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samedi 5 février 2022

Portrait de la chasse aujourd'hui : L'animal et la mort, de Charles Stepanoff

 

Il y a un certain plaisir à découvrir un auteur avant tout le monde. Ainsi j'ai fait la connaissance de Charles Stepanoff peu après Nastassja Martin, dans mon trip sibérien. Il parlait alors des chamanes de Sibérie d'une manière à la fois très savante, très documentée, et très claire.

Reprenez donc le même ethnologue, interdisez-lui son terrain d'enquête septentrional pour cause de pandémie et plongez-le dans le Perche (pour ceux qui ne connaissent pas, c'est entre Alençon et Vendôme). Là, laissez-le faire ; interroger les autochtones de tous poils sur un sujet parfaitement polémique : la chasse.

Laisser maturer, servez en décembre 2021 dans ma petite librairie de campagne sans même que j'ai à le commander (on est dans un pays de chasse ici). Accompagnez d'une matinale sur France-Culture. Dégustez les presque 380 pages lentement.

Lentement, car si la prose de Charles Stepanoff est tout à fait accessible au commun des mortels, elle n'en est pas moins très rigoureuse et très dense. L'auteur analyse ici les rapports de notre société avec le monde sauvage et la mort, et, au prisme de l'interface privilégiée entre les deux, à savoir la chasse, il déroule une longue enquête à la fois dans l'espace et dans le temps.

Dans ce livre, on croise des chasseurs percherons et tuva et des antichasseurs romains et percherons, mais aussi des nobles passionnés, des rois invincibles, des bourgeois conquérants, des paysans braconniers, des Cévénols réfractaires, des faisans d'élevage, des perdrix dénaturées, des loups persécutés, des cerfs malins, des chiens futés, des hommes politiques, des philosophes, des naturalistes, des écologistes, des experts, des ermites, des moines, des gardes-chasse, des chasseresses, des mythes, des légendes...

Car le monde dit sauvage est complexe, plein de degrés de sauvagerie, et jamais indemne de la présence humaine jusqu'au tréfonds de la Sibérie. Comme est complexe la société des chasseurs, qui n'est une et indivisible qu'aux yeux des antichasseurs dont les courants sont eux aussi multiples.

Et c'est cette complexité que nous rapporte Charles Stépanoff. Car qui connaît le mieux le monde animal, sauvage ou domestique? Celui qui chasse ou celui qui défend les animaux ? Et quels animaux défend-on ? Pourquoi ? Comment ? Au détriment de qui ? Au détriment de quoi ?

À l'image de la duchesse d'Uzès qui fut longtemps maîtresse d'équipage et adhérente de la SPA, la chasse et la défense des animaux sont deux mondes connectés, pour le meilleur et pour le pire. Chacun parle au nom de ces animaux qui ne parlent pas, et chacun leur fait dire ce qui l'intéresse... Quant à la sauvagerie, aucun humain dans cette histoire n'en est avare.

En conclusion ? C'est compliqué. Très. La chasse n'est qu'un révélateur du rapport de toute notre société non seulement aux animaux, mais aussi à tout le vivant qui nous entoure, et à la mort que de plus en plus nous cherchons à tenir à distance de nos vies. Charles Stepanoff a pris cette complexité à bras le corps et la décortique, sans jamais donner de réponse définitive, sauf peut-être une : il est temps de nous interroger nous-mêmes sur le regard que nous portons sur le monde qui nous entoure.

Vous reprendrez bien un peu de réflexion, en dessert ?

7 commentaires:

Emmanuel a dit…

Ben heureusement qu'on est perdu au fin fond du web ici, sur Twitter on aurait déjà eu droit à un bombardement de trolls. Il n'empêche que le sujet est fort complexe et diablement intéressant.

Carmen a dit…

Moi ça m’interesse mais c’est une lecture très intellectuelle il me semble. Je le note parce que j’aime bien cette cause de défense des vivants et cette réflexion.
D’un traitement plus poétique j’ai lu un court roman de Erri De Luca”Le poids du papillon”qui nous parle d’un vieux chasseur qui aimerait bien mettre à son tableau de chasse un vieux chamois qu’il croise souvent.C’est une approche poétique et la fin est très belle.

Valérie Mottu a dit…

Quelque part, ce livre m'a fait penser à la chanson de Francis Cabrel "La corrida" : on ne prend pas parti, on décrit une réalité sous un angle parfaitement inattendu, à savoir pour ce livre le point de vue de l'ethnologue, qu'on réserve en général aux mondes lointains. En même temps, c'est un livre dans l'air du temps puisqu'il explore notre relation aux animaux, non pas en cherchant à se mettre à la place de l'animal, mais en cherchant à comprendre ceux qui sont en relation, mortifère au sens premier du terme, avec les animaux. J'ai oublié de noter la place importante qu'a la mort dans ce livre, et pourtant elle est au coeur du questionnement de Charles Stépanoff (et dans le titre).
Carmen, ne vous laissez pas impressionner et allez-y. La lecture vous tiendra un bout de temps, mais la réflexion qu'elle engendre en vaut la peine ! Merci pour le conseil de lecture. J'ai Erri de Luca dans mon vieur depuis trop longtemps, il va falloir que je m'y mette ! et cette histoire pourrait très illustrer certains passage du livre de Charles Stépanoff.

Carmen a dit…

Merci pour votre réponse détaillée, vous m’avez donné envie de me lancer dans cette lecture.
Je vous tiendrai au courant.
Quand j’ai lu votre chronique j’ai de suite pensé à cet auteur Erri De Luca,auteur que j’ai ”connu”grâce à Manu ici.

Carmen a dit…

Essai très dense et complexe mais passionnant même si je n’ai pas tout compris.
L’auteur cherche avant tout à comprendre les comportements humains envers les animaux avant d’interdire. Il n’y a pas de parti pris.
Il distingue les animaux qu’on mange,l’animal matière et l’animal de compagnie qui a droit à un traitement plus affectif ,on dira.
La cruauté d’un côté et la sensibilité de l’autre.
Beaucoup de thèmes sont abordés, la biodiversité chez les oiseaux en danger,la chasse aux sangliers, il y a une chasse aussi qui relève de la mythologie,il y avait aussi avant une certaine noblesse dans la chasse.L’auteur cite même Pagnol ,je crois que c’est à-propos de la chasse à la perdrix dans La gloire de mon père ou Pagnol voit son père en héros
La modernité a multiplié les contraires,d ’un côté on protège les animaux et de l’autre on les chasse alors qu’avant ces deux notions étaient très liées historiquement.
Le souhait de l’auteur serait d’habiter l’espace différemment.
On devrait s’émouvoir de tuer quelqu'un de vivant.
Cet auteur est vraiment très érudit et son travail est vraiment remarquable.

Anonyme a dit…

C’est pour cela que je n’ai jamais pu lire d’Hemingway ”Les vertes collines d’Afrique”.Disons que Hemingway s’est bien racheté par la suite avec Le vieil homme et la mer.
Cela reste compliqué, comme vous le soulignez.

Biancarelli a dit…

Cette question du comment peut-on prendre plaisir à tuer un animal ,élargie à la tauromachie est très bien traitée par Michel Onfray dans ”Cosmos”.