L’histoire débute à Pittsburg à la fin des années soixante. Elevés par une mère célibataire, Billy et Graham Dunne se prennent très de tôt de passion pour la musique et forment dès l’adolescence leur premier groupe, les Dunne Brothers. Ils invitent le batteur Warren Rhodes, le bassiste Pete Loving et le guitariste rythmique Chuck Williams à les rejoindre. Le groupe se taille un petit succès local, écume les mariages et les bars du coin avant de connaître un premier écueil. Chuck est appelé sous les drapeaux et doit partir au Vietnam. Il est alors remplacé par le jeune frère de Pete, Eddie Loving. Repéré lors d’une prestation à Baltimore par le leader des Winters, qui les invite à faire la première partie de leurs concerts, le groupe en profite pour débaucher Karen Sirko, qui jouait alors du clavier pour les Winters. Les Dunne brothers changent alors de nom et se rebaptisent The six avant d’entamer leur propre tournée. Lors d’un concert à New York, ils font la rencontre de Rod Reyes, qui deviendra leur manager et leur marchepied vers le succès. C’est ce dernier qui leur suggère de quitter la côte Est pour tenter l’aventure à Los Angeles. Sur place, le groupe tente de percer sur la scène indépendante et se fait remarquer par Teddy Price, un producteur influent chez Runner records, qui décèle immédiatement le potentiel des Six.
Née d’un père peintre et d’une mère mannequin, Daisy est une adolescente qui grandit dans une certaine solitude. Ses parents lui portent peu d’intérêt et lui laissent une grande liberté, qu’elle met à profit pour sortir dans les bars de sunset street (Los Angeles). Elle vient y écouter les groupes de rock qui la passionnent et joue de sa plastique avantageuse pour se mêler aux groupies et participer aux soirées festives après les concerts. Elle y perd sa virginité à quinze ans, ainsi qu’une certaine innocence. Mais d’un tempérament passionné, Daisy ne se laisse pas démonter et refuse qu’on la cantonne au rôle de groupie. Alors qu’elle sort avec le chanteur des Breeze, Wyatt Stone, elle tombe sur l’ébauche d’une chanson qui semble parler d’elle. Les couplets lui semblent plutôt pauvres et le refrain peu accrocheur, elle suggère alors à Wyatt de modifier son texte en profondeur et lui propose quelques idées, dont le compositeur s’empare immédiatement. Tiny Love devient rapidement le plus grand succès des Breeze. Mais Daisy ne veut pas être la muse d’artistes en manque d’inspiration, elle souhaite créer ses propres chansons et bien évidemment les interpréter. Alors elle écrit et consigne toutes ses chansons dans un petit carnet qui, pense-t-elle, finira bien par retenir l’attention d’un membre influent de la scène musicale. Mais finalement, c’est grâce à sa voix que Daisy finit par se faire remarquer. Alors que son petit ami de l’époque, le chanteur du groupe Mi Vida, l’invite à monter sur scène pour interpréter une reprise, Daisy fait sensation. Runner records tente de lui faire signer un contrat, mais refuse systématiquement ses textes.
Du côté des Six, la sortie de leur premier album, puis la tournée qui s’ensuit, permettent au groupe de faire sensation. Mais déjà le succès naissant bouleverse l’équilibre du groupe. Billy prend de plus en plus l’ascendant sur les autres musiciens ; il impose ses textes, ses compositions, ses arrangements tout en résistant mal à la pression et aux excès qui accompagnent forcément la folle ascension des Six. Les filles se bousculent dans les loges, l’alcool et la drogue coulent à flot et les soirées qui suivent les concerts se transforment en véritables orgies. Billy perd de plus en plus le contrôle sur son processus créatif et cède à tous les excès. Il lui faudra tout l’amour de son épouse, Camila, et une petite cure de désintox pour reprendre les rênes de sa vie. C’est Teddy Price, leur producteur commun, qui mettra en relation les Six avec Daisy Jones. Alors que la jeune femme refuse d’enregistrer la moindre chanson dont elle n’aurait pas écrit le texte, Teddy lui propose une collaboration avec les Six. Ces derniers sont sur le point de finaliser leur second album, mais le label, tout en reconnaissant la qualité des compositions, cherche un morceau susceptible de faire un hit. Teddy espère que cette collaboration donnera lieu à une nouvelle alchimie et apportera la petite étincelle qui manque encore à l’album. C’est le début d’une fructueuse, mais tumultueuse association entre les Six et Daisy Jones. La collaboration entre Billy et Daisy, co-architectes des principaux succès du groupe, mais duo aux relations orageuses et conflictuelles, donnera lieu à la création de l’album Aurora, chef d’oeuvre de l’histoire du rock et testament bien malgré lui d’un groupe parvenu au sommet de son talent créatif.
Daisy Jones & The six, au risque de vous décevoir, n’est hélas qu’une fiction. Le groupe n’a jamais existé, mais à travers son parcours on peut tout de même déceler un certain nombre d’influences. Les amateurs de rock des seventies auront sans doute détecté de nombreuses similitudes avec le groupe Fleetwood mac (seconde génération, pas le groupe initial créé par Peter Green), dont l’album Rumours (énorme succès lors de sa sortie en 1977) connut un processus créatif assez complexe, pour ne pas dire tumultueux. La relation d’amour/haine entre Billy Dunne et Daisy Jones, s’inspire en grande partie de celle qui se tissa entre Stevie Nicks (chanteuse des Fleetwood mac) et Lindsey Buckingam (lead guitariste). Construit sous la forme d’un documentaire recueillant les témoignages croisés des musiciens, des producteurs, managers et de quelques proches du groupe, le roman a l’intelligence de varier les points de vue, mais aussi la vision et l’interprétation que chacun a pu avoir de cette courte mais intense aventure musicale. Certaines anecdotes sont ainsi racontées sous deux angles différents ou simplement se complètent pour élargir la focale. Les témoignages courts et intenses s’enchaînent à une vitesse vertigineuse, parfois entrecoupés de petites synthèses explicatives, rares, mais toujours placées de manière pertinente. C’est indiscutablement superbement construit et rappelle l’excellent Please Kill Me (un vrai documentaire cette fois sur l’histoire du punk).
Le moteur de cette histoire, c’est bien évidemment la relation complexe qui unit Billy et Daisy, une relation puissamment créatrice mais qui s’avère destructrice, leurs égos se heurtent et se complètent à merveille tout autant que leurs imaginaires respectifs, profondément mélancoliques, se télescopent et explosent en particules d’énergie pure. Billy et Daisy s’aiment autant qu’ils se haïssent, s’admirent mutuellement tout autant qu’ils se détestent, se déchirent puis se réconcilient dans la minute qui suit. La présence de l’autre leur semble insupportable tout autant qu’elle leur est nécessaire, voire vitale. Ensemble ils créent des textes et des compositions d’une intensité folle, se répondent l’un à l’autre par couplets interposés, entrelacent leurs âmes par des vers d’une beauté à couper le souffle et se brisent le coeur à coups de punchlines dévastatrices. Car leur amour, aussi puissant et intense soit-il, est impossible et ne peut trouver de fin heureuse. Quant aux autres membres du groupe, ils sont de facto exclus de ce processus créatif parfaitement binaire et se retrouvent réduits à la condition d’exécutants, de musiciens de studio à qui on demande de jouer une partition à laquelle ils n’ont guère participé, exacerbant ainsi les tensions.
La démonstration est parfaitement implacable et retranscrit avec finesse et justesse les jeux de pouvoir qui peuvent s’exercer au sein d’une formation musicale, où les égos et les susceptibilités des uns et des autres finissent souvent par s’entrechoquer. Mais la réussite de cette plongée au cœur des relations d’un groupe de rock ne doit pas faire oublier la richesse de la reconstitution historique, qui nous ramène cinquante ans en arrière, dans cette époque d’une richesse musicale inouïe et d’une liberté absolument fascinante. Bref, si vous êtes un amateur de rock des seventies, Daisy Jones & The six est un incontournable et devrait vous pousser à exhumer de vos armoires vos vinyles les plus précieux. Sortez-les de leurs pochettes, époussetez-les avec amour avant de les placer sur votre platine puis de poser délicatement le saphir sur les microsillons, et pensez à ce que l’album Aurora aurait pu vous procurer comme plaisir s’il avait vu le jour.
NB : à noter que le roman a inspiré une excellente petite série télé, diffusée si je ne m’abuse sur Prime et qui s’avère très fidèle à l’esprit du livre. La partie partition musicale est en demi-teinte, mais les acteurs sont formidables.