sa démographie, plutôt qu’à une véritable culture de la violence) ou bien encore la décrépitude de certains quartiers laissés à l’abandon, mais nier la vitalité et la richesse culturelle de cette ville est lui faire une grande injustice. Encore faut-il percevoir, au-delà des apparences, cette dimension essentielle et profondément humaine. La littérature peut nous y aider, modestement, et ouvrir une fenêtre sur la cité phocéenne, mais cette vérité restera forcément parcellaire. Qu’importe, elle est une pièce de cette immense mosaïque que représente Marseille. Parmi les auteurs phares de la ville, Jean-Claude Izzo fait figure d’incontournable, il est l’un des premiers à avoir saisi le potentiel de Marseille en matière de polar. Ce mélange de culture urbaine, de gouaille marseillaise mâtinée de traditions populaires et provençales a quelque chose d’unique…. à condition de ne pas sombrer dans le cliché et la facilité. Ce qui est moins facile à dire qu’à faire.


Chourmo est le second volet de la trilogie marseillaise et je ne saurais trop vous conseiller de commencer par Total Khéops (lu il y a une bonne vingtaine d’années si mes souvenirs sont bons), qui permet de faire connaissance avec Fabio Montale, le flic au grand coeur mais écorché par la vie, qui se raccroche à un passé qui ne cesse de partir en lambeaux, alors que les cadavres s’accumulent autour de lui, reliefs d’une vie de chaos (d’où l’expression, total Khéops, reprise au groupe IAM). Fabio, un vrai personnage celui-là. Viscéralement attaché à sa ville et à sa culture, mais en total décalage avec une cité en pleine évolution, qui se fiche bien de ses anciens amours. L’homme a quitté la police et vit une existence de père tranquille, du côté des Goudes (un quartier qui a tout d’un petit village de pêcheur, avec ses cabanons regroupés autour d’une crique, à quelques encablures des calanques), une vie oisive où la pêche et les apéros-pastis avec les copains du quartier tiennent une place prépondérante, mais d’où suinte pourtant un certain ennui. Mais la vie va se charger rapidement de le rattraper en la personne de sa cousine, dont le fils a mystérieusement disparu alors qu’il devait retrouver sa petite amie dans le quartier du Panier. Fabio reprend donc du service et remonte la piste de l’adolescent fugueur, dont il retrouve hélas rapidement le cadavre. Débute alors une enquête difficile pour retrouver la petite amie de Guitou et reconstituer la chronologie des événements afin de retrouver le tueur. Mais Montale n’est pas né de la dernière pluie et sent bien que derrière ce meurtre, se cache sans doute la petite arrière-cuisine pas très propre de la pègre marseillaise. Reste à comprendre comment Guitou s’est retrouvé mêlé à cette affaire, lui, l’ado au regard si doux qui rêvait d’amour.


Chourmo n’est, il faut bien le reconnaître, sans doute pas le roman le plus à même de redorer l’image de la cité phocéenne. L’histoire est sombre, tragique, désespérée et Montale, malgré son capital sympathie n’est pas exactement un personnage solaire. Le début du roman est même, à mon sens, un brin caricatural, mais il a le mérite de poser une ambiance, de lui donner une tonalité et un relief bien particuliers. J.C. Izzo réussit à insuffler une certaine authenticité à son récit, en dépit de quelques clichés un peu faciles on se laisse porter par l’atmosphère de la ville ; les locaux et les amoureux de Marseille retrouveront leurs marques. Les noms des rues et des quartiers évoquent immanquablement des images, des odeurs, des sensations quasiment épidermiques et l’on rêve évidemment de se retrouver assis à la terrasse d’un minuscule café des Goudes, à regarder la mer faire des clapotis contre le quai du petit port. C’est sûr, ça fait davantage rêver que les barres de béton décrépi des quartiers nord ou les petites ruelles sales et un peu glauques qui descendent de la gare Saint Charles vers le vieux port. Et pourtant, Marseille c’est tout cela à la fois. Oui, c’est la soupe au pistou et l’anchoïade, les ruelles sordides et les boulevards splendides, le soleil éclatant et les bourrasques infernales du mistral, c’est cette vue magnifique que l’on peut contempler tout son saoul depuis la Bonne Mère ou bien encore ces joueurs de pétanque aux répliques dignes d’un roman de Pagnol… Marseille c’est cette cité incroyablement vivante et bigarrée, dont on sent à chaque instant battre les pulsations et dont on perçoit toute l’énergie et la souffrance. Lire Izzo, c’est un peu toucher du doigt cette réalité et la faire sienne afin de mieux comprendre ce qu’est être “marseillais”.

jeudi 6 janvier 2022

Coup de maître : Le livre écorné de ma vie, de Lucius Shepard

 

Auteur culte pour une poignée d'aficionados (aux Etats-Unis comme en France), Lucius Shepard reste un écrivain confidentiel  assez injustement ignoré par les grands cercles littéraires. Preuve s’il en est que le mérite ne doit jamais se mesurer à l’aune de la popularité. En dépit de son décès en 2014, les éditions du Bélial continuent l’important travail de traduction (confié à l’excellent Jean-Daniel Brèque) initié depuis une quinzaine d’années, publiant de nombreux recueils de nouvelles et même quelques novellas, notamment dans la collection Une heure lumière. Certes, on n’est pas dans la démesure initiée par la publication outre-Atlantique du Best Of Lucius Shepard chez Subterranean press, mais tout de même, saluons l’effort méritoire du Bélial. 



Nul n’étant hélas prophète en son pays, j’avais été légèrement déçu par les deux précédentes parutions dans la collection Une heure lumière (Les attracteurs de Rose Street ainsi que Abimagique), dont le contenu me paraissait bien en deçà de la production habituelle de Lucius Shepard. Ce n’est pas le cas du Livre écorné de ma vie, qui renoue avec les récits les plus emblématiques de l’auteur et qui fera certainement figure de classique. 



Infatigable baroudeur, Lucius Shepard invite une fois de plus le lecteur du côté de l’Asie du sud-est, sur les pas d’un certain Thomas Cradle. Écrivain à succès, ce dernier découvre un jour sur Amazon qu’il dispose d’un alter ego. Piqué par la curiosité, il se procure l’unique roman de cet autre Thomas Cradle, La forêt de thé, et constate interloqué que les similitudes ne s’arrêtent pas à leur nom. Le style du roman lui rappelle celui qu’il pratiquait au début de sa carrière et de nombreux éléments de leurs biographies respectives semblent étonnamment proches. Troublant… au point de l’obséder littéralement. Tom décide donc de partir en direction du Cambodge et de descendre le Mékong à bord d’un bateau, reproduisant ainsi le fil du récit de La forêt de thé. Sur place, il enrôle un vieux pilote et un gamin des rues, qui se chargera des menues corvées. Mais tout écrivain qu’il soit, Thomas Cradle a aussi une face plus sombre, qui se manifeste en particulier lorsqu’il décide de se faire accompagner par une jeune femme à son goût, histoire de joindrel’utile à l’agréable. Il n’hésite donc pas à passer une petite annonce à Phnom Penh afin de recruter sa candidate idéale. Commence alors un voyage qui a tout de la descente aux enfers, entre glissements du réel, abus de drogues diverses et variées, orgies de sexe…. Thomas Cradle doit désormais faire face à ses vieux démons et creuser la piste de cet autre Thomas Cradle dont les traces ne cessent de se perdre dans les méandres d’une Indochine revisitée et quelque peu étouffante. 



A la lecture de ce Livre écorné de ma vie, on ne peut s’empêcher d’établir un lien avec Au coeur des ténèbres de Conrad, mais les lecteurs les plus avertis (ou tout du moins les plus familiers de l’auteur) auront tôt fait de constater que Lucius Shepard fait du Lucius Shepard et que cette novella est un concentré de ses thèmes et de ses techniques de narration favorites. Il y a dans les récits les plus réussis de l’auteur, cette capacité à mêler expérience personnelle et jeu sur le réel, qui confère à ses textes une grande richesse et une profonde matérialité malgré leur dimension fantastique. L’écriture n’est d’ailleurs pas pour rien dans cette réussite, à la fois d’une étonnante simplicité et d’une richesse stylistique toujours aussi savoureuse (si on souhaitait sombrer dans le cliché, on dirait que son écriture est organique, voire séminale). La langue est habilement travaillée chez Lucius Shepard, mais au-delà de sa richesse lexicale, elle peut laisser transparaître un aspect assez brut, voire parfois même brutal. On y sent poindre une dimension quasi documentaire, qui vient immédiatement se fracasser sur le mûr du réel. On évolue bien dans le registre du fantastique et il convient de lâcher prise et de se laisser porter par le récit sidérant de Thomas Cradle, personnage loin d’être sympathique et dont le parcours tortueux n’a d’égal que les méandres saumâtres d’un esprit sordide qui se reflète dans ses multiples doubles. Ainsi Lucius Shepard explore ouvertement la part sombre qui habite chacun de nous, dans une sorte de mise en abyme qui devrait interroger chaque lecteur engoncé dans ses certitudes et chaque auteur pétri de suffisance, posant un regard profondément distancié et sans aucune complaisance sur sa propre condition d’écrivain.  La dimension fantastique du récit, avec laquelle l’auteur joue habilement, accentue le malaise et fait de cette novella un petit bijou du genre. 

mardi 23 novembre 2021

Littérature polonaise : Sur les ossements des morts, de Olga Tokarczuk

Sur les ossements des morts

 

Couverture Sur les ossements des morts
D’aucuns connaissent probablement mon désintérêt profond pour les prix littéraires. Loin de moi l’idée de cracher dans la soupe ou de clouer au pilori les livres récompensés par un Goncourt, un Fémina ou bien encore un Renaudot, mais il faut bien avouer qu’ils suscitent chez moi bien plus d’interrogation que de satisfaction. D’ailleurs, la France est championne toutes catégories des prix littéraires, puisqu’on en compte pas moins de deux mille à travers le pays… ce qui laisse plutôt rêveur et relativise la portée de ces récompenses. Je serais malhonnête en affirmant qu’aucun livre primé n’a jamais trouvé grâce à mes yeux, mais à chaque fois une question demeure : pourquoi lui ? Pourquoi ce roman ou cet auteur a-t-il été récompensé, alors que le monde regorge de livres aussi bons, voire même  parfois bien meilleurs ? 

« Aucun artiste, aucun écrivain, aucun homme ne mérite d’être consacré de son vivant, parce qu’il a le pouvoir et la liberté de tout changer. Le Prix Nobel m’aurait élevé sur un piédestal alors que je n’avais pas fini d’accomplir des choses, de prendre ma liberté et d’agir, de m’engager.»  

J.P. Sartre

 En 1951, Julien Gracq refusa le prix Goncourt pour Le rivage des Syrtes, alors que Sartre boudait systématiquement toute distinction (y compris le Nobel de Littérature en 1964). Mais il faut bien avouer qu’en dehors de ces quelques coups d’éclat, les auteurs ont plutôt tendance à apprécier les distinctions et c’est tout à fait compréhensible, personne ne songerait à leur jeter la pierre. Les auteurs doivent vivre de leur plume et certains prix sont, sinon richement dotés (Nobel), au moins synonymes de tirages très importants (Goncourt). Ils sont par ailleurs l’expression d’une certaine forme de reconnaissance. Oui mais voilà, avouons tout de même que c’est un peu toujours les mêmes têtes que l’on voit et que les primés manquent quelque peu de diversité.


Il faut croire d’ailleurs, que la postérité n’est pas beaucoup plus tendre que votre serviteur avec les prix. Qui se souvient en effet des nombreux livres distingués depuis plus d’un siècle par le Goncourt ? Qui même se souvient d’une majorité des auteurs récompensés ? Je confesse ici un peu de mauvaise foi, mais ce qui m’agace c’est le fait que ces prix drainent l’attention des médias, des critiques et en grande partie des lecteurs, au détriment d’autres œuvres de qualité. Cette focalisation outrancière est délétère et toxique pour le monde du livre, elle est l’arbre qui cache une magnifique forêt, qui ne demande qu’à être explorée. Rappelons qu’en France, un tirage moyen tourne autour des 2000 exemplaires, alors qu’un Goncourt est l’assurance de faire un tirage à 100 000 exemplaires, un rapport de force qui nous rappelle, hélas, que la littérature est aussi et surtout un marché aux consonances purement capitalistiques. Les gros ramassent gros et les petits n’ont guère que leurs yeux pour pleurer. 


Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Certes, non, ce serait à la fois stupide et injuste, d’autant plus qu’en ce qui concerne Olga Tokarczuk, je n’ai jamais eu le plaisir de lire de littérature polonaise (ou alors ma mémoire me joue des tours) et la personne qui m’a remis ce roman est une amie dont je respecte éminemment les goûts littéraires. Bref, deux bonnes raisons pour se lancer dans la lecture de Sur les ossements des morts.


Très honnêtement, je ne savais pas grand chose d’Olga Tokarczuk avant de débuter ce roman, si ce n’est qu’elle avait obtenu le prix Nobel de Littérature en 2018…. à la place de d’Haruki Murakami, éternel favori, toujours recalé depuis quinze ans. C’est donc vierge de tout à-priori que j’ai commencé cette lecture, mais ne vous attendez pas à ce que je me prononce concernant le bien-fondé de l’attribution de son prix Nobel, je laisse cette épineuse question aux spécialistes. 


Direction donc le sud-ouest de la Pologne, non loin de Wroclaw. C’est dans un petit hameau perché sur un plateau isolé, à quelques encablures de la frontière tchéque, que Janina Doucheyko a choisi de prendre sa retraite. Ancienne ingénieure, puis enseignante, Mme Doucheyko, n’aime pas trop qu’on l’appelle par son prénom et encore moins que l’on écorche son nom. Il faut dire qu’elle a un caractère bien trempé et ne s’en laisse pas compter. Sur le plateau les hivers sont rudes et il faut du courage pour y résider à l’année. D’ailleurs, ils ne sont que trois à avoir fait ce choix. Lorsque les beaux-jours arrivent, les autres maisons accueillent à nouveaux leurs propriétaires, des gens de la ville venus se mettre au vert et le plateau sort de sa longue léthargie hivernale. Loin de la civilisation, Mme Doucheyko mène une vie simple et rude, entre promenades en pleine nature, corvées de bois de chauffe, lecture et astrologie, sa grande passion. Aussi curieux que cela puisse paraître, ces conditions de vie plutôt rudes, n’ont guère rapproché les trois ermites du plateau, Mme Doucheyko aurait même plutôt un contentieux avec son voisin le plus proche, qu’elle appelle Grand Pied ; un original du genre taiseux, à l’hygiène douteuse et au caractère irascible. Mme Doucheyko n’aime pas beaucoup ses manières et encore moins ses pratiques de chasse, qui relèvent essentiellement du braconnage. Ce qu’elle aime encore moins c’est le traitement inhumain qu’il réserve à sa propre chienne, qui hurle à la mort d’être enfermée dans un réduit au milieu de ses excréments. Autant dire, que lorsqu’elle est réveillée en pleine nuit par son second voisin pour constater le décès de Grand Pied, Mme Doucheyko n’est pas forcément disposée à prendre en charge les préparatifs de ses obsèques.  Mais un détail l’intrigue. Dans sa gorge, elle découvre un petit os, cause probable de son étouffement et de son décès. L’affaire aurait pu en rester là, mais le plateau est subitement le théâtre d’une série de meurtres dont les victimes avaient toutes comme point commun d’être chasseurs. Il n’en fallait pas moins à Mme Doucheyko pour qu’elle élabore une théorie sur la justice du règne animal. La nature serait-elle en train de régler  ses comptes envers ceux qui maltraitent les animaux ?


Evitons préalablement tout malentendu, Sur les ossements des morts n’est pas un polar. L’intrigue n’est ici qu’un prétexte car le roman est surtout un vibrant hommage à la nature, une fable écologique et humaniste portée par un personnage à la fois touchant et inflexible, mais toujours haut en couleurs. Avec ses petites manies, sa rudesse de surface et sa manière franche et directe de parler, Mme Doucheyko surprend autant qu’elle émeut. C’est ce caractère entier, mâtiné d’une petite touche d’humour noir, qui fait en grande partie la saveur du roman. Mais ce serait tout de même oublier un peu vite l’ambiance très réussie du livre, à la fois sombre et oppressante lorsqu’il décrit les conditions de vie hivernales ou bien encore toutes les pesanteurs qui régissent les relations sociales dans cette région un peu reculée du monde. Mme Doucheyko reste une citadine, qui comprend mal le poids considérable des traditions dans une société paysanne qui reste encore fortement ancrée dans le passé. Mais l’auteur sait aussi se montrer plus poétique lorsqu’il s’agit d’évoquer le caractère un peu plus fantasque de son personnage, qui se pique d’astrologie à tout bout de champ, passe des soirées entière à traduire avec l’un de ses rares amis la poésie de William Blake ou bien encore porte secours au moindre animal en danger, quitte à se mettre à dos tous les chasseurs de la région. La grande réussite du roman tient finalement à ce décalage permanent entre la personnalité entière de Mme Doucheyko et l’environnement socialement très figé dans lequel elle évolue. Chacune de ses saillies est donc l’occasion de se délecter de son étonnante capacité à mettre les pieds dans le plat, avec une force et une détermination qui n’ont d’égal que sa profonde sincérité et son courage sans faille.

mercredi 17 novembre 2021

Australie profonde : Piège nuptial, de Douglas Kennedy

 

Terre de contrastes, l’Australie est un pays qui fascine par bien des aspects. De cette lointaine contrée des antipodes on garde souvent une image jeune et dynamique, un territoire immense, écrasé de soleil où une population privilégiée passe son temps à surfer et à organiser des barbecues au bord de la plage. Mais l’Australie a aussi son revers de la médaille et lorsqu’on évoque l’Outback, c’est pour mieux convoquer un certain Kenneth Cook, dont l'inoubliable Cinq matins de trop, dresse un portrait à la fois grinçant et grotesque de l’arrière-pays australien. Mais c’était oublier un peu tôt Douglas Kennedy, dont le premier roman est tout aussi édifiant. Bref, si vous pensiez que l’Australie était un petit coin de paradis, l’auteur américain se charge de vous convaincre du contraire, avec au menu une bonne dose d’humour noir, une touche de mauvaise foi caractérisée et un soupçon de tragédie. Pour l’anecdote, le roman, initialement traduit en 1998, a depuis bénéficié d’une nouvelle traduction et, par la même occasion, d’un nouveau titre, mais Cul de sac et Piège nuptial ne sont qu’un seul et même roman.    


A 38 ans, Nick Hawthorne décide sur un coup de tête d’envoyer tout promener. Après avoir déniché chez un bouquiniste une vieille carte de l’Australie, il vend ses maigres possessions, démissionne de son nouveau job de journaliste de province et s’achète un aller simple pour les antipodes.  Arrivé à Darwin, Nick fait l’acquisition d’un vieux bus Volkswagen et se lance pied au plancher sur les routes désertes du territoire du Nord, bien décidé à vivre une grande aventure le long  de la côte australienne. Après avoir cartonné un kangourou sur la première ligne droite qui le mène vers le sud, la chance semble enfin tourner et Nick fait la rencontre fortuite d’une auto-stoppeuse plutôt attirante à la sortie d’une station service. Et les voilà partis pour un petit road trip où l’insouciance n’a d’égal que leur capacité à s’envoyer en l’air et à faire la fête. Mais pour Nick, toutes les bonnes choses doivent avoir une fin et il songe déjà à lâcher Angie, afin de reprendre la route en solitaire. C’était sans compter sur les projets de mariage de l’énergique jeune-femme, qui prend très mal l’attitude de Nick et se montre bien décidée à le lui faire savoir. Après l’avoir soigneusement drogué, Angie embarque Nick en direction de l’outback, afin de le ramener dans son village natal, un bout de désert peuplé d’une dizaine de familles vivant en quasi autarcie sous l’autorité de trois patriarches ventripotents, avinés les trois-quarts du temps. Sitôt réveillé de son long sommeil narcotique, Nick découvre avec effroi qu’il est désormais marié à Angie, que son argent et son passeport lui ont été confisqués et que son bus a été vandalisé par son beau-père…. au cas où Nick changerait d’avis. Acculé et choqué, Nick ne semble avoir aucune échappatoire et ne peut que se résigner à vivre au milieu de cette communauté hors du monde, où la misère culturelle et sociale n’a d’égal que les conditions cauchemardesques d’une vie quotidienne crasse et indigne.


Petit roman en apparence sans prétention, Piège nuptial est en réalité un coup de maître, une pépite livresque menée à un train d’enfer, qui se dévore avec fébrilité, les yeux écarquillés et incrédules, un sourire crispé au bord des lèvres. Mais au-delà de la farce grotesque, dépeignant avec une fausse complaisance les gens rudes de l’Australie profonde, se dessine une contre-utopie, un rêve qui a mal tourné pour ceux qui, un jour, se sont rebellés contre le système et ont aspiré à une autre vie, plus libre et loin de la machine à broyer capitalistique. En prenant le lecteur à contre-pied, Douglas Kennedy fait donc preuve d’un véritable coup de génie et d’une maîtrise formelle qui force le respect. Pour un premier roman, chapeau l’artiste !

dimanche 24 octobre 2021

Antirapport d'activité : antimanuel de la lecture publique, par Papier Machine (facécie n°2)


 En matière d'espièglerie, la Belgique a toujours eu une longueur d'avance. Au pays de Magritte, il est certainement possible de commander un rapport à une entreprise d'audit. Mais il est tout aussi facile et bien plus tentant de confier la rédaction d'une description des actions des bibliothèques de Waimes et Malmedy dans la province de Liège, la très fameuse Wamabi, de confier cet exercice, disais-je, à une revue oulipoesse, Papier Machine.

Et c'est ainsi que ma bibliothèque personnelle s'est enrichie par voie postale d'un petit livre difficilement classable, entre ouvrage poétique, lexique prévertin et petite introduction à la gymnastique bibliothéconomique tendance japonisante.

D'agitation à tricot, en 36 entrées et bien plus de sorties, il s'agit de découvrir de façon quasiment onirique le métier protéiforme de bibliothécaire (le terme regroupant pour l'occasion, c'est bien précisé, toute personne salariée de la Wamabi sans distinction de grade statut ou autre élément plus ou moins visible), le tout sans ingestion de substances illicites mais avec une bonne dose d'esprit créatif.

Ce petit opus ne révolutionnera pas la vision de leur métier et de leurs missions qu'ont les bibliothécaires et autres documentalistes, mais il permettra de les aborder par des angles inédits et de pouvoir mettre des mots nouveaux (quoique très anciens) sur des réalités quotidiennes.

En picorant ici et là de 36 manières, j'ai revisité plaisamment le métier, bien calée dans un fauteuil en sirotant sa tasse de thé. Je me suis sentie moins seule tout à coup, et portée à plus de rêve dans mes innombrables tâches quotidiennes. Je suis désormais confortée dans ma vision expérimentale de ma gestion de petit CDI de collège, et tout cela n'est pas rien !

En ce début de vacances, où la tension du travail se délite pour faire place à la mélancolie dans un processus de décompression somme toute assez répandu, la lecture de ce petit ouvrage invite à l'introspection professionnelle joyeuse et donnerait presque envie de se retrousser les manches dans un grand éclat de rire face à l'absurdité du monde et de notre condition en particulier.


antimanuel de la lecture publique, par Papier Machine