Ceux qui lisent régulièrement ce blog ne savent sans doute pas à
quel point la SF a constitué durant des années l’essentiel de mes
lectures (oui, bon, mis à part ceux qui me connaissent
personnellement). C’est en grande partie volontaire puisqu’il
s’agissait de partager ici mes quelques respirations et incursions
en dehors du genre. Et puis au gré du temps, mes lectures SF se sont
espacées et raréfiées pour se réduire à peau de chagrin ces deux
dernières années. Loin de moi l’idée de m’épancher ou
d’analyser en profondeur les raisons qui m’ont éloigné du
genre, bien que la lassitude et le sentiment d’avoir fait quelque
peu le tour de la question n’y soient sans doute pas étrangers,
mais il faut bien avouer que je n’y trouvais plus l’émerveillement
ni la stimulation intellectuelle des débuts. Par ailleurs, la SF a
au cours des dix dernières années connu une crise identitaire sans
précédent, ses ventes s’effritant au profit d’autres genres
plus porteurs comme la fantasy, détournant les investissements
d’éditeurs désormais un peu frileux à l’idée de traduire un
titre dont les perspectives de rentabilité restent nébuleuses (en
SF, la situation est telle qu’à 1500 exemplaires on est à
l’équilibre, à 3000 exemplaires on considère que c’est une
bonne vente et à 7000 exemplaires on fait péter le champagne). Il y
a d’ailleurs des signes qui ne trompent pas, comme la fermeture de
gros sites web consacrés au genre (suivez mon regard les Grands
Anciens), le départ à la retraite (voulu ou contraint, allez
savoir) d’un éditeur aussi charismatique que Gérard Klein, la
mise en sommeil de la prestigieuse collection Ailleurs & Demain
chez Robert Laffont, la réduction du rayon SF dans la plupart des
librairies (les nouveautés étant noyées parmi la pléthore de
titres de fantasy inondant les étals).....
La situation paraissait
crépusculaire, même si en pleine tempête la plupart des éditeurs
ont résisté grâce à des stratégies diverses et variées, mais
souvent intelligemment menées. Et à ce jeu là, ce ne sont pas
toujours les plus petits qui boivent la tasse (cf. les éditions du
Bélial, toujours debout et toujours aussi dynamiques). Et puis il y
eut ce petit coup de tonnerre qui ébranla le fandom, à savoir le
départ de Gilles Dumay, alors directeur de l’excellente collection
Lunes d’encre chez Denoël (autre phare dans la tempête). Mais la
mauvaise nouvelle n’en était pas tout à fait une, puisque joie du
mercato et des transferts de fin de saison c’était pour la bonne
cause, à savoir la création et le lancement avec fracas d’une
nouvelle collection chez Albin Michel consacrée aux littérature de
l’imaginaire (AMI pour les intimes). Et le moins qu’on puisse
dire c’est que ces gens là ne font pas les choses à moitié,
Albin Michel Imaginaire frappe donc un grand coup pour son lancement
avec la traduction d’une arlésienne : Anathem de Neal Stephenson.
Il faut dire que les fans du bonhomme n'avaient pas eu grand chose à
se mettre sous la dent depuis la publication du Cryptonomicon (si
l’on excepte la sortie chez Sonatine en deux tomes de son roman Les
deux mondes). Autant dire que l’annonce de la traduction française
d’Anathem a fait l’effet d’une petite bombe, même si d’aucuns
firent remarquer que la traduction de The Baroque Cycle (3000 pages
en VO tout de même) aurait eu encore plus de gueule (oui, y en a
toujours pour râler). Même Anathem a dû être découpé en deux
tomes et il est probable que l’éditeur misait sans doute sur
l’effet d’annonce pour rentrer dans ses frais. Auteur
prestigieux, énorme attente de la part du noyau dur des fans (à
la louche 1500 lecteurs), une première tentative de traduction
abandonnée chez Bragelonne…. Anathem (Anatèm pour le titre
français) réunissait beaucoup de paramètres pour faire, comme on
dit trivialement, “un gros coup médiatique”.... à défaut
d’être un gros coup sur le plan des ventes (aux dernières
nouvelles, l’éditeur aurait fait une petite marge sur ce titre).
Oui bon ok, mais pourquoi cette longue digression sur la situation de
l’édition de SF alors que cette chronique est censée dire tout le
bien que l’on pense du roman d’Emilie de Querbalec ? Eh bien
parce qu’il me semble que depuis quelques mois, la SF semble sortir
du marasme qu’elle a connu ces dix dernières années, la
collection AMI prend forme et propose des titres intéressants et
pour la plupart exigeants, la collection Ailleurs & Demain semble
bénéficier du regain d’intérêt pour Dune et on se plait à
croire qu’elle pourrait renaître de ses cendres sous une forme ou
une autre, les éditions du Bélial continuent avec succès à
progresser et la collection Lunes d’encre (reprise par Pascal
Godbillon) garde une certaine tenue. Quant au succès des titres SF
publiés chez Actes Sud, il semble confirmer que dans une certaine
mesure, le genre est encore porteur, même si son lectorat s’est
furieusement contracté. Du coup, votre serviteur, après avoir boudé
plusieurs années, a décidé de refaire une petite incursion dans le
genre en empruntant trois portes d’accès différentes, la première
et vous l’aurez compris, n’est autre que le roman d’Emilie de
Querbalec (pour les deux autres titres, inutile de ménager le
suspens, il s’agit de Trop semblable à l’éclair d’Ada Palmer
et de Vers les étoiles de Mary Robinette Kowal… mais il faudra un
peu patienter).
Quitter les monts d’automne est le second roman d’Emilie
Querbalec. Passé un peu inaperçu lors de sa sortie malgré son
titre subtilement choisi et sa couverture prometteuse, il bénéficie
au fil du temps d’un bouche à oreille favorable amplement
mérité et, à titre personnel, j’espère que ce sera un succès
car il me semble que la SF avait besoin d’une oeuvre de cette
qualité et de cette sensibilité pour convaincre un nouveau public.
Entre romans hyper conceptualisés, voire intellectualisés, et
oeuvres privilégiant l’aventure débridée pour geeks boutonneux,
la SF a toujours plus ou moins fait le grand écart, suscitant la
méfiance à la fois du grand public et des élites intellectuelles,
enfermant le genre dans un entre-soi quelque peu réducteur et sans
doute mortifère. Quitter les mondes d’automne semble donc vouloir
emprunter une voie médiane, moins technophile, plus personnelle et
introspective tout en préservant ses racines profondément ancrées
dans le sense of wonder. D’aucuns râleront en rétorquant que cela
existe déjà, sans doute et j’ai même quelques titres en tête,
mais ils restent un épiphénomène.
A la mort de ses parents, dans l’incendie de leur maison, la
petite Kaori est recueillie par sa grand-mère, une conteuse
appréciée et reconnue sur Tasai dont elle espère suivre les
traces. Mais en grandissant, son talent pour le Dit tarde à se
manifester et Kaori doit, à son grand désespoir, se résoudre à
suivre une autre voie, celle de la danse. Sur les mondes du Flux, et
donc sur Tasai, les livres sont interdits et l’écriture sous
toutes ses formes est proscrite. Seule la tradition orale permet de
perpétuer le savoir, ainsi que le Flux, que les habitants ont
quasiment élevé au rang de divinité toute puissante. Il faut dire
que les prêtres Talanké, seuls détenteurs d’une technologie
avancée, font régner la terreur et punissent de mort tous ceux qui
manqueraient à ces règles élémentaires. Aussi lorsqu’à la mort
de sa grand-mère, Kaori hérite de l’un de ces objets interdits,
un rouleau d’écriture en l’occurrence, un gouffre béant s’ouvre
sous ses pieds. Pourquoi sa grand-mère possédait-elle ce rouleau ?
Quelles informations peut-il bien contenir ? Pourquoi sa grand-mère
a-t-elle pris le risque insensé de le lui transmettre ? Autant de
questions que Kaori ne pourra résoudre seule. Après avoir été
accueillie brièvement dans une autre famille de conteurs, Kaori
quitte ses paisibles monts d’automne pour rejoindre la capitale et
solliciter l’aide de maître Toishi, un ami de sa grand-mère qui
fut l’un des rares à lui prêter un tant soi peu d’attention.
Commence alors pour la jeune fille, un long périple qui l’amènera
à quitter Tasai pour explorer les autres mondes du flux et trouver
enfin une réponse à ses interrogations.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que pour son second
roman, Emilie Querbalec maîtrise parfaitement les éléments d’un
univers bien construit. On est subtilement happé par le monde en
apparence paisible de Tasai et par ses consonances japonisantes
mêlées à des éléments rétrofuturistes qui forcément
interpellent le lecteur, qui s’interroge, se demande pourquoi ce
monde semble rester à l’écart de la technologie et pour quelles
raisons l’écrit et le livre semblent y constituer un tel danger.
Le premier tiers du roman est donc en matière d’exposition des
enjeux d’une redoutable efficacité et parfaitement exemplaire. On
est doucement plongé dans l’univers du Flux, sans brusquerie ni
précipitation et tous les éléments de compréhension sont dévoilés
très progressivement. Ce qui en fait un excellent candidat pour les
lecteurs qui souhaiteraient découvrir le space opera sans se
retrouver immédiatement noyés et assaillis de références dont ils
ne maîtriseraient pas les clés. Car n’en doutons pas Quitter les
monts d’automne reste un roman de science-fiction pur et dur dans
ses mécaniques, mais il a l’intelligence de proposer un très
juste équilibre entre aventure, questionnements philosophiques et
introspection des personnages. L’action n’y a rien d’envahissant
et Emilie Querbalec soigne avant tout son ambiance et ses
personnages, finement campés et subtilement attachants. Leurs
émotions et leurs ressentis ne sont pas les parents pauvres de
l’histoire pas plus que le fond n’est outrageusement
intellectualisé, tout est doucement amené, à travers une réflexion
fine et profonde sur des notions aussi fondamentales que l’art,
l’esthétique et la transmission. Le tout est évidemment porté
par un style tout en délicatesse et en subtilité, souvent poétique,
toujours extrêmement fluide.
Quitter les monts d’automne est donc un roman très réussi, non
dénué de menus défauts, mais bien vite oubliés au regard de ses
qualités essentielles. Bref, si vous cherchez du space opera qui
tache, des grosses batailles dans le vide spatial à coup de canons
laser et de missiles à plasma, c’est pas vraiment le genre de la
maison, ici on privilégie l’ambiance et le style…. et ça fait
toute la différence.